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Catégories : Nerval Gérard de

Nerval, Aurélia : "imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison..."

« La succession des idées » (II. 4)

« Une série de visions », « une série constante d’impressions », « série d’événements logique », etc. Pour comprendre ces expressions disséminées dans Aurélia, il faut s'interroger sur le sens du mot « série » : il vient du latin serere, « tresser », « lier ensemble ». Ce mot, qui traduit donc une volonté de cohésion et d'unité, apparaît aux étapes importantes du récit, dans les passages métatextuels, où Nerval s’interroge sur son écriture :

 Si je ne pensais que la mission d’un écrivain est d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m’arrêterais ici, et je n’essaierais pas de décrire ce que j’éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives... 

(I. 3)

 Chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constante d’impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité. 

(id.)

 Telle fut cette vision, ou tels furent du moins les détails principaux dont j’ai gardé le souvenir. L’état cataleptique où je m’étais trouvé pendant plusieurs jours me fut expliqué scientifiquement, et les récits de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient une sorte d’irritation quand je voyais qu’on attribuait à l’aberration d’esprit les mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une série d’évènements logiques. 

(I. 5)

 Je voulus fixer davantage mes pensées favorites et, à l’aide de charbons et de morceaux de brique que je ramassais, je couvris bientôt les murs d’une série de fresques où se réalisaient mes impressions. 

(I. 7)

 Des circonstances fatales préparèrent, longtemps après, une rechute qui renoua la série interrompue de ces étranges rêveries. 

(I. 9)

 Je compris, en me voyant parmi les aliénés, que tout n’avait été pour moi qu’illusions jusque-là. 

(II. 5)

 L’heure de notre naissance, le point de la terre où nous paraissons, le premier geste, le nom de la chambre, – et toutes ces consécrations, et tous ces rites qu’on nous impose, tout cela établit une série heureuse ou fatale d’où l’avenir dépend tout entier. 

(II. 6)

 Je me sens heureux des convictions que j’ai acquises, et je compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers. 

(II. 7)

Au fil des pages le mot s’enrichit d’une signification spirituelle, qui justifie son utilisation littéraire. Nerval ne se contente pas d’une juxtaposition de rêves et de visions : il les tresse, en effet, et cherche à leur donner une trame narrative comparable à celle d'un roman (comme L’Âne d’or d’Apulée), d'une autobiographie poétique (comme la Vita nuova de Dante), ou d'une « fable » théâtrale (Amphitryon ou Le Festin de pierre, auxquels il fait allusion).

Au mot « série » il faut ajouter celui de « succession », qui dit la progression dans l’approfondissement, et les étapes d’une « descente aux enfers » (II. 7) : ce sont les « couches successives des édifices de différents âges » dans lesquels ses « pieds s’enfonçaient » (I. 5) ; ce sont « les progrès successifs » de l’industrie des ouvriers qui sous la terre fabriquent les êtres vivants (I. 10) de nos industries une matière plus subtile que celle qui compose la croûte terrestre ; ce sont, dans un rêve, « les variations » qui « se succédaient à l’infini » (I. 8), « les visions qui s’étaient succédé pendant mon sommeil » (I. 4), mais c’est aussi « la succession des idées par lesquelles [il a] retrouvé le repos et une force nouvelle à opposer aux malheurs futurs de la vie. » (II. 4)

Au souci d'un mise en ordre des rêves et des souvenirs correspond chez Nerval une logique circulaire de l'approfondissement, plutôt que la logique linéaire, chronologique, du récit. La première se superpose à la deuxième, et l'ordonne :

 Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir ? N’est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d’imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison ? 

(II. 7)

Nerval est-il parvenu à ordonner, à recomposer ses souvenirs pour donner à ses Mémorables (titre qu’il donne au dernier chapitre d’Aurélia) un caractère cohérent et logique ? Il s’y efforce sans cesse. La très belle description de sa chambre, dans la maison du docteur Émile Blanche (au chap. II. 6), a une valeur emblématique : « C’est un capharnaüm comme celui du docteur Faust. » Dans cet ensemble hétéroclite, des objets très différents, appartenant à des époques diverses, se côtoient :

 Une table antique à trépied aux têtes d’aigles ; une console soutenue par un sphinx ailé, une commode du dix-septième siècle, une bibliothèque du dix-huitième, un lit du même temps, dont le baldaquin, à ciel ovale, est revêtu de lampas rouge (mais on n’a pu dresser ce dernier) ; une étagère rustique chargée de faïences et de porcelaines de Sèvres, assez endommagées la plupart ; un narguilé rapporté de Constantinople, une grande coupe d’albâtre, un vase de cristal ; des panneaux de boiserie provenant de la démolition d’une vieille maison que j’avais habitée sur l’emplacement du Louvre, et couverts de peintures mythologiques exécutées par des amis aujourd’hui célèbres, deux grandes toiles dans le goût de Prudhon, représentant la Muse de l’histoire et celle de la comédie. 

C'est un très beau désordre. Mais Nerval souligne aussi son plaisir à le ranger ; car dans ce rangement, dans ce classement, l'« amas » de souvenirs conserve son charme désordonné :

 Je me suis plu pendant quelques jours à ranger tout cela, à créer dans la mansarde étroite un ensemble bizarre qui tient du palais et de la chaumière, et qui résume assez bien mon existence errante. 

 Avec quelles délices j’ai pu classer dans mes tiroirs l’amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays lointains que j’ai parcourus. 

C'est au chapitre 4 de la deuxième partie que Nerval se livre à la plus efficace, la plus convaincante remise en ordre : « Je veux expliquer comment [...] et comment [...] », écrit Nerval sur un ton nettement didactique, faisant – avec une lucidité étonnante, quelle que soit l’influence du docteur Blanche – la synthèse des ingrédients de son imaginaire, et leur attribuant une origine dans son enfance.



Une « série de visions » (I. 3)

Nerval a d’abord conçu Aurélia comme une « série de rêves » (lettre au docteur Blanche, 2 décembre 1853) ; et en effet, les rêves forment une série, une succession, qui suit le parcours d'une descente aux enfers – descente progressive vers le passé, vers la mort, vers la femme, et vers l’inconnu. Nerval est le spectateur de son propre imaginaire : fasciné par le spectacle de ses visions, il multiplie les miroirs pour mieux les explorer, et les échos pour les mettre à l'unisson les uns des autres.

Il multiplie non seulement les visions, mais aussi les points de vue sur ces visions, variant les perspectives sur le spectacle de sa folie, comme dans un théâtre les points de vue sur la scène. À la recherche des clés de son propre imaginaire, il se consacre à l'archéologie et au décryptage des signes. À la fois lui-même – sujet de ces visions – et autre – c’est-à-dire spectateur – Nerval ne cesse d’osciller, ne coïncide jamais totalement avec lui-même. Le lexique le prouve : « Je l’ai dit déjà : j’avais entouré mon amour de superstitions bizarres » (II. 2)... « Le pays où je fus élevé était plein de légendes étranges et de superstitions bizarres » (II. 4)... Et Nerval recourt au style de la confession pour l'aider à prendre le recul nécessaire : « Mes premières années ont été trop imprégnées des idées issues de la Révolution, mon éducation a été trop libre, ma vie trop errante, pour que j’accepte facilement un joug qui, sur bien des points, offenserait encore ma raison. » (id.) ; au sujet des représentations figurées de dieux païens aperçues dans son enfance, il écrit : « J’avoue qu’ils m’inspiraient alors plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l’église » (id.). Prenant ses distances par rapport à son personnage, il écrit : « J’imaginai que celui qu’on attendait était mon double qui devait épouser Aurélia. » (I. 10) ; ou encore : « je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée » (I. 2)...

Où est le vrai Nerval, dans ces déplacements, ces changements de perspective ? C’est là le tout premier obstacle à l’harmonie d’une « fresque » (I. 7), à l'unité d'une « série » que cherche à composer Nerval. Le miroir est brisé, et l'« irrésolution » (II. 4) ne cesse de l'agiter.



Le miroitement des signes

 On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits, de vers et d’inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d’histoire du monde mêlée de souvenirs d’études et de fragments de songes que ma préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeait la durée. 

(I. 7)

La chronologie des rêves ne se plie pas à la linéarité d'un récit – confessions à la manière de Rousseau par exemple, ou roman. Les « fragments de songes » exigent une décryptage, une paléographie. Ces fragments miroitent, en effet, en reflets multiples : dans un rêve, par exemple, une femme sur un tableau, « penchée sur le bord du fleuve », a les yeux « attirés vers une touffe de myosotis » (I. 4) ; et à la fin d’Aurélia, « sur les montagnes de l’Himalaya une petite fleur est née […] – Myosotis ! » (II. 7). Le myosotis, qui symbolise traditionnellement le souvenir fidèle, se trouve dans l’Italia de Théophile Gautier, récit d’un voyage en Italie, publié en 1852 : « La gentiane bleue, [...] le myosotis aux petites étoiles de turquoise escaladent bravement la montagne avec vous. » C’est un exemple, parmi mille autres, de ces hiéroglyphes qui s’offrent à la lecture, et dans lesquels subsiste une mystérieuse poésie.
Autre signe, autre hiéroglyphe : le « grain de chapelet » que l’auteur a conservé dans le « reliquaire » d’Aurélia, « un petit coffret qui lui avait appartenu » (II. 2) ; au chapitre suivant, dans un rêve, Nerval voit défiler des personnes qu’il a connues dans son passé, et qui disparaissent « comme les grains d’un chapelet dont le lien s’est brisé » (II. 3)...

L’autobiographie se fait donc « histoire », au sens étymologique : enquête, recherche, dont les rêves fournissent une matière privilégiée car mystérieuse. À l’horizon de cette recherche, il y a le rêve d’une histoire achevée, d’un tout harmonieux dans lequel l'« amas » des images se retrouve et s’accorde.

 Ce système d’histoire, emprunté aux traditions orientales, commençait par l’heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et organisaient l’univers. 

(I. 7)

 C’est ainsi que je croyais percevoir les rapports du monde réel avec le monde des esprits. La terre, ses habitants et leur histoire étaient le théâtre où venaient s’accomplir les actions physiques qui préparaient l’existence et la situation des êtres immortels attachés à sa destinée. 

(II. 1)

 Il trouvait parfois, dans son champ ou aux environs, des images de dieux d’empereurs que son admiration de savant me faisait vénérer, et dont ses livres m’apprenaient l’histoire

(II. 4. « Il », c’est l’oncle de Nerval)

 Il me semblait reconnaître la figure des troncs d’arbres et des rochers. J’avais déjà séjourné là dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître les profondes grottes d’Ellorah. Peu à peu un jour bleuâtre pénétra dans le kiosque et y fit apparaître des images bizarres. Je crus alors me trouver au milieu d’un vaste charnier où l’histoire universelle était écrite en traits de sang. 

(II. 6)

Comme l’indique la deuxième de ces citations, l’histoire est aussi un théâtre : spectacle et jeu d’illusions, qui rend toute vérité inaccessible au moment même où elle se révèle. L’écriture d’Aurélia est l’herméneutique d’un rêve dont le sens se dérobe tout en se dévoilant :

 Je vis ensuite se former vaguement des images plastiques de l’antiquité qui s’ébauchaient, se fixaient et semblaient représenter des symboles dont je ne saisissais que difficilement l’idée. Seulement, je crus que cela voulait dire : "Tout cela était fait pour t’enseigner le secret de la vie, et tu n’as pas compris. Les religions et les fables, les saints et les poètes s’accordaient à expliquer l’énigme fatale, et tu as mal interprété... Maintenant, il est trop tard !" 

(II. 3)

Les récits de rêves dévoilent en même temps leur beauté, la faute de l'avoir recherchée, et celle de ne pas l'avoir pas comprise... Nerval suscite, de cette manière, un savoir poétique, à la fois prophétique et incertain, à l'opposé de « la froide réflexion » (II. 1).

  Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues... ? 

(I. 1)

 Il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes. 

(I. 2)

 J’employai toutes les forces de ma volonté pour pénétrer encore le mystère dont j’avais levé quelques voiles. Le rêve se jouait parfois de mes efforts et n’amenait que des figures grimaçantes et fugitives. Je ne puis donner ici qu’une idée assez bizarre de ce qui résulta de cette contention d’esprit. 

(I. 10)



« Tout se correspond » (II. 6)

L’adjectif « mystique » est employé à plusieurs reprises dans Aurélia. Mais l’expression « sens mystique », qui apparaît au chapitre 6 de la deuxième partie, présente un intérêt tout particulier : elle correspond traditionnellement à une méthode d’interprétation de la Bible, selon laquelle les Écritures recèlent, au-delà de leur sens littéral, et jusque dans leurs moindres détails, l’histoire du Christ. Le mot « histoire » prend chez Nerval un sens sacré : ce n'est pas l'histoire chronologique, l'histoire des historiens, mais l’histoire du salut individuel et de celui du monde.
Appliquée à l'existence, La lecture « mystique », ou « figurative », autorise les rapprochements et les analogies : entre les rêves, entre le rêve et la réalité, entre le présent et le passé... « rien n’est indifférent, rien n’est impuissant dans l’univers » (II. 6).

 […] tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit ; – des combinaisons de cailloux, des figures d’angles, de fentes ou d’ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu’alors inconnues. 

(II. 6)

Sur ce « sens mystique », appliqué non seulement à la littérature, mais à la nature tout entière, Nerval fonde l’espoir de « rétablir l’harmonie universelle par l’art cabalistique » (II. 6) ; aussitôt, il met en pratique cette méthode :

 Je me promenai le soir plein de sérénité aux rayons de la lune, et en levant les yeux vers les arbres, il me semblait que les feuilles se roulaient capricieusement de manière à former des images de cavaliers et de dames portés par des chevaux caparaçonnés. C’étaient pour moi les figures triomphantes des aïeux. Cette pensée me conduisit à celle qu’il y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu’une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale, et les chants, les danses, les regards, aimantés de proche en proche, traduisaient la même aspiration. 

(id.)



Rêve et réalité : l'« épanchement du songe dans la vie réelle » et la « transfiguration »

« Ici a commencé ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle » (I. 3) : cette formule célèbre ne dit pas que le rêve et la réalité s’unissent. Au contraire, les échos entre l’un et l’autre ne cessent de les diviser, de les dédoubler, et l’auteur se perd dans le labyrinthe de ces dédoublements.

 Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, – distinctement partagée entre la vision et la réalité. 

(I. 3)

Si l’ambition de Nerval est de « nouer » par l’écriture « un lien entre ces deux existences » (II. 7), c’est bien parce que ce lien est rompu.

Ce qui « commence » ici, c’est donc la série vertigineuse des duplications, des échos entre « monde interne » et « monde externe » (II. 7), échos qui les divisent autant qu’ils les rapprochent : la contradiction reste impossible à résoudre, le rêve et la réalité restent mystérieusement unis, et tragiquement distincts.

 La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux ; chaque personne qui m’approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m’entretenir dans une série constante d’impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité. 

(I. 3.)

Il en résulte des épisodes d'une rare poésie, ou rêve et réalité s'interpénètrent, sans se confondre totalement. C’est le cas, par exemple, du cri qui au cours d’une nuit éveille le narrateur :

 Le cri d’une femme, distinct et vibrant, empreint d’une douleur déchirante, me réveilla en sursaut ! Les syllabes d’un mot inconnu que j’allais prononcer expiraient sur mes lèvres... […] Mais quelle était donc cette voix qui venait de résonner si douloureusement dans la nuit ?
Elle n’appartenait pas au rêve ; c’était la voix d’une personne vivante, et pourtant c’était pour moi la voix et l’accent d’Aurélia...
J’ouvris ma fenêtre ; tout était tranquille, et le cri ne se répéta plus. – Je m’informai au dehors, personne n’avait rien entendu. – Et cependant, je suis encore certain que le cri était réel et que l’air des vivants en avait retenti... Sans doute on me dira que le hasard a pu faire qu’en ce moment-là une femme souffrante ait crié dans les environs de ma demeure. – Mais, selon ma pensée, les évènements terrestres étaient liés à ceux du monde invisible. C’est un de ces rapports étranges dont je ne me rends pas compte moi-même et qu’il est plus aisé d’indiquer que de définir... 

(I. 10)

La « transfiguration » n’est pas sans liens, bien sûr, avec la transfiguration du Christ, rapportée par les évangélistes. Elle fait appraître l’homme ou la femme comme une divinité : elle est donc source d’émerveillement, mais source aussi d'une perte douloureuse quand la divinité se transfigure au point de se dissoudre, devenant un rêve à l’intérieur du rêve : « Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait, car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur. » (I. 6) C’est un exemple du mouvement de balancier qui conduit sans cesse du dévoilement à la perte, de la vie à la mort, de l'espoir au désespoir : car la transfiguration, qui est transformation de la réalité en rêve (« Je ne sais pourquoi il me vint à l’idée qu’il s’appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents », II. 6), plonge aussi la présence dans l’absence, l’ici dans l’ailleurs, le réel dans l’imaginaire. Le souci de l’auteur n’est plus alors la distinction entre le rêve et la réalité, mais entre l’illusion et le « rêver-vrai » – selon la formule de George du Maurier dans Peter Ibbetson (1891). Ainsi, le chapitre 2 de la deuxième partie fait le récit, successivement, d’une journée et du rêve qui suivit cette journée, pour conclure par cette formule : « mon rêve fatal n’est que le reflet de ma fatale journée ! » Or ce reflet onirique – révélation, comme ici, d’une « faute », ailleurs « image rajeunie des lieux que j’avais aimés » (I. 4), « fantôme des choses » (id.), etc. – n’est pas la pâle reproduction du réel : il est révélation de la vérité du réel. En lui se concentre l'essentiel :

 Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie. 

(I. 6)



« Chaque homme a un double » (I. 3)

Le sujet, l'individu, a donc perdu son unité. Par la rêverie, Nerval tente de retrouver cette unité perdue, mais il se heurte à un double, qui apparaît au troisième chapitre de la première partie, et qui usurpe son identité. Cette scène d’ « inquiétante étrangeté » est le commencement de la rupture dans l’intégrité du sujet, fasciné par un autre lui-même, ou par lui-même comme un autre. Les fameux mots écrits par Nerval sur un portrait qui le représente – « Je suis l’autre » – atteste également ce dédoublement.

 Une idée terrible me vint : « L’homme est double », me dis-je. – « Je sens deux hommes en moi », a écrit un Père de l’Église. – Le concours de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa structure. Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. 

(I. 9)

Ce double est le rival du sujet ; il prend sa place auprès d’Aurélia, qu’il doit épouser :

 Aurélia n’était plus à moi !... Je croyais entendre parler d’une cérémonie qui se passait ailleurs, et des apprêts d’un mariage mystique qui était le mien, et où l’autre allait profiter de l’erreur de mes amis et d’Aurélia elle-même. 

(I. 9)

 J’imaginai que celui qu’on attendait était mon double qui devait épouser Aurélia. 

(I. 10)

C'est lui également qui le menace à l’entrée du « paradis », « la demeure de ces familles pures qui habitaient les hauteurs de la Ville mystérieuse » :

 Au moment où je franchissais la porte, un homme vêtu de blanc, dont je distinguais mal la figure, me menaça d’une arme qu’il tenait à la main. 

(I. 5)

 Le même Esprit qui m’avait menacé, – lorsque j’entrais dans la demeure de ces familles pures qui habitaient les hauteurs de la Ville mystérieuse, – passa devant moi […]. Je m’élançai vers lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillement vers moi. Ô terreur ! ô colère ! c’était mon visage, c’était toute ma forme idéalisée et grandie... 

(I. 9)

Ce dédoublement fait de Nerval son propre rival. Ennemi de lui-même, il rejoint une galerie de personnages romanesques dont la tradition s’enracine dans le romantisme noir, et dont le Goliadkine du Double de Dostoievski est sans doute le meilleur exemple. Mais c’est aussi et surtout un obstacle de plus à l’accord, dans l’écriture, de l’auteur avec lui-même. Ce désaccord intime est indiqué dès le début du récit ; cherchant en effet à convaincre Aurélia de sa bonne foi, il fait ce constat tragique : « quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon style » (I. 1)... Or l’écriture reflète cette dissension intérieure par une distance permanente, quoique variable, entre l’auteur et le narrateur (et non seulement entre l’auteur et celui qu’il était au moment des faits qu’il relate) – exactement comme dans un roman... Nerval écrit et vit son existence comme une fiction.

La confrontation du sujet avec son double est étroitement liée au tort que le narrateur – « condamné par celle que j’aimais, coupable d’une faute dont je n’espérais plus le pardon » (I. 1), et en proie, comme le Dante de la Vita Nuova, aux « remords […] d’une vie follement dissipée où le mal avait triomphé bien souvent, et dont je ne reconnais les fautes qu’en sentant les coups du malheur » (II. 3) – pense avoir envers Aurélia ; il va jusqu’à s’attribuer la responsabilité de la déchéance de celle qui fut reine autrefois. Si un autre a pris sa place, c’est que lui-même ne la mérite pas :

 Je regrettai […] que la mort ne m’eût pas réuni à elle. Puis, en y songeant, je me dis que je n’en étais pas digne. Je me représentai amèrement la vie que j’avais menée depuis sa mort […]. L’idée me vint d’interroger le sommeil : mais son image, qui m’était apparue souvent, ne revenait plus dans mes songes. Je n’eus d’abord que des rêves confus, mêlés de scènes sanglantes. Il semblait que toute une race fatale se fût déchaînée au milieu du monde idéal que j’avais vu autrefois et dont elle était la reine. Le même Esprit qui m’avait menacé […] passa devant moi, […] ainsi que ceux de sa race […]. Je m’élançai vers lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillement vers moi. Ô terreur ! ô colère ! c’était mon visage […]. 

(I. 9)

Les fautes s’ajoutent aux fautes : celle d’avoir négligé ses parents (« Tu n’as pas pleuré tes vieux parents aussi vivement que tu as pleuré cette femme. Comment peux-tu donc espérer le pardon ? », lui reproche, en rêve, « une femme qui avait pris soin de [s]a jeunesse », II. 3), celle d’avoir négligé Aurélia en faisant « outrage à sa mémoire » (I. 9), puis celle d’avoir voulu « interroger le sommeil » pour la retrouver ; celle de ne pas lui avoir rendu visite au cimetière (« Retrouver sa tombe maintenant ? me disais-je, mais c’est hier qu’il fallait y retourner [...] » (II. 2), mais aussi celle d’avoir négligé un ami malade (II. 1), ou d’avoir fait diminuer l’anneau d’une bague offerte à Aurélia (I. 7), entre autres...
Le thème de la faute se prolonge et s’accentue dans la deuxième partie, celle précisément où la figure du double prend une importance terrifiante, et se confond avec la personne d’un ami :

 Dieu est avec lui ! m’écriai-je... mais il n’est plus avec moi ! Ô malheur ! je l’ai chassé de moi-même, je l’ai menacé, je l’ai maudit ! C’était bien lui, ce frère mystique, qui s’éloignait de plus en plus de mon âme et qui m’avertissait en vain ! Cet époux préféré, ce roi de gloire, c’est lui qui me juge et me condamne, et qui emporte à jamais dans son ciel celle qu’il m’eût donnée et dont je suis indigne désormais ! 

(II. 1)

Faute et faillite résultent d'un falloir compris trop tard (« c’est hier qu’il fallait y retourner ») : la certitude d'un contretemps fatal pousse Nerval vers une uchronie (le mot apparaît en 1855, sous le plume de Charles Renouvier), une fiction où le présent rejoint le passé pour renoue les liens brisés, où un nouveau « falloir » rachète la faute (« Il fallait que ton vœu lui fût porté par une âme simple et dégagée des liens de la terre. », II. 6).



« D’immenses cercles se traçaient dans l’infini » (I. 3)

Comment retrouver l’unité perdue, sinon en recherchant le lieu où elle prend sa source, et en tentant d’embrasser, en une vision unique, la totalité des choses ? Nerval est à l’affût des correspondances entre les temps (présent et passé, mais aussi futur), et entre « microcosme » et « macrocosme » (II. 7).

Dans les figures circulaires qu’il crée ou qui s’offrent à lui (« d’immenses cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes que forme l’eau troublée par la chute d’un corps... », I. 3) autant de passages vers l’unité : par exemple, « le serpent qui entoure le Monde » (I. 7), le « serpent qui entoure la terre » et dont les « tronçons » sont « divisés » par les races maudites qui s’entretuent (I. 8), la « table d’un cercle » (I. 2) autour de laquelle Nerval et ses amis se réunissent (figure peut-être de la « Table sacrée », dont Nerval tente de réunir les pierres I. 7 ?), la bague dont Nerval – crime terrible – fait « diminuer l’anneau » (I. 7), la « roue » qui tourne sous les pieds d’Aurélia (I. 7), l’ « orbe intérieur » de la terre (I. 10), etc.

À la fin d’Aurélia, alors que le narrateur s’achemine vers une paix retrouvée, il se joint à des cercles – cercles privés, ou cosmiques – et prend part à leurs mouvements :

 Je m’imaginai d’abord que les personnes réunies dans ce jardin avaient toutes quelque influence sur les astres, et que celui qui tournait sans cesse dans le même cercle y réglait la marche du soleil. Un vieillard, que l’on amenait à certaines heures du jour et qui faisait des nœuds en consultant sa montre, m’apparaissait comme chargé de constater la marche des heures. Je m’attribuai à moi-même une influence sur la marche de la lune […]. 

(II. 6)

L’« harmonie universelle », que le narrateur se donne pour mission de « rétablir », est l’unité englobante d’une sphère qui embrasse toutes choses ; elle ne fait qu’un avec « le type éternel de la beauté », « détruit et tranché en mille morceaux » par les hommes (II. 6), la beauté d’Aurélia, dont le nom à partir du chapitre 5 disparaît - devenant « A*** », puis « *** », c'est-à-dire un idéal absolu, détaché de tout exemple particulier. Aurélia est en même temps mère et épouse, comme « la déesse Isis » (II. 5), « l’éternelle Isis, la mère et l’épouse sacrée » (II. 6), comme la Vierge également, à laquelle la tradition associe la lune ; elle est le paradis tant désiré.

Toutefois, si l’image du cercle est l'image de l’unité retrouvée, elle traduit également l’enfermement de l’auteur, « abandonné jusque-là au cercle monotone de [s]es sensations ou de [s]es souffrances morales » (II. 6), et confronté à la répétition du même : celle de l’heure fatale (« je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure », I. 2 ; « Le soir, lorsque l’heure fatale semblait s’approcher, je dissertais avec deux amis, à la table d’un cercle », id.), dont la peur revient dix ans plus tard : « Je me levai plein de terreur, me disant : « C’est mon dernier jour ! » À dix ans d’intervalle, la même idée que j’ai tracée dans la première partie de ce récit me revenait plus positive encore et plus menaçante. » (II. 3)

L’image du cercle est donc une clé de la temporalité nervalienne ; mais si cette clé ouvre la porte du rêve – celle d’un temps qui n’est pas le temps linéaire, le temps chronologique – elle ferme en même temps cette porte, et enferme le narrateur dans la répétition. Cela commence par « une sorte de vague intuition du passé » (I. 8), par une rêverie du retour, dont l’oiseau de l’horloge est le guide (I. 4), oiseau qui lui-même revient (« il me rappela celui de la vision que j’ai racontée plus haut, et je sentis un frémissement de mauvais augure. », I. 9) Les miroirs se multiplient, le vertige temporel s’accentue, jusqu’à concentrer en un point tous les cercles, toutes les sphères spatiales et temporelles : « comme si mes facultés d’attention s’étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d’espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d’action dans une minute de rêve. » (I. 4)



« Recomposer la gamme dissonante » (II. 1)

Toutes ces images possèdent une force poétique exceptionnelle. Certes, ce sont des illusions, comme le reconnaît l'auteur lui-même : « mon esprit, entièrement occupé de ces illusions » (II. 4), « tout n’avait été pour moi qu’illusions jusque-là » (II. 5) ; « je pouvais juger plus sainement le monde d’illusions où j’avais quelque temps vécu » (II. 7)... Mais il nuance ailleurs le mot « illusion » : « mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l’on appelle l’illusion, selon la raison humaine... » (I. 3). Enfin, situé dans un rêve, et dans la bouche de la « divinité de [s]es rêves », il prend un sens paradoxal, celui d’un rêve dans le rêve :

 L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée. 

(II. 6)

Quand le rêve dénonce l’illusion, le vertige est à son comble : le rêve et le réel, la folie et la raison ne se distinguent plus.

Or justement, Nerval place en miroir raison et déraison, sagesse et folie : « Il y avait de quoi rendre fou un sage ; tâchons qu’il y ait aussi de quoi rendre sage un fou. » (II. 6) Aurélia peut donc être lu, malgré l’enfer vécu par l’auteur, comme un paradoxal éloge de la folie : « Si, dans d’autres fables de l’antiquité, c’était la vérité fatale sous un masque de folie ? » (I. 9). Science et croyance, « la pensée religieuse » et « la philosophie » cohabitent, et si La seconde peut faire obstacle à la première, elle ne peut être oubliée : on ne saurait faire que le siècle des Lumières n’ait pas eu lieu. Le première chapitre de la deuxième partie est une lecture religieuse du mal du siècle : Nerval rêve d’un accord entre les la raison et la foi ; sur cet accord l'auteur pourrait fonder une réconciliation avec lui-même. Mais aussitôt formulé, cet accord apparaît à Nerval comme un « blasphème ». Au chapitre 4, il fait le constat de la mort de la Vierge, de celle du Christ (voir « Le Christ aux oliviers », dans Les Chimères), et de celle du soleil (avec une très belle description onirique de la nuit) donc de Dieu (puisque « Dieu, c’est le soleil », comme le narrateur l’a appris de son oncle, II. 4). Jamais, néanmoins, le narrateur ne perd l'espoir de retrouver l'harmonie :

 Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées d’erreurs humaines. L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits. 

(II. 1)



Le « souvenir d'un paradis perdu » (I. 5)

On pu montrer que le premier livre des Confessions de Rousseau suivait le schéma du mythe des âges de l’humanité. Ce mythe – hésiodique et ovidien – des âges ou des « races » structure également Aurélia, de manière plus explicite, mais aussi plus complexe, car Nerval mêle plusieurs mythologies.

 Une race heureuse s’était créé cette retraite aimée des oiseaux, des fleurs, de l’air pur et de la clarté. 

(I. 5)

 Cependant, l’un des Éloïm eut la pensée de créer une cinquième race, composée des éléments de la terre, et qu’on appela les Afrites. 

(I. 8)

 L’hymne interrompu de la terre et des cieux retentit harmonieusement pour consacrer l’accord des races nouvelles. 

(id.)

 Tels sont les souvenirs que je retraçais par une sorte de vague intuition du passé : je frémissais en reproduisant les traits hideux de ces races maudites. 

(id.)

 Il semblait que toute une race fatale se fût déchaînée au

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