La France réserva un accueil enthousiaste à la traduction du récit de Silvio Pellico (1789-1854), Le mie prigioni. Les mémoires romantiques de ce « martyr de la liberté1 » italien, incarcéré pendant dix années sous les Plombs de Venise et dans la geôle autrichienne du Spielberg, furent réédités plus de cent cinquante fois en langue française de 1833 à 1914 . Nous cumulons pour atteindre ce chiffre, les traductions de Mes prisons, les traductions augmentées de chapitres inédits, les traductions augmentées du texte Des devoirs des hommes, les œuvres complètes de Pellico. Les principales traductions fréquemment rééditées furent les suivantes : Mes prisons, Mémoires de Silvio Pellico, traduction de N. Thiel, Paris, Limoges, 1840 ; Mes prisons, traduction du Comte H. de Messey, Paris, Garnier, 1844 ; Mes prisons, traduction de l’abbé Bourassé, Tours, Mame, 1838 ; Mes prisons, traduction de Mme Woillez, Tours, Marne, 1846 ; Mes prisons, traduction d’A. de Latour, Paris, Charpentier, 1833. On se réfèrera au Catalogue général de la Bibliothèque nationale et à la Bibliographie de la France. Ce fut ce qu’il convient d’appeler un best-seller.
Couverture de Mes prisons suivi Des devoirs des hommes
Traduction nouvelle par le comte H. de Messey revue par le vicomte Alban de Villeneuve, avec une notice biographique par M. V. Philipon de la Madelaine, nouvelle édition, Paris, Garnier Frères, 1877.
- 2 Pellico (Silvio), Mes prisons, traduction d’Alain Vuyet, (lieu ?), Édition de septembre, 1990, 224 (...)
2Le serveur Electre présente une traduction récente2 par ces quelques mots : « Réédition d’un des plus célèbres textes du romantisme italien du XIXe siècle. L’auteur fut une figure emblématique du nationalisme italien par son adhésion au carbonarisme ». Doit-on expliquer l’engouement des lecteurs français par un élan de sympathie pour la cause des peuples européens ? Les Parisiens avaient manifesté après les Trois Glorieuses pour soutenir la lutte des Belges et des Polonais. Des insurrections avaient éclaté en Italie en 1831 et 1832. L’ouvrage de Pellico ne symbolisait-il pas le martyr des combattants du Risorgimento ? L’étude des éditions successives, la confrontation des versions destinées à un public adulte avec celles préparées pour la jeunesse incitent à privilégier d’autres raisons à ce succès. Le livre confortait les convictions des conservateurs de la « résistance » contre les libéraux du « mouvement ». Il enthousiasmait les romantiques et, parmi eux, ceux qui étaient sensibles au catholicisme doloriste. Il pouvait être utilisé par le clergé dans son entreprise d’édification morale de la jeunesse.
- 3 Voir les tableaux des best-sellers dans Chartier (Roger), Martin (Henri-Jean) (dir.), Histoire de (...)
3Pendant la seule Monarchie de Juillet, il fut traduit à dix-sept reprises, réédité quarante-cinq fois à Paris et en Province. La traduction d’Antoine de Latour, agrégé des classes supérieures et précepteur du duc de Montpensier, l’un des fils de Louis-Philippe, figura à partir de 1840 dans la bibliothèque Charpentier ; assurance de tirages abondants. En effet, depuis 1838, cet éditeur offrait des ouvrages à 3,50 francs, le salaire quotidien d’un ouvrier qualifié ; des ouvrages dont le format nouveau, in-18 jésus, accueillait le double de la matière d’un in-18 classique Cette révolution dans l’édition contribua à l’abondante diffusion de ce témoignage. Mes prisons figura parmi les ouvrages les plus vendus en France de 1833 à 1845, aux côtés des Paroles d’un croyant de Lamennais, des Contes de Schmid, des Mystères de Paris et du Juif errant de Sue. Les tableaux élaborés par Martyn Lyons dans l’Histoire de l’édition française offrent des fourchettes de tirages pour Mes Prisons : de 1831 à 1835, 22 000-30 000 exemplaires ; de 1836 à 1840, 28 000-40 000 exemplaires ; de 1841 à 1845, 25 000-35 000 exemplaires3.
Mes Prisons ou Mémoires de Silvio Pellico
Traduction nouvelle dédiée à la jeunesse par M L’abbé Bourassé, chanoine de Tours, onzième édition, Tours, Mame, 1853.
Silvio Pellico, Œuvres choisies
Traduction nouvelle par Mme Woillez, Tours, Mame, 1882.
4Le succès ne se démentit pas par la suite, car le clergé catholique lui assura une ample diffusion au sein de collections destinées à la jeunesse. Les éditeurs chrétiens instrumentalisèrent ce témoignage. Le XIXe siècle fut l’âge d’or de l’apologétique et Silvio Pellico, personnage représentatif du catholicisme doloriste en vogue sous Louis-Philippe, trouva place dans la galerie des portraits édifiants proposés aux jeunes pour lutter contre l’incroyance. Vers 1860, 15 à 20 % des titres publiés en France émanaient d’éditeurs catholiques soucieux de propager « les bons livres ». Intégrer Mes prisons dans la « bibliothèque de la jeunesse chrétienne » de l’éditeur tourangeau Mame, dans « l’œuvre des bons livres » de l’éditeur nantais Merson, dans la « bibliothèque chrétienne et morale » des frères Barbou à Limoges, tous fournisseurs de livres de prix depuis la loi Falloux, impliqua quelques travestissements du texte originel, car le pieux martyr n’en était pas moins homme. Ses compagnes de détention, prostituées, filles ou femmes de geôliers ne le laissaient pas indifférent. Ce fut au prix de passages tronqués et de chapitres censurés que l’ouvrage bénéficia d’une distribution dans les écoles chrétiennes, auprès des régents de collèges, dans les couvents et séminaires, chez les libraires catholiques brevetés et dans les bibliothèques de prêt. Silvio Pellico offrait un témoignage bouleversant sur sa conversion, sur sa résignation et sa soumission. Et il incitait ses contemporains à suivre son exemple. Là résidait l’essentiel aux yeux des ecclésiastiques qui patronnaient ces collections. Nous avons choisi de présenter les libertés prises par les traducteurs de l’éditeur catholique Mame avec le texte original ; adaptations nécessaires à son intégration dans les séries destinées d’une part aux enfants, d’autre part aux adolescents.
5Quelques mots sur l’auteur et son périple carcéral. Silvio Pellico, né en 1789 à Saluces, en Piémont, s’installa avec sa famille à Milan peu avant 1810, puis à Turin. Jeune auteur de pièces de théâtre, il fit paraître Francesca de Rimini en 1819 et la pièce fut jouée avec succès à Naples et Milan. Il publia ensuite Eufemio di Messina. Aux Plombs de Venise, il rédigea Iginia d’Asti et Esther d’Engaddi. Il avait fondé à Milan une feuille littéraire et libérale Il Conciliatore. Piero Maroncelli dans ses Addizioni au livre de Pellico offrait des précisions sur cette feuille :
« En 1819, est fondé dans la maison de Porro le célèbre journal le Conciliateur, dont Silvio Pellico est nommé secrétaire. Ce journal avait pour but de donner aux esprits une nouvelle direction littéraire, d’étendre à l’infini l’horizon de la critique, de mieux faire apprécier aux Italiens les trésors de l’Italie, et de leur apprendre à profiter mieux des richesses étrangères, enfin de donner l’essor à de nouveaux écrivains ; et depuis 1819, tout ce qu’a produit, tout ce que produit encore de plus remarquable la littérature italienne est dû, il faut le dire, à la salutaire impulsion que donna le Conciliateur. »
6Il était précepteur des enfants du Comte Porro, financier de cette feuille libérale en butte à la censure, chez qui se réunissaient intellectuels européens, Italiens de renom et conspirateurs carbonari. La police autrichienne l’accusa d’avoir rédigé une lettre où il précisait les conditions d’entrée dans la Charbonnerie. Condamné à mort le 21 février 1822, un rescrit impérial commua sa peine en quinze années de « carcere duro ». Il fut d’abord emprisonné au centre de Milan, à Sainte-Marguerite, le 13 octobre 1820, puis aux Plombs de Venise avant de rejoindre, en 1822, le Spielberg. Il fut élargi en août 1830. Silvio Pellico mourut le 1er février 1854. Il apporta son aide aux œuvres philanthropiques de la marquise de Barol, fondatrice d’institutions religieuses, de salles d’asiles et d’infirmeries. Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse affirmait qu’il était passé sous la coupe des jésuites depuis sa libération.
- 4 Bernard (Martin), Dix ans de prison au Mont-Saint-Michel et à la citadelle de Doullens, 1839-1848(...)
7Un tel sort ne pouvait qu’émouvoir l’opinion libérale. N’était-ce pas là une poignante description des tortures infligées par les États absolutistes ? Bastilles, prisons d’État, cachots et fers, tous les ingrédients étaient réunis. Surcroît de cruauté dans l’esprit du temps : le travail forcé, le costume carcéral. Sous la Restauration, les opposants avaient protesté contre le sort infligé aux journalistes Magalon et Fontan, incarcérés au milieu des réclusionnaires de la maison centrale de Poissy, couverts de la « livrée du crime », contraints à confectionner des chapeaux de paille. Victimes symboliques de la réaction ultraroyaliste, ils furent prestement oubliés. Silvio Pellico les remplaça au sein du martyrologe des jeunes talents sacrifiés sur l’autel des combats contre le despotisme. Lorsque des insurgés républicains furent incarcérés au Mont-Saint-Michel après l’insurrection de mai 1839, leurs défenseurs ne manquèrent pas de comparer cette centrale au Spielberg. Lorsque le gouvernement expérimenta sur cette catégorie de détenus l’isolement cellulaire, ils comparèrent cette torture au « carcere duro » subi par Pellico. Les prisonniers du « Spielberg français4 » lisaient Mes prisons et ne manquaient pas de comparer leur sort à celui de l’infortuné Italien. Ils espéraient susciter la pitié. Silvio Pellico avait offert un portrait du prisonnier d’État qui avait forcé l’admiration : grandeur d’âme, nobles sentiments, austérité des mœurs et du comportement. La récupération d’une telle représentation ne pouvait que bénéficier aux victimes de l’heure. Gustave Geoffroy usa du procédé, lorsqu’il rédigea la biographie de Blanqui.
Mes Prisons ou Mémoires de Silvio Pellico
Traduction nouvelle dédiée à la jeunesse par M. L’abbé Bourassé, chanoine de Tours, onzième édition, Tours, Mame, 1853.
8En Italie comme en France, les lectures politiques de l’œuvre furent cependant contradictoires. Les patriotes italiens furent étonnés et désappointés. Pourquoi tant de douceur envers l’étranger oppresseur ? Pellico n’avait-il pas renié leur foi commune ? En France, Martin Bernard, insurgé de mai 1839, incarcéré au Mont-Saint-Michel puis à Doullens, critiqua son attitude. Les prisonniers du Spielberg n’avaient que de « vagues velléités d’indépendance nationale et de libéralisme ». Leur rêve évanoui, ils tombèrent brisés par la résignation. Le républicain français affirmait que ses mémoires étaient l’antithèse de celles de Pellico : « Pour le prisonnier du Spielberg, le récit de ses tortures pouvait être une élégie attendrissante ; pour le prisonnier du Mont-Saint-Michel, ce récit ne pouvait être qu’un simple procès-verbal, si je puis ainsi dire ». La notice que le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle dirigé par Pierre Larousse consacrait au « trop doux » au « trop patient » Pellico prolongeait l’appréciation de Martin Bernard :
« On admire cet homme bénin et inoffensif, on le voudrait cependant moins soumis, moins résigné ; on aimerait à lui trouver plus de ressort, moins de passivité. Il semble que l’énergie fait défaut au prisonnier tombé dans un profond affaissement. Son livre si estimé, si lu dans toutes les langues, est l’œuvre d’un chrétien des premiers âges, sentimental et mystique ; le patriote n’y fait pas entendre une seule parole de colère ou d’espérance. »
9L’auteur de la notice lui reprochait son évolution politique et concluait : « Si l’Italie n’avait eu d’autres citoyens que Silvio Pellico et autres esprits mystiques, elle aurait été longtemps à conquérir son indépendance et son unité ». Les salons intellectuels parisiens admiraient plutôt l’efficacité du procédé littéraire : en se refusant à maudire ses bourreaux, il faisait planer sur eux une malédiction bien plus efficace que tous les complots. L’Autriche était ainsi mise en accusation devant le monde. La Revue des Deux Mondes, dans son numéro du 30 avril 1833, accueillit ainsi la première traduction du livre :
« Bien des désappointements ont eu lieu sans doute à l’apparition de ce livre. Les âmes ardentes qui se sont vouées toutes entières à la grande lutte de notre époque, en apprenant qu’une des plus nobles victimes de l’Autriche allait élever la voix pour raconter ses dix années de souffrances, devaient s’attendre à quelque éloquente et amère philippique contre la tyrannie ; mais il n’en est rien : ne cherchez pas dans ce volume des renseignements sur les révolutions italiennes, sur le carbonarisme et les procès politiques de ce temps-là. Prenez et lisez-le comme vous feriez de l’œuvre d’un chrétien des premiers siècles, écrite au sortir des catacombes. On a ri quelque part de cette résignation chrétienne ; le sourire de dédain est venu sur certaines lèvres à l’aspect de cette mansuétude évangélique, de cette débonnaireté inouïe du martyr du Spielberg ? Ceux qui l’ont fait croient-ils que le poète italien eut été à court, s’il eût voulu maudire et appeler la vengeance ? Son livre n’eût pas manqué alors d’échos empressés ; mais après tout c’eût été un livre vulgaire : tel qu’il l’a fait, il est sublime et servira mieux sa patrie que vingt conspirations de carbonari. Il faut bien qu’il y ait une vertu cachée dans la victime qui pardonne à ses bourreaux, puisque ceux de Pellico ne veulent même pas qu’on sache qu’il a pardonné. À l’heure qu’il est, Le Mie Prigioni sont à l’index dans tout le royaume lombardo-vénitien. »
- 5 Galotti (Antonio), Mémoires, Paris, 1831, 240 p.
10Heureux présage ? Silvio Pellico rencontra en effet le succès. Ce ne fut effectivement pas le cas des témoignages plus combatifs d’autres carbonari. Les Mémoires de Galotti, carbonaro extradé de France, dont Benjamin Constant avait pris la défense à la tribune de la Chambre en 1829, ne bénéficièrent que d’un tirage confidentiel en 18315.
- 6 Dès 1833, la traduction d’Antoine de Latour était dédicacée à la reine des Français.
- 7 Pellico Silvio, Mes prisons suivies des Devoirs des hommes