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  • Culture:Un ténor de la contre-modernité:Joseph de Maistre

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    JACQUES DE SAINT-VICTOR.
     Publié le 03 mai 2007
    Actualisé le 03 mai 2007 : 11h43

    Joseph de Maistre - Les oeuvres de ce penseur de la contre-révolution restent un précieux viatique pour temps de désenchantement.

    PEUT-ON encore lire Joseph de Maistre ? Y a-t-il pensée plus anachronique que celle de ce ténor de la contre-révolution théocratique ? Notre société est laïque et il penche, dans Du Pape (1819), pour une Europe chrétienne, dirigée par le successeur de Pierre. Notre monde occidental croit dur comme fer aux droits de l'homme et au message universaliste ; il s'en moque, ayant, dans ses Considérations sur la France (1797), cette remarque célèbre : « J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc., je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être persan : mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie. » La France actuelle s'étourdit au vent fort du libéralisme marchand, d'origine protestante et anglo-saxonne, dont John Locke est le père spirituel. Maistre regarde le protestantisme comme le « dissolvant universel » et balaye d'un revers de main la pensée de l'Anglais en y flairant cette « odeur de magasin » qui annonce le triomphe de M. Homais. La France est républicaine et il est monarchiste, elle est hédoniste et il est dévot, elle cultive les émotions humanitaristes et il aime les héros de la « charité silencieuse ». Bref, rien de plus inactuel que ce penseur savoyard, héritier de l'illuminisme maçonnique du XVIIIe siècle - celui de Saint-Martin -, précipité dans un siècle de terreur et de sang.
    Lu par Cioran et Steiner
    Et pourtant, Joseph de Maistre continue à susciter de l'intérêt au-delà du quarteron moribond des derniers nostalgiques de la contre-révolution, même dans sa plus haute version littéraire (Barbey, Baudelaire). Car le style de Maistre, avec son remarquable talent pour les paradoxes et les oxymores, en fait un auteur plus que stimulant. Cioran, dans un texte célèbre, disait lire son oeuvre comme un « révulsif ». George Steiner voyait même en lui une sorte de prophète sombre, ayant su percevoir l'impuissance de la raison et la solitude postmoderne, précédant au fond, dans sa critique de la pensée sèche des secondes Lumières, la remarquable analyse critique de l'école de Francfort, celle d'Adorno et Horkheimer.
    Il y a chez Maistre des traits cruels ou accablants qui sont le fruit même de sa plume subtile et antimoderne et qui le porte aux excès. Son traditionalisme, qui a beaucoup contribué à l'ignorance hexagonale de la pensée anglaise, celle du libéralisme traditionaliste d'un Burke ou d'un lord Acton, a fourvoyé une bonne partie de la droite française d'avant 1945 dans l'antiparlementarisme et le sectarisme, celui de l'Action française. Son délire mystique, qui lui fait rompre sur certains points avec le dogme officiel, notamment dans son goût du sacrifice qu'il puise chez Origène, surprend largement, même si c'est justement par les aspects les plus tortueux de sa pensée antinomique qu'il résonne aujourd'hui avec beaucoup de force. Il développe ce thème magnifiquement lucide du sacrifice des innocents et du salut des coupables dans un texte méconnu, intitulé Éclaircissement sur les sacrifices.
    C'est peut-être là un des aspects les plus méconnus du personnage que met très bien en valeur la nouvelle édition des oeuvres de Maistre établie par les soins de Pierre Glaudes, qui avait déjà édité le Journal de Léon Bloy pour la collection «Bouquins». Il ne s'agit pas d'une oeuvre complète, mais d'un choix fort bien établi. On y trouve, à côté des oeuvres classiques, comme les Soirées de Saint-Pétersbourg, les Considérations ou l'Essai sur le principe générateur des constitutions, des textes peu connus qui offrent une approche légèrement différente de l'auteur *.
    Un précieux viatique
    Ainsi, outre ce texte sur les sacrifices, on peut lire avec profit l'étrange ouvrage inachevé et intitulé : Six paradoxes à madame la marquise de Nav... À ceux que ne laissent pas d'étonner aujourd'hui le goût du public pour certains auteurs très médiocres, il faut conseiller les réflexions du cinquième paradoxe, au sous-titre éloquent : « La réputation des livres ne dépend point de leur mérite », où Maistre explique fort bien pourquoi chaque époque ne peut que passer à côté des Stendhal. « Mille circonstances totalement étrangères au mérite d'un livre en font la réputation. »
    Lisons Maistre pour mieux comprendre les illusions de chaque époque. Sa lecture conduit, en tout point, au même constat que sa politique : les hommes étant ce qu'ils sont, et très peu lisant, il est fort peu probable qu'ils ne changent jamais un jour. Qu'importe... Au moins reste-t-il ce style, aristocratique et brillant comme un diamant tant il « paraît couper », disait Barbey, et qui fait de l'oeuvre de ce « soldat animé de l'esprit saint » un précieux viatique en ces temps de désenchantement.
    * À souligner aussi un très utile dictionnaire établi avec la collaboration de Jean-Louis Darcel et Jean-Yves Pranchère, deux éminents « maistriens ».
  • J'ai aimé voir jeudi midi:Le Romantisme noir: l'exposition du Musée d'Orsay

    Le Romantisme noir: l'exposition du Musée d'Orsay

    Par Annick Colonna-Césari (L'Express), publié le29/03/2013 à 16:46

     

    ROMANTISME NOIR AU MUSEE D'ORSAY - Une étonnante exposition. Au programme: monstres, vampires, sorcières et démons.

    © Musée d'Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt

    Les sorciers de Harry Potter et les vampires de Twilight n'ont qu'à bien se tenir. Le musée d'Orsay vient de convoquer entre ses murs tous les monstres, les démons et les spectres de la terre, exposés sous l'intitulé L'Ange du bizarre. Depuis la fin du 18ème siècle, le goût du fantastique et du macabre irrigue en effet les arts européens. Réaction aux Lumières et fruit du vent de liberté qui se met alors à souffler, ce mouvement a bousculé les conventions sociales, morales et esthétiques. 

    Le Romantisme noir: l'exposition du Musée d'Orsay

    Le musée d'Orsay propose, jusqu'au 9 juin, une étonnante exposition autour du "romantisme noir". Au programme: monstres, vampires, sorcières et démons. Vous êtes déjà mordus? Suivez le guide. 

    Né de la tourmente révolutionnaire, ce "fleuve noir" n'a cessé de se nourrir des inquiétudes du temps, réactivé, à la fin du xixe siècle, par les symbolistes puis, entre les deux guerres, par les surréalistes. Ce parcours, qui rassemble 200 oeuvres, essentiellement des peintures, est ponctué d'extraits de grands classiques du cinéma, traversé, lui aussi, par ce courant démoniaque. Goya, Füssli et Delacroix, Ernst, Dali et Magritte côtoient donc Fritz Lang, Luis Buñuel et Alfred Hitchcock. On y croise les forces obscures qui font aujourd'hui la saveur des films d'un Tim Burton. Ou des contes d'Edgar Allan Poe, dont l'exposition reprend l'un des titres. Visite guidée en quatre thèmes : cauchemar, barbarie, menace, vertige. Bonne nuit. 

    Le Grenouillard de Jean Carriès

    Le Grenouillard de Jean Carriès

    © Musée d'Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt

    CAUCHEMAR

    Le roman de "monstres" naît en Angleterre, lorsque Horace Walpole, homme d'Etat et écrivain, publie, en 1764, Le Château d'Otrante. Cette intrigue, dans laquelle s'affrontent seigneurs sanguinaires et fantômes démoniaques, remporte un énorme succès. Et influencera l'Europe entière, donnant naissance au courant gothique, dans lequel s'inscriront Frankenstein, de Mary Shelley (1818), et Dracula, de Bram Stoker (1897). C'est dans cette Angleterre propice à l'épanouissement de l'imaginaire, que vit le peintre suisse Johann Heinrich Füssli. Il est l'un des premiers à explorer les abîmes de l'âme. Füssli s'inspire non de Walpole, mais de Shakespeare et de John Milton, donnant corps à des visions d'épouvante dont plusieurs figurent dans l'exposition. 

    Dans cette toile intitulée Cauchemar, il laisse libre cours à ses propres fantasmes. Elle représente une jeune femme en proie aux démons de la nuit. Exposée à Londres en 1782, elle provoquera l'émoi et le scandale. A tel point qu'il est alors conseillé aux personnes ayant les nerfs fragiles de ne pas s'en approcher. L'image incarne le triomphe de l'irrationnel au siècle des Lumières, et témoigne également d'une incroyable liberté sexuelle ; on peut y voir un coït avec le diable. 

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    © RMN (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

    Le cauchemar imprègne bien d'autres oeuvres romantiques, dont celles du Britannique William Blake, proche de Füssli. Dans les années 1800, cet excentrique jette sur la toile un effrayant bestiaire, fruit de ses hallucinations. Au 19ème siècle, le symboliste français Odilon Redon explore la profondeur des rêves, les matérialisant dans de mystérieuses gravures, empreintes de spiritisme, qui font froid dans le dos. Les films d'horreur regorgent aussi de scènes angoissantes. S'appuyant sur les classiques de la littérature, ils doivent aussi beaucoup à la peinture. Dans Frankenstein, de James Whale (1931), la mariée, étranglée, laissée agonisante sur son lit, est une citation directe du tableau de Füssli. 

    BARBARIE

    Quoi de plus horrible que la vision de ces deux hommes nus engagés dans un violent corps-à-corps? L'un plante ses dents dans le cou de l'autre, tandis qu'un démon au sourire grimaçant observe la scène. Dante et Virgile aux Enfers fut exécuté en 1850 par le Français William Bouguereau. Ce tableau s'inscrit dans la sensibilité de l'époque. Depuis le début du xixe siècle, nombreuses sont les représentations de cannibalisme ou d'actes contre nature. Vers 1836, Delacroix peint Médée étouffant ses enfants. S'inspirant d'un événement contemporain, Le Radeau de la Méduse, réalisé en 1819 par Théodore Géricault, met en scène une situation de nature similaire : le destin d'un navire naufragé dont l'équipage avait fini par s'entre-dévorer pour survivre. Mais que la situation dépeinte soit, ou non, ancrée dans la réalité ne change rien à la problématique : ces tableaux renvoient aux désillusions du siècle. En dépit des progrès de la raison apportés par le siècle des Lumières, l'être humain reste apparenté à une bête. En 1799, Goya avait intitulé l'une de ses gravures : "Le sommeil de la raison engendre des monstres" ; il ne croyait pas si bien dire.  

    Cet enthousiaste partisan des Lumières allait encore davantage déchanter, à mesure que la Révolution française basculait dans la terreur. En 1808, l'Espagne est envahie par les troupes napoléoniennes. Dans Les Désastres de la guerre, l'artiste espagnol décrit les horreurs que subissent ses compatriotes, et dont il fut lui-même le témoin. Ses eaux-fortes dénoncent la barbarie, cadavres réduits en pièces, femmes violées, enfants assassinés. Mais elles ont aussi valeur universelle. Dès 1792, Goya écrivait: "Je n'ai pas peur des sorcières, des lutins, des apparitions, des géants vantards, des esprits malins, des farfadets, etc., ni d'aucun autre genre de créature, hormis les êtres humains." 

    Dante et Virgile aux Enfers d'Adolphe William Bouguereau

    Dante et Virgile aux Enfers d'Adolphe William Bouguereau

    © Musée d'Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt

    MENACE

    A la fin du 19ème siècle surgit le mythe de la femme fatale. Les symbolistes ressuscitent les grandes héroïnes de l'Histoire, Salammbô, Méduse, Cléopâtre, et les autres, aussi envoûtantes que vénéneuses. A l'image de cette Salomé que Gustave Moreau représente en 1893, dans une peinture à l'huile intitulée La Débauche. La créature exhibe sa nudité, juchée sur un autel au pied duquel se traînent les hommes qu'elle a ensorcelés. Les femmes fatales apparaissent comme les allégories de la nature vue comme une force destructrice. Le développement de la prostitution et des maladies vénériennes, fléau de l'époque, n'a fait qu'exacerber les imaginaires. Dans son tableau, Le Péché, datant de 1893, l'Allemand Franz von Stuck représente une Eve délicieusement scandaleuse, aux antipodes de l'iconographie traditionnelle. La jeune femme ne cherche pas à voiler sa nudité. Regard provocateur, sourire séducteur, elle semble fanfaronner, sous les traits d'une dompteuse de serpent au nombril aguicheur. En 1916, le Norvégien Edvard Munch livrera une version moderne de la femme dangereuse. Dans son tableau Vampire, il peint une femme aux cheveux rouge sang, se penchant sur un homme pour l'enlacer. Mais le baiser s'apparente à une morsure. Certains artistes pousseront encore plus loin la perversité, marqués par les écrits sulfureux du marquis de Sade. Les surréalistes en sont particulièrement friands. Les poupées désarticulées que met en scène Hans Bellmer dans ses photos sont les héritières de la tradition libertine, séductrices et victimes à la fois.  

    VERTIGE

    Les paysages font écho aux sorciers et aux démons, peut-être encore plus inquiétants, car ils s'appuient souvent sur des lieux réels. Saisis au clair de lune, comme ce rivage peint en 1836 par l'Allemand Caspar David Friedrich, ou sous la brume, par temps d'orage, ils sont généralement vides de toute présence humaine. Et provoquent ce que le philosophe Edmund Burke, théoricien du sublime, appelle, en 1757, une "horreur délicieuse".  

    Bouclier avec le visage de Méduse d'Arnold Böcklin

    Bouclier avec le visage de Méduse d'Arnold Böcklin

    © RMN (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

    En Allemagne, en Suisse ou en Angleterre, les romantiques affectionnent le spectacle des grottes et des gouffres qui plongent dans les entrailles de la Terre, symbolisant la descente aux Enfers. Mais aussi celui des ruines, qui exacerbent la sensation de solitude des châteaux, cimetières ou cloîtres, évocateurs d'enfermement. Ces paysages sont tellement obsédants qu'ils imprégneront l'imaginaire des générations futures. Les surréalistes y seront particulièrement sensibles, à commencer par Max Ernst, qu'inspirent les forêts sombres et mystérieuses de Friedrich.  

    De même pour les cinéastes. Les films de Friedrich Wilhelm Murnau et de Fritz Lang regorgent de sous-bois obscurs, de scènes de brouillard et de pleine lune, lourdes de menaces. Une séquence célèbre du Chien andalou, tourné par Luis Buñuel en 1929, ressemble étonnamment au clair de lune de Friedrich, lorsque la lame de rasoir tranche l'oeil, telle la traînée de lumière qui fend le paysage marin. 

  • La construction européenne à l’aune de la pensée française

    par Michaël Foessel [10-10-2008]

    Domaine(s) : Philosophie

    Mots-clés : nation | Europe | France

    Comment les penseurs français, aujourd’hui, appréhendent-ils la construction européenne ? Justine Lacroix montre comment les diverses représentations de l’Europe problématisent les tensions qui se nouent entre droits de l’homme, démocratie et nation.

     

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    Recensé : Justine Lacroix, La pensée française à l’épreuve de l’Europe, Paris, Grasset, 2008, 130 p., 10, 90 euros.

    L’histoire de l’Europe est indissociablement celle d’une idée et celle d’une institution. À chaque évolution politique du continent correspond un ensemble de représentations normatives : l’Europe chrétienne du Moyen Âge, l’Europe des souverainetés au commencement des Temps modernes, l’Europe cosmopolitique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Évidemment, le parallèle est loin d’être parfait entre les idéalisations de l’Europe et son évolution historique réelle. De l’abbé de Saint-Pierre à Victor Hugo, c’est le modèle de la coopération qui est mis en avant, alors même que les nationalismes s’imposent sur la scène européenne. Inévitable, ce hiatus pourrait aussi être fécond puisqu’il inscrit l’Europe dans un horizon régulateur : son idée est toujours en excès sur ses réalisations.

    Le livre de Justine Lacroix s’interroge sur ce décalage dans le contexte de la pensée française contemporaine. Parce que la construction européenne « déstabilise l’identité nationale, tout en remettant en question les procédés représentatifs ainsi que les modalités de solidarité sociale » (p. 18), elle ne peut laisser indifférentes des pensées soucieuses d’interroger le politique depuis le réel des institutions. Pourtant, l’affect dominant en la matière semble être le malaise, les philosophes français d’aujourd’hui affichant plus de scepticisme que d’adhésion militante ou de critique argumentée. À l’origine de cette méfiance, on trouve peut-être la figure de Raymond Aron, dont l’enthousiasme proeuropéen laissa rapidement la place à la perplexité. L’auteur cite ce jugement d’Aron du début des années 1970 : « il n’existe pas de citoyens européens. Il n’y a que des citoyens allemands, français ou italiens ».

    La phrase s’inspire des critiques adressées par Burke et Marx aux droits de l’homme. Justine Lacroix montre parfaitement que la réception française de la construction européenne est indissociable du procès en abstraction intenté à des droits que l’on juge inhérents à la nature humaine. C’est pourquoi, comme le suggère très pertinemment l’auteur, l’origine de cette histoire théorique se trouve dans l’œuvre de Claude Lefort, et dans sa réhabilitation post-marxiste des droits de l’homme au nom de l’indétermination démocratique. La construction communautaire est essentiellement juridique au sens où elle met au jour un nouveau type de légitimité qui ne se borne plus au cadre de l’État-nation. Tout se passe comme si le potentiel dépolitisant et/ou radical des droits de l’homme se vérifiait expérimentalement sur l’exemple européen.

    Trois représentations de l’Europe

    Le livre distingue trois modalités françaises de la réception : l’Europe « désincarnée », l’Europe « rêvée », l’Europe « manquée ». La première est la plus fidèle au jugement d’Aron cité plus haut. Les représentants de ce qu’il est convenu d’appeler le courant « néotocquevillien » (Marcel Gauchet, Pierre Manent) déplorent l’absence de corps de l’institution européenne, infirmant par là la thèse lefortienne sur la démocratie comme « lieu vide du pouvoir ». Une large palette d’opinions s’inscrit dans ce registre : de la critique de la montée en puissance de l’individualisme juridique par Gauchet jusqu’au rapprochement singulier entre le projet européen et l’extermination des Juifs suggéré par Jean-Claude Milner. L’Europe sans frontière apparaît toujours comme la dissolution de la politique (qui a toujours affaire à des totalités limitées) dans un ensemble dont le principe est l’illimitation. Elle résulterait d’une série d’oublis : forclusion de l’idée de limite, déni des territoires, refoulement des nations. Dans un tel cadre interprétatif, dont on comprend qu’il n’est pas celui adopté par l’auteur, l’Europe institutionnelle n’est rien de plus qu’un terrain d’expérimentation pour une politique des droits de l’homme dont on souligne à l’envi le caractère contradictoire. Chez ces auteurs, la construction européenne « apparaît moins comme un phénomène original que comme un révélateur et un accélérateur de tendances lourdes déjà à l’œuvre dans le cœur des États-nations depuis une trentaine d’années. » (p. 34) La défiance, pour le coup typiquement française, à l’égard du droit implique aussi une forme de désinvolture dans l’étude des textes juridiques qui sont très rarement évalués pour eux-mêmes. Le résultat du référendum constitutionnel de 2005 semble légitimer ce genre de précaution : la souveraineté populaire est envisagée ici comme la meilleure réponse à la judiciarisation du monde.

    À ceux qui pensent que l’Europe se fait « pour les peuples, sans les peuples » [1], Justine Lacroix oppose une tradition de pensée qui envisage le droit comme un instrument fondateur de la dynamique démocratique. Les représentants de « l’Europe rêvée » proposent des lectures cosmopolitiques de la construction européenne qui trouvent leur inspiration chez Kant et dans la réappropriation habermassienne du cosmopolitisme. Pour Jean-Marc Ferry, par exemple, le problème n’est pas l’alternative entre nation et fédéralisme, précisément parce que la construction européenne ne s’est jamais véritablement inscrite dans cette opposition. L’Europe, justement parce qu’elle est faite de diversités, permet de substituer l’idéal d’un « consensus par confrontation » au thème, cher à John Rawls et aux libéraux, d’un « consensus par recoupement » [2]. Comme le montre bien Lacroix, le niveau communautaire permet de « faire vivre l’idéal démocratique au-delà de son contexte d’origine » (p. 62). Tout en étant en phase avec la mondialisation, il remet en question l’identité que l’on postule le plus souvent entre État-nation et politique. L’Europe « rêvée » n’est pas celle d’une fédération d’États, par simple déplacement du lieu de la souveraineté, mais celle d’un pluralisme juridique qui démultiplie les sources de légitimité.

    Ces considérations recoupent la position de l’auteur qui, dans sa conclusion, plaide en faveur d’une « identité nationale décentrée et réflexive » (p. 111). L’Europe serait au principe d’une ironie joyeuse qui porte les individus à relativiser leurs sphères d’appartenance. Cet espoir fut aussi celui des penseurs français qui déplorent aujourd’hui l’Europe « manquée ». En se référant essentiellement à Étienne Balibar (on pourrait aussi citer Toni Negri), l’auteur montre comment la construction européenne a d’abord séduit une partie de la gauche radicale, pour les mêmes raisons qui faisaient qu’elle inquiète les « néo-tocquevilliens ». L’interprétation des droits de l’homme est toujours centrale : pour ces théoriciens, ces droits sont au principe d’une déstabilisation permanente de l’ordre établi [3]. Sans craindre le paradoxe, Justine Lacroix parle d’un point de vue « libéral révolutionnaire » (p. 87) pour désigner la tentative de joindre l’exigence marxiste d’émancipation sociale et le potentiel démocratique du droit. Il reste que le désenchantement est à la mesure des attentes utopiques placées dans la construction d’un espace transnational. Loin de mettre en œuvre une transformation de la citoyenneté dans le sens de l’égalité, la politique de l’Europe en matière d’immigration a confirmé la clôture des frontières, renforçant, en l’élargissant, la structure de « l’État national social » critiquée par Balibar. « L’Europe politique ne lève les frontières qui séparent les États membres qu’en reconduisant la frontière institutionnelle qui exclut de la citoyenneté européenne ceux qui ne peuvent se prévaloir d’une nationalité communautaire » (p. 96). Moins optimistes que les partisans du cosmopolitisme kantien, les défenseurs spinozistes de l’inconditionnalité des droits ne peuvent que regretter que l’Europe institutionnelle n’ait pas inventé les moyens d’une alternative à la logique nationale et souverainiste.

    On pourra reprocher à ce livre certains oublis que le souci d’en rester au « cercle de la raison démocratique » (p. 19) ne justifie pas. En particulier, la réflexion sur l’Europe menée dans la lignée de la phénoménologie (Jacques Derrida, Paul Ricœur) est absente de l’ouvrage de Justine Lacroix. Il est vrai que l’auteur choisit de privilégier les perspectives juridiques, et ce choix est justifié. Reste alors la question sociale, peu présente dans le livre alors même que l’Europe est souvent vue en France comme le « cheval de Troie du libéralisme économique ». On a pu juger de l’efficacité d’une telle rhétorique au moment du référendum constitutionnel. Ces usages politiques ne doivent pourtant pas occulter le rôle moteur que la théorie de l’ordolibéralisme a joué dans la fondation de la Communauté européenne, un rôle déjà analysé par Michel Foucault dans ses cours au Collège de France de la fin des années 1970 [4]. Cette référence permettrait de préciser le statut des droits de l’homme dont Justine Lacroix a parfaitement raison de mettre en avant l’importance dans les discours sur l’Europe. Selon qu’ils empruntent à la tradition du libéralisme classique ou à celle du néolibéralisme, ces droits n’exercent pas la même fonction critique à l’égard de l’État.

    Il reste que ce livre a le grand mérite de replacer les débats sur l’Europe au cœur d’une thématique qui hante la pensée française contemporaine : l’indétermination démocratique et la résistance dont elle ne cesse de faire l’objet. La construction européenne est bien une « épreuve » pour la pensée française dans la mesure où elle radicalise cette indétermination, en cédant parfois à la tentation de la résorber dans un discours de l’univoque (« racines chrétiennes » de l’Europe, promotion unilatérale de la « concurrence non faussée »). Comme toutes les institutions, la communauté européenne est un ensemble d’idées faites choses : à ce titre, elle mérite mieux que les jugements péremptoires en pour ou en contre. Justine Lacroix nous rappelle que l’Europe n’est ni un artifice ni un destin, mais un horizon possible pour nos attentes politiques.

     

    par Michaël Foessel [10-10-2008]

     

    Pour citer cet article :

    Michaël Foessel, « La construction européenne à l’aune de la pensée française », La Vie des idées, 10 octobre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/La-construction-europeenne-a-l.html

    Notes

    [1] Marcel Gauchet, la Condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p. 492.

    [2] Voir Jean-Marc Ferry, Europe, la voie kantienne, Paris, Cerf, 2005.

    [3] À cet égard, il est singulier que certains penseurs d’inspiration marxiste s’avèrent fidèles à l’intuition de Claude Lefort (pourtant explicitement tournée contre Marx) selon laquelle les droits de l’homme sont (et doivent être) en excès sur toute formulation advenue.

    [4] Voir Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard-Seuil, 2004.

    http://www.laviedesidees.fr/La-construction-europeenne-a-l.html

  • L’ekphrasis comme description de lieux : de l’antiquité aux romantiques anglais

    Christof Schöch

    Janice Hewlett Koelb. Poetics of Description. Imagined Places in European Literature. New York & Basingstoke : Palgrave MacMillan, 2006, 232 pages.
     
    Un malentendu critique lourd de conséquences ?

    Tout commence avec une double interrogation : comment se fait-il que tout le monde emploie aujourd’hui le terme d’« ekphrasis » pour désigner des représentations verbales d’œuvres d’art, alors que ce terme grec a son origine dans une époque qui n’accordait aucun statut spécifique aux œuvres d’art ? Et est-ce que cette spécialisation sémantique n’a-t-elle pas eu pour résultat une vision réductrice et limitée de l’histoire de l’écriture descriptive ?

    Afin de répondre à ces questions, Janice Koelb propose tout d’abord une utile mise au point de l’histoire du terme « ekphrasis ». Apparaissant pour la première fois au premier siècle avant notre ère, il est présent notamment dans les Progymnasmata, les exercices de rhétorique. Aelius Théon, au premier siècle de notre ère, définit l’ekphrasis comme « un discours qui nous fait faire le tour (periégèmatikos) de ce qu’il montre (to dèloumenon) en le portant sous les yeux avec évidence (enargôs) ».1 L’ekphrasis est liée avant tout à une certaine vivacité (enargeia chez les Grecs, puis evidentia chez les Romains) qui est censée transformer les lecteurs ou auditeurs en témoins. L’objet du discours ekphrastique n’est nullement restreint, pouvant porter sur des personnes, des lieux, des temps ou des ‘choses faites’ (pragmata), sans que les objets d’art soient expressément nommés. Koelb constate une remarquable stabilité de cette notion de l’ekphrasis depuis l’Antiquité au Moyen Âge et à la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, stabilité due surtout aux manuels rhétoriques antiques qui continuent d’être utilisés à travers les siècles. C’est dans les Progymnasmata d’Aphtonius, traduits en latin et augmentés par Reinhold Lorich au XVIe siècle, que Milton a puisé son éducation rhétorique. Certes, à partir de la période hellénistique, l’œuvre d’art est valorisée en tant que telle et la description d’œuvres d’art peut ensuite devenir, dans les Eikones de Philostrate, un genre d’écriture à part. Avant cette période et dans beaucoup d’autres textes, cependant, ce n’est pas le cas, et on y trouve autant et plus de descriptions animées de lieux ou d’animaux que d’œuvres d’art.

    Comment est-il possible, dans ce contexte, que le terme d’ekphrasis soit aujourd’hui limité à ne désigner que la représentation verbale d’une œuvre d’art ? Pourquoi les critiques ne citent que le bouclier d’Achille ou celui d’Énée comme des exemples représentatifs de l’ekphrasis classique ? Selon Janice Koelb, deux critiques français seraient les premiers qui, de manière hésitante, à la fin du XIXe siècle, auraient employés le terme d’ekphrasis pour désigner des descriptions d’art : Édouard Bertrand et Auguste Bougot, dans deux études sur Philostrate l’ancien parus en 1881.2 Lorsque Paul Friedländer, en 1912, dans son étude sur l’époque justinienne, insiste sur le fait que l’objet de l’ekphrasis n’était nullement limité à des œuvres d’art, c’est peut-être en réaction aux travaux de Bertrand et de Bougot.3 Et si l’Oxford Classical Dictionary semble autoriser, pour la première fois, en 1949, la définition restreinte de l’ekphrasis, ce n’est vraiment qu’avec le fameux article de Leo Spitzer sur l’« Ode to a Grecian Urn » de John Keats que cet usage du terme est consacré.4 Koelb note que si les critiques littéraires du XXe siècle avaient été aussi fascinés par l’histoire naturelle que par l’histoire de l’art, le sens restreint d’ekphrasis n’aurait peut-être pas eu le même succès. Mais c’est surtout parce que les « New Critics » anglo-saxons étaient acquis à l’idée du « poem as artifact » que la description d’une œuvre d’art les intéressait tant. Par un véritable renversement sémantique et axiologique, l’ekphrasis, qui avait désigné l’illusion d’immédiateté, était venu à désigner la représentation (verbale) d’une représentation (visuelle), l’image même de la médiation.5

    La description éthique de lieux comme paradigme antique de l’ekphrasis

    Selon Janice Koelb, la définition restreinte de l’ekphrasis a conduit la critique littéraire à négliger la tradition ekphrastique (ou descriptive) plus large et a détourné l’attention critique de descriptions « vives et animées » d’autre chose que d’objets d’art, occultant non seulement l’ekphrasis antique dans toute sa variété, mais également ses avatars ultérieurs. L’auteur entend donc rémédier à cette occultation en explorant une lignée ekphrastique négligée jusqu’ici, celle des descriptions de lieux. Elle se propose de montrer que c’est dans les descriptions de lieux entretenant un rapport figuratif avec un personnage que l’exigence de vivacité de l’ekphrasis, « the ancient topos of vividness » (p. 71), a perduré à travers les siècles. Loin d’être purement ornementales, ces descriptions sont fortement fonctionnalisées dans les textes : elles sont « integral to the design of the entire work » (p. 8) et appellent à une lecture allégorique (p. 54ff). Selon Koelb, c’est dès l’Antiquité que la description de lieux est le véritable paradigme de l’ekphrasis en tant que discours vif et animé. Koelb suggère que chez Homère et Virgile, l’enargeia des ekphrases est liée à ce qu’elles sont « interfused with (human or divine) character or feeling » (p. 14). L’auteur propose la paraphrase d’« ethical place description » pour ces ekphrases, l’épithète renvoyant au grec ethos, caractère. Cette tradition antique de la description de lieux a été transmise à la Renaissance, puis surtout à la poésie romantique anglaise dont elle représente une marque essentielle : « This study traces how the tradition of classical ekphrasis continued past antiquity into the modern world ; how its transformation after antiquity was particularly vigorous in the form of place description ; and how the poetry of Wordsworth and Byron was among the most successful and historically important offspring of that tradition ». (p. 17)  C’est donc à une redécouverte de tout un pan de l’histoire de l’ekphrasis et à une relecture de la poésie romantique anglaise à la lumière de cette histoire que s’attache le livre de Janice Koelb.6

    La tradition antique: Homère et Virgile fondateurs

    Koelb entreprend dans un premier temps d’analyser les origines de la description de lieux à travers un exemple particulièrement significatif, celui de la longue description dans l’Énéide de Virgile, quand il décrit un paysage montagneux qui forme un havre naturel où Énée trouve refuge après une tempête devastatrice et avant de visiter le temple carthagénien. Cette description est elle-même la transformation d’une description homérique du havre consacré à Phorcys, en Ithaka, où Odysseus arrive à la toute fin de son périple. Dans une lecture aussi précise qu’ingénieuse du passage, s’appuyant notamment sur la métaphore de la paroi arborée (la « sylvan scene », p. 69) qui entoure le havre, Koelb montre que la description du havre répond à une stratégie virgilienne de l’enchâssement figuratif (« figurative embedding », p. 70) qui fait qu’elle s’intègre dans l’exposition du texte, soulève des questions et des attentes chez le lecteur, et établit des rapports de comparaison, de contraste, d’ironie même avec le reste du texte épique dans son ensemble.

    Vers les romantiques anglais : Dryden et Milton passeurs

    Dans deux textes de la fin du XVIIe siècle, la traduction de l’Éneíde par Dryden (1697) et Paradise Lost de Milton (1667), Koelb montre ensuite que la métaphore de la scène arborée virgilienne fonde tout une lignée de descriptions de paysages scéniques et pittoresques dans lesquels des sujets humains se trouvent être des spectateurs nostalgiques d’un monde des objets qu’ils ne sauraient pleinement habiter (p. 83). Au-delà d’une signification figurative ou symbolique du lieu pour le texte dans son ensemble, le lieu est maintenant, chez Milton notamment, décrit à travers la vision du personnage qui le découvre, et cette description est impregnée du caractère et de la situation de ce personnage : le Satan de Milton est incapable de percevoir la beauté du paradis, décrit avec tous les attributs du locus amœnus par le narrateur, parce qu’il porte l’enfer en lui-même et ne peut pas s’en échapper : entre la vision du paradis présenté par le narrateur (« the narrator’s illumined poetic vision », p. 89) et la perception que Satan a du même lieu, il y a un décalage qui reproduit l’opposition centrale du texte entre la conscience illuminée et la conscience après la chute, et est porteuse d’une ironie cruelle envers Satan. L’artificialité du paradis renvoie à l’idée du « divine artificer » et constitue un approfondissement du thème virgilien de la réalité et de l’illusion.

    Ekphrasis et pittoresque : William Gilpin repoussoir

    Si Milton, transformant la description virgilienne, a introduit dans l’histoire de la description de lieux le topos de l’interdépendance entre la nature et l’esprit humain, ce n’est cependant qu’au confluent d’un certain nombre de tendances, à la fin du dix-huitième siècle, que cette interdépendance a pu devenir poétiquement productive : des tendances en philosophie naturelle, en culture visuelle et théorie esthétique se réunissent et conditionnent la rhétorique descriptive (« descriptive rhetoric », p. 97) de Wordsworth. Koelb identifie comme catégorie esthétique centrale pour le développement de cette rhétorique descriptive la notion du pittoresque (« the picturesque », p. 97) telle qu’elle s’est développée au dix-huitième siècle dans le contexte d’une nouvelle manière de voyager pour le plaisir de regarder le paysage (« picturesque travel »). Elle a notamment été promue et théorisée, sous l’influence décisive de la théorie du beau et du sublime d’Edmund Burke et du Spectator de Joseph Addison, par William Gilpin.7 Koelb précise : « The entire project of picturesque travel was founded on the possibility of visiting nearby and partially familiar locations, but looking on these everyday scenes as if they were exotic, unfamiliar, and worthy of represenation in art. » (p. 97)

    La théorie de Gilpin, taxinomique, rationalisante, prenant en considération les soucis pratiques du « middle-class traveler », fonctionne ici comme un repoussoir qui fait ressortir la singularité et le génie de William Wordsworth. Celui-ci réagit violemment contre Gilpin, transformant profondément le concept du « picturesque » tout en se l’appropriant : au lieu d’adopter un regard artificiel censé transformer la nature en œuvre d’art, il accentue l’idée qu’il importe surtout de prendre en compte l’homme percevant la nature pour évoquer, dans l’esprit du lecteur,  « clear thoughts, lively images, and strong feelings », autrement dit, pour faire des descriptions de lieux vives et animées dans la tradition ekphrastique décrite par Koelb.

    Les véritables héritiers de l’ekphrasis antique : Wordsworth et Byron

    On sait que l’une des innovations de Wordsworth par rapport à ses prédécesseurs (les poètes de la nature, tels Young, Gray, Thomson, Philips), c’est d’avoir opéré un déplacement : de la description du lieu en tant que tel, il passe à celle de la perception du lieu par l’homme qui l’observe ou l’habite. Mais la transformation du « picturesque traveler » de Gilpin en une nouvelle figure, le « halted old wanderer » n’apparaît pleinement que dans le grand projet de The Excursion (1814) de Wordsworth que Koelb appelle une « antipicturesque excursion » (p. 134). Dans la première partie de The Excursion, intitulée « The Wanderer », tout se passe comme si Wordsworth avait pris le voyageur distrait et impatient de Gilpin pour le ralentir et lui permettre d’avoir une réaction émotionnelle face au lieu qu’il découvre, tout en montrant que les lieux sont eux-mêmes des emblèmes des humains qui s’y meuvent. Mais surtout, The Excursion devient, à travers les descriptions de lieux, un « therapeutic psychodrama » (p. 127) : le Wanderer et le poète visitent ensemble les alentours d’une maison où habitait jadis Margaret, dont le Wanderer raconte l’histoire au jeune poète. À travers les descriptions répétées de la maison de Margaret, le Wanderer crée les émotions qu’il convient de produire chez le poète qui l’écoute : l’histoire affligeante est tantôt figurée, tantôt contre-balancée par les descriptions pour permettre au poète de comprendre le sort tragique de Margaret sans lui-même perdre tout espoir, en créant une sorte de ‘Aufhebung’ descriptive. De cette manière, le lieu où le Wanderer et le poète sont assis, devient un « complex ethical place, filled with the fluctuating human character of its former inhabitant and its visitors, all of whom are in dialogue with each other and with the environment » (p. 153).8

    Koelb clôt la série de ses interprétations par l’analyse de deux descriptions d’un même lieu, le Colisée à Rome, dans deux œuvres de Lord Byron, le « metaphysical drama » (dans les termes de Byron) Manfred (1817) and Childe Harold’s Pilgrimage (parties 3 et 4, 1816-18). Bien qu’elles représentent le lieu le plus caracéristique de la culture romaine et le moins caractéristique de Wordsworth, Byron le transforme, dans ces deux descriptions, en un « Wordsworthian emblem of mind » (p. 156). Koelb s’intéresse à ces descriptions, pour leur fonctionnement même, mais aussi dans leurs relations l’un avec l’autre, en tant qu’elles sont révélatrices de la relation entre Byron et Wordsworth. L’objectif de Koelb est de montrer comment l’« imagery » de Byron établit une « rhetorical-psychological connection » entre la suffrance mentale, l’expérience d’une fracture identitaire dans le paysage alpestre et l’expérience de repos que le héros byronique vit dans l’arène romaine (p. 160). Parlant de Manfred, Koelb écrit : « Under the night sky, the amphitheater modulates all Manfred’s extremes and integrates the opposites that tear him apart. Manfred’s rhetoric fully embodies Manfred’s potential ethos. His place description, as physical as is psychological, picks up the pieces of all the usual antinomies, fusing them into an emblem of the integration Manfred might have achieved. » (p. 170)

    Bilan : une ekphrasis peut en cacher une autre

    Outre l’ingéniosité des analyses détaillées des textes, les vastes connaissances déployées pour raconter cette histoire de la description des lieux, la ferme volonté de ne pas se laisser enfermer dans un discours critique établi, et, n’oublions pas de le dire, l’admirable maniement de la langue qui mêle réflexions sobres, commentaires et images poignantes,9 un des points forts du livre de Koelb, c’est l’impressionnante maîtrise des textes qui lui permet de montrer, avec une précision à laquelle il est impossible de faire justice ici, comment chaque description prend place et sens dans le texte dans son ensemble et comment elle se positionne vis-à-vis d’autres descriptions. La problématique choisie par Janice Koelb lui permet ainsi de proposer des relectures intéressantes des œuvres étudiées, notamment de celles de Wordsworth et de Byron.