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Catégories : Nerval Gérard de

NERVAL OU LA NUIT AVEUGLANTE

Paris, 10 février 1855.

 

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Étude sur GÉRARD DE NERVAL.

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couv3934-49bfbbab00ed7.jpgSon caractère. Sa bienveillance. Services qu'il rendait. Sa modestie. Son amour du mystère. Ses nombreux pseudonymes. Sa préoccupation de ses aïeux. Vide qu'il laisse. Son talent. Sa rêverie. Ses hallucinations. Jupiter-Ammon. Les mystères d'Isis. La jarretière de la duchesse de Longueville. Sa vie errante. Comment il avait voyagé en Orient. Ses ouvrages. Aurélia. Peinture du rêve. Pensées de suicide. Son manque d'argent. Ses fantaisies. La perruche. Le homard. Son louis. Sa dette de mille francs. Les cabarets des Halles. Mis au violon. Ses derniers jours, ses dernières nuits. La rue de la Vieille Lanterne. Conjectures. Ses obsèques. Une idée d'Alexandre Dumas. Conclusion.

Aujourd'hui, il nous faut avant tout raconter ce qui a été l'événement et, comme on dit, la sensation de Paris au commencement de cette dernière quinzaine. Outre le curieux et dramatique intérêt de nombreux détails que nous devons surtout à des communications particulières, il en ressort plus d'une vue singulière et peu connue sur Paris même, comme aussi peut-être un utile et grave enseignement.

 

*

 

  Le monde des littérateurs, des artistes et de la presse vient de perdre en Gérard de Nerval un homme qui y tenait une place tout à part, mystérieuse et cependant très marquée, tantôt apparaissant au grand jour, tantôt fuyant, pour ainsi dire, comme lui et se renfonçant dans l'ombre. Chose plus rare encore ! il était fort aimé de ses confrères, malgré l'originale distinction de son talent et d'assez vifs éclairs de renommée qui revenaient toujours le signaler de loin en loin dans l'obscurité où il se plaisait. Un de ses amis, M. Champfleury, le conteur réaliste, mais qui n'en conte pas moins bien, car il sait choisir ses réalités, faisait une remarque fort juste, qui est à elle seule une belle louange, et que de longtemps sans doute nul autre ne méritera. « Gérard de Nerval, observait-il, est le seul homme de lettres qui n'ait jamais dit de mal de personne, et dont on n'en ait jamais dit. »

 

  Ce silence de la malignité humaine à son égard, il le devait sans doute en partie, au moins pendant ces dernières années, au respect commandé par son état d'esprit, qui, sur certains points, et quelquefois avec des accès plus marqués, devenait réellement maladif ; mais au commencement, et jusqu'à la fin, il le devait surtout à son caractère essentiellement doux et inoffensif. Il y joignait de plus une bienveillance active, désintéressée et cordiale. Lui qui ne savait rien faire pour lui-même, il le savait très bien pour les autres, n'épargnant alors ni pas, ni démarches, ne ménageant ni ses sollicitations, ni son influence ; et son nom, son talent, l'amitié qu'on lui portait lui en donnaient auprès de plusieurs hommes en place et en crédit, auprès des libraires, des directeurs de théâtre et des rédacteurs de journaux. Incapable de se fixer, de s'arranger, de songer le moins du monde pour lui au lendemain, il laissait sa propre vie flotter à l'aventure, au point de n'avoir plus à la fin, littéralement, ni feu ni lieu ; mais, au milieu de cette existence à l'abandon et perpétuellement errante, il était toujours disposé à venir en aide à ses amis, comme il pouvait et comme on le lui demandait, à leur prêter ses idées et sa plume, ce qui pour lui était le moins.

 

Dans une carrière littéraire déjà longue, car il avait débuté peu après 1830, il a pris une part plus ou moins notable, essentielle parfois, tantôt pour la rédaction et le style, tantôt pour l'invention, tantôt pour les deux ensemble, à maints travaux signés cependant d'un seul nom, et ce n'est pas le sien. Son ami Théophile Gautier, et d'autres, en savent bien quelque chose, Théophile Gautier surtout, et peut-être ne l'ont-ils pas dit assez haut. Quant à ce dernier, avec lequel il était particulièrement lié depuis de longues années, il ne le remplaçait pas seulement au feuilleton de la Presse, pendant ses absences et ses voyages ; il est de notoriété parmi leurs amis communs et leurs connaissances, qu'il l'a aidé, soufflé dans plusieurs de ses ouvrages : Théophile Gautier avoue lui-même qu'il n'a point le don de l'invention, qu'il ne saurait pas imaginer et combiner une nouvelle, par exemple : « Faites-moi le fond, dit-il, et alors je mettrai là-dessus un glacis superbe. » Eh bien, le fond, le dessous, germe ou charpente, ce qui est caché sous l'œuvre et qu'on ne voit pas, mais ce qui la supporte ou lui a donné naissance, il paraît que c'est souvent Gérard de Nerval qui le faisait. Il avait même été autrefois le collaborateur d'Alexandre Dumas dans plus d'un drame dont un seul porte son nom, celui de Léo Burckart.

 

Loin de se plaindre de ce rôle obscur de collaborateur et même, qu'on nous passe l'expression, de préparateur de chimie littéraire, il s'y plaisait, soit par modestie naturelle, soit aussi, semble-t-il, par son amour instinctif de tout ce qui était secret et mystérieux. Parmi les ouvrages qu'il a signés (et, malgré ses collaborations anonymes, la liste en est encore assez longue), aucun ne l'est de son vrai nom. C'était Aloysius, Pérégrinus, lord Pilgrim, etc. Il affectionnait l'idée renfermée dans ces deux dernières désignations, qui rappelaient sa vie toujours errante et pérégrinante, de rue en rue à Paris, ou même, car il avait beaucoup voyagé, de pays en pays, y compris celui de l'imagination et de l'âme. Ce nom de Gérard de Nerval, qui avait fini par passer pour le sien et qui est inscrit sur sa tombe, était encore un pseudonyme : il s'appelait en réalité Labrunie, dont Nerval (noir val) a dû être aussi, dans ses idées, une sorte de traduction. Comme en général les mystiques, il attachait une grande importance aux noms, qui, à vrai dire, ont toujours un sens à l'origine des langues et des sociétés, et, dans la Bible même, quelque chose de prophétique et de sacré.

 

Dans quelques-uns de ses ouvrages, dans les derniers surtout, il se montre aussi très préoccupé de ses aïeux inconnus, de sa race, de sa famille, il revenait là-dessus avec plus d'insistance encore dans la conversation : c'était même l'un des thèmes les plus habituels de ses aberrations d'esprit, l'un des plus caractéristiques. Cet amour du mystère et ce genre de préoccupation tenaient sans doute avant tout à des idées particulières et à sa nature intime, mais peut-être aussi à quelque secret de famille. Son père, ancien chirurgien militaire de l'Empire, vit encore ; sans être brouillés, ils se voyaient peu, et le père, très âgé il est vrai, n'a pas réclamé le corps de son fils. Ce sont les amis de Gérard de Nerval et la Société des Gens de Lettres qui lui ont rendu les derniers devoirs. Il y avait foule à son convoi, mais surtout d'écrivains et d'artistes.

 

  Tout ce monde a bien senti à cette heure, – mieux que du vivant de celui dont il allait conduire au moins la dépouille à une demeure fixe et assurée, – a bien senti, voulions-nous dire, qu'il s'était fait dans son sein un véritable vide par cette subite disparition non seulement d'un vieil ami de vingt ans, d'un caractère bon et aimable, mais d'un talent qui ne se remplacerait pas. Celui de Gérard de Nerval n'atteignait pas sans doute les hauteurs du génie, son vol conquérant, facile et sublime ; il n'y aspirait pas non plus ; mais, dans une région plus moyenne, son talent était cependant très à part et bien à lui.

 

Élégant, délicat, choisi ; souple et rapide ; à la fois coulant et soutenu ; pur, correct sans raideur, sans manière et sans pédanterie ; ayant le brillant, la vraie fleur, et non pas le vernis ; aux antipodes du vulgaire, mais pourtant rempli d'observations justes, inattendues et fines, en même temps que de caprice, de verve, d'humour, de saillies et de surprises ; surtout éminemment sincère, jusque dans ses plus grandes bizarreries : tel est, dans ses traits principaux, le talent de Gérard de Nerval, et tel il se montre mieux aujourd'hui. Talent complet en son genre, il est arrivé, dans quelques-unes de ses œuvres, à toute la réalisation, croyons-nous, que semblait comporter sa nature : à la fermeté de plume par la longue habitude d'écrire, et, sinon à la maturité morale, du moins à la maturité littéraire.

 

  Dans son imagination vagabonde, il a la grâce et le charme, mais la sérénité lui manquait. Les idées les plus profondes ou les plus étranges ne l'effrayaient pas ; elles l'attiraient au contraire, et il s'y est perdu : il en a abordé, traversé, hanté plus d'une dont le commun des esprits ne se doute même pas. Néanmoins, sa sphère d'observation et de création reste assez étroite. Quoique sa pensée s'élançât dans l'espace sans bornes, et peut-être parce que c'est là qu'elle s'élançait le plus volontiers, il n'a pas embrassé, tant s'en faut, ni même parcouru dans son étendue tout le champ si divers de la vie et de l'humanité. Il y était solitaire, il y portait une pensée à lui, et n'a fait que d'y errer. Malgré mille détours fantasques ou gracieux, sa rêverie n'a qu'une ligne, elle ne décrit pas un ensemble, un orbe complet, où, comme dans les œuvres du génie, la nature et l'homme se retrouvent tout entiers.

 

  Toutefois, comme écrivain, la rêverie est bien son cachet ; et à cet égard, sinon par le genre et l'étendue du talent, il y avait en lui du La Fontaine. Il en avait aussi la douceur et la facilité, en quelque degré même, disent ses amis, la naïveté et la bonhomie, dans son caractère inoffensif, enfant et contemplateur. Mais il n'en avait pas le calme, et au lieu de rêver seulement

 

Une ample comédie à cent actes divers

Et dont la scène est l'univers,

 

au lieu de ce don de réfléchir, comme le miroir d'un lac tranquille, le monde qui l'entourait, la rêverie de Gérard de Nerval avait devant elle les abîmes, et, avant qu'il s'y jetât lui-même, elle s'y élançait.

 

À moins d'en être averti, on ne s'en aperçoit pas dans ses ouvrages, excepté dans les derniers, où encore cela ne se sent qu'à un bien petit nombre de traits ; car ils sont très suivis jusque dans leurs caprices, d'une sûreté de plume étonnante dans leurs détails les plus subtils, les plus ténus, et, avec un singulier art de transitions, aussi finement que logiquement enchaînés. Cependant, le fait n'est malheureusement que trop vrai : si la plume de Gérard de Nerval restait ferme, son esprit, en quelques parties du moins, était troublé, ébranlé ! Étrange phénomène ! le talent demeurait sain ou paraissait tel ; mais l'âme était malade : c'était le coursier qui porte encore son maître blessé.

 

  Il avait passé quelque temps dans la maison de santé du docteur Blanche, et il n'en était pas sorti guéri ; au contraire, plutôt exaspéré : se figurant qu'on avait voulu l'y tourmenter à plaisir, disant que lorsqu'il devait recevoir la visite de ses amis, on le contrariait auparavant tout exprès pour l'exciter et le faire passer réellement pour fou aux yeux de ceux qui le visitaient ; enfin, ayant pris en horreur le docteur Blanche, qui l'avait recueilli et ne pouvait avoir à cela d'autre intérêt qu'un intérêt d'humanité.

 

Depuis sa sortie comme avant, il revenait fréquemment dans la conversation sur certains points où il n'était que trop évident qu'il déraisonnait : ainsi, cette idée de sa vie antérieure et de ses aïeux, idée dont nous avons déjà dit qu'il était fort préoccupé, et qui est si marquée dans sa dernière nouvelle, Aurélia ou le Rêve et la Vie, publiée par la Revue de Paris. Sur ce sujet qui lui tenait tant à cœur, il disait, par exemple, à l'un de nos amis : « Je ferais bien faire mon portrait, mais il y a encore une chose qui m'arrête. Je suis de la race de Jupiter-Ammon ; je le sais ; d'ailleurs, j'ai vu ma momie (dans une nécropole qu'il indiquait), et je m'y suis parfaitement retrouvé : c'est le même corps et la même tête, seulement il y manque les pieds, qui ont été coupés. Il y a aussi le nez qui est différent, mais ce n'est qu'en apparence ; je sens, à l'os (et il le pressait entre ses doigts) que, par dessous, le nez est bien tel dans sa charpente. Aussi, de là jusque là, ajoutait-il en désignant la limite, du milieu de ses jambes au milieu de sa figure, de là jusque là je suis très beau, et on en était très frappé chez le docteur Blanche quand je me baignais. » Dans Aurélia, il retrouve une longue suite de parents et d'ancêtres au monde des âmes, mais entourés de paysages qui lui rappellent les bords du Rhin et la Flandre française, « où ses parents avaient vécu et où se trouvent leurs tombes. » Il disait encore à notre ami, toujours avec cette idée de mélange et d'identité de vie actuelle et antérieure : « Je viens de faire mes examens pour être reçu aux mystères d'Isis ; je craignais beaucoup, car c'est fort dangereux, si l'on n'est pas admis, de tenter l'épreuve ; mais j'avais trouvé un livre, qui m'a été du plus grand secours, et j'ai très bien passé. On m'a même décerné le triomphe, mais j'ai refusé cet honneur, je l'ai cédé à Dumas. Je savais, d'ailleurs, que si on l'accepte, après on vous casse... » et, faisant une légère pause, « on vous casse... comme un pot, » ajoutait-il froidement. Il prétendait aussi avoir en sa possession la jarretière de la duchesse de Longueville, et, tirant de sa poche un cordon de soie qu'il montrait mystérieusement, il assurait que M. Cousin, admirateur passionné de la célèbre duchesse, lui avait fait des propositions pour acquérir ce trésor. Tout cela était dit du ton le plus uni, et parfois avec des malices qui ne l'étaient probablement pas d'intention, mais qui ne l'étaient que mieux de fait. « Dumas, observait-il, est le seul de mes amis qui ne soit pas venu me voir quand j'étais chez le docteur Blanche. Il a bien fait, car s'il était venu, on ne l'aurait pas laissé sortir. »

 

  La rêverie, chez lui, allait donc, sur de bizarres ou pénibles sujets qui obsédaient sa pensée, jusqu'à l'hallucination, jusqu'à la folie, et tel en était le tour habituel, doux, curieux, savant même et tenant de l'illuminisme, plutôt que dangereux.

 

  Esprit dévié, n'habitant plus qu'à moitié notre planète, flottant, errant, il l'était aussi dans ses habitudes et sa manière de vivre. Il était toujours en course, et faisait des absences continuelles : il vous arrivait, on jouissait de sa présence et de sa conversation, qu'il avait et spirituelle et facile, et où on l'écoutait volontiers ; on croyait le tenir, puis il disparaissait subitement, et des jours, des semaines, des mois se passaient sans qu'on sût où le retrouver. Il allait à la campagne, errant dans les environs de Paris, de ville en ville, de bourgade en bourgade, ou à Paris même, de rue en rue, de quartier en quartier, travaillant dans les cafés et dans les cabarets, couchant où il se trouvait, quelquefois nulle part, car, à la fin surtout, il était devenu un vrai noctambule. Ses amis, et dans le nombre il en avait de riches, quelques-uns même de vraiment dévoués, avaient voulu maintes fois lui arranger une demeure à lui, mais impossible de le fixer. Il aimait aussi beaucoup les voyages, allait fréquemment en Allemagne, où il était bien accueilli, assez connu, semble-t-il, et où l'on appréciait fort ses écrits. Il partait, séjournait et revenait on ne sait comment. Il était allé en Orient avec un ami ; mais là encore il disparaissait souvent, et on le perdait de vue pendant quelques jours. Que faisait-il ? comment vivait-il ? on n'en a jamais rien su. Il est à présumer qu'il entrait au hasard dans les maisons, sous les tentes, et que, remarquant en lui des traces d'un dérangement d'esprit, on le recevait, on le traitait avec ce respect que les Musulmans et les Orientaux en général ont pour les fous, en qui ils voient une sorte de sceau mystérieux et sacré.

 

Tels sont quelques-uns des détails que nous tenons de personnes qui l'ont approché de très près. On en peut lire d'autres encore, généralement assez vrais, dans sa biographie par M. Eugène de Mirecourt, dans les articles nécrologiques de l'Indépendance belge, de la Presse (par Théophile Gautier), surtout dans celui du Siècle qui est simple et bien senti ; il est de M. Edmond Texier. Mais on le trouvera surtout lui-même dans ses propres ouvrages. Le meilleur est le Voyage en Orient, et l'un des plus connus la traduction de Faust, dont Gœthe se déclara très satisfait, disant « qu'il n'aimait pas à lire le Faust en allemand, mais que, dans cette traduction française, tout agissait de nouveau avec fraîcheur et vivacité. » Sa plus charmante nouvelle est celle de Sylvie, insérée dans la Revue des Deux Mondes ; sa plus étrange, celle d'Aurélia ou le Rêve et la Vie, dont la première partie parut quelques semaines seulement avant sa mort dans la Revue de Paris : on en a retrouvé à peu près la fin, écrite sur de méchants petits bouts de papier ; sans doute elle sera publiée aussi. Jamais on n'a mieux peint le rêve, avec ses transitions brusques qui paraissent cependant toutes naturelles, ses transformations tantôt vagues, tantôt splendidement colorées ; le rêve, où l'on ne voit jamais le soleil, mais où les corps sont lumineux par eux-mêmes, comme Gérard de Nerval a soin de le remarquer : oui, Aurélia, c'est bien le rêve peint d'après nature, pris sur le fait. Le fond est une histoire vraie. Cette dame que l'auteur appelle Aurélia, qu'il poursuit sur la terre et dans le monde invisible, dont l'étoile lui apparaît et lui revient sans cesse dans ses excursions de cette vie au pays des âmes et à sa vie antérieure, c'est (nous pouvons bien le dire puisqu'on l'a déjà publié) c'est Jenny Colon, une charmante actrice morte assez jeune il y a déjà bien des années, dont Gérard de Nerval s'accuse « d'avoir, en de faciles amours, outragé la mémoire, » après l'avoir seule véritablement aimée et, malgré sa disparition de cette terre, après être toujours resté lié avec elle par des influences et des conjonctions mystérieuses. Lorely, les Filles de feu, les Souvenirs d'Allemagne ont aussi un fonds réel. Enfin, dans un morceau publié tout récemment par l'Illustration qui l'a intitulé : Dernière page de Gérard de Nerval, il raconte un petit voyage qu'il a fait tout à l'aventure, dans les vieilles villes abandonnées et solitaires des environs de Paris, à Saint-Germain, à Senlis, à Pontoise ; il les décrit d'une manière charmante, très fantastique et très réelle à la fois, et mêlant à ses impressions ses propres souvenirs d'enfance ou de temps plus heureux : il semble que l'on entende encore le récit d'un songe, et cependant c'est bien le pauvre malade errant que l'on voit, que l'on suit pas à pas.

 

  Cette existence mélancolique et à l'abandon devait avoir une fin tragique, il fallait presque s'y attendre. Ses amis, ses amis littéraires surtout, qui le voyaient le plus souvent, y ont-ils assez pensé ? On a dit que l'article de Théophile Gautier sentait le remords ; mais c'est bien difficile, pour ne pas dire impossible, avec ces malades qui vous échappent toujours, de prévoir et de prévenir. Cependant, il est sûr que l'état de Gérard de Nerval commençait à trahir des symptômes inquiétants. Il parlait de tuer quelqu'un, surtout ses amis, qui, disait-il maintenant, ne lui avaient jamais fait que du mal. Quand il entrait chez ses connaissances, son premier soin était souvent d'aller à la croisée, et de voir, disait-il, si elle était assez haute pour qu'on fût certain de s'y tuer en s'y précipitant. Il avait aussi fait l'acquisition d'un couteau, mauvais petit couteau de quelques sous, selon les uns, mais qui pouvait devenir dangereux entre ses mains, selon d'autres. Avec cela, il vivait pourtant au total comme à l'accoutumée ; on le recevait, on l'écoutait, il ne disait rien de beaucoup plus étrange qu'à l'ordinaire, et on le laissait aller et venir comme il voulait, sans autrement penser à lui quand il n'était plus là.

 

Il n'avait pas de fortune et presque jamais d'argent, quoiqu'il en gagnât assez par ses ouvrages. Mais aussitôt reçu, aussitôt dispersé, plutôt que dépensé, on ne sait comment. Le matin avec cinq cents francs, et avec rien à la fin de la journée. Il avait tout semé dans ses courses à droite et à gauche, parfois achetant un objet de luxe qui lui plaisait, la première fantaisie venue, et le plus souvent en faisant cadeau à ses amis. C'est ainsi qu'il voit un jour une perruche. « Tiens ! c'est joli, une perruche ! » et il l'achète et la porte à Méry. Une autre fois, c'est un homard qui le tente, et il le porte à Jules Janin : était-ce une involontaire malice, celui-ci ayant donné un jour l'épithète de cardinal des mers au homard, d'un beau rouge il est vrai, mais seulement quand il est cuit ?

 

Il continuait donc sa vie errante. Ce qu'il lui aurait fallu, et ce qu'on n'a pas pu ou su lui procurer, c'eût été une pension d'homme de lettres, et surtout un pied-à-terre, un coin, si pauvre fût-il, où il eût pris l'habitude de se réfugier et se sentît assuré d'être reçu, n'importe à quelle heure de la nuit. Le logement de ses amis était bien toujours à sa disposition, mais il n'y avait pas la même facilité d'accès à toute heure, il fallait réveiller et braver le concierge ; de plus, il était très délicat, timide, et en quelque sorte fugitif aussi quand il avait besoin d'un service et se trouvait dans l'embarras.

 

  M. Arsène Houssaye, le directeur du Théâtre Français, lui avait dit qu'il y aurait toujours de l'argent pour lui à la caisse du théâtre, qu'il n'avait donc qu'à s'y présenter toutes les fois qu'il en aurait besoin, mais, sachant l'impossibilité où il était de se garder quelque argent, M. Arsène Houssaye avait donné ordre qu'on ne lui remît qu'un louis à la fois. Gérard de Nerval se présenta donc à la caisse, reçut son louis, mais bientôt il n'y retourna plus. Un homme qui s'est acquis de la célébrité par des affaires de Bourse et de journaux, M. Mirès, à ce qu'on nous a aussi rapporté, ayant été averti de sa position, lui dit un jour, en s'y prenant avec les ménagements nécessaires et avec délicatesse, qu'il serait heureux de lui être agréable et de mettre à sa disposition quelque petite somme qu'il lui rendrait quand et comment cela lui conviendrait, en argent ou en manuscrits. Gérard de Nerval, charmé de cette courtoisie, accepta un billet de mille francs ; mais cette dette lui pesait, et il disait, nous contait une personne qui le tenait de lui-même, qu'il n'aurait pas de repos avant d'avoir rendu cet argent : c'est au point qu'avant sa mort il en avait déjà rendu sept cents francs.

 

Il n'était donc pas facile de lui venir en aide, et pourtant il en avait plus besoin que jamais, car il est mort sans feu ni lieu et dans le dernier dénuement. Il était devenu tout à fait noctambule. Il allait souvent dans les cabarets voisins des Halles, qui restent ouverts toute la nuit. Ces tristes refuges, parmi lesquels il y en avait naguère un de célèbre, celui de Paul Niquet, sont fort mal hantés, fort mal famés à juste titre, et la police y fait souvent des descentes soudaines. Sauf, d'ailleurs, qu'il se laissait aller depuis quelque temps à boire de l'alcool, Gérard de Nerval y vivait d'ailleurs innocemment et à sa manière : observant, écoutant, prenant part à la conversation, s'y imposant même, étonnant parfois ce monde étrange par ses idées, bien plus étranges encore, et si peu faites pour de tels auditeurs. S'il en obtenait d'abord quelque attention vague et une sorte d'intérêt ébahi, il paraissait qu'il réussissait rarement à le fixer et qu'il finissait même par impatienter. Un soir (c'est lui-même qui l'a raconté à un de nos amis), il se trouvait assis entre deux habitués, gros et forts, qui l'écoutèrent assez longtemps sans mot dire. À la fin, l'un des deux s'écria : « Mais au fait, il est drôle, ce Monsieur ! il nous parle là depuis une heure, et nous ne le connaissons pas : il est embêtant ! – Apprenez, répliqua aussitôt Gérard de Nerval, que je ne suis ni bête ni embêtant ; au contraire, partout où je vais, l'on m'écoute volontiers. »

 

Dans ce genre de vie et de société, qui sait quelles singulières aventures lui seront arrivées ! Mais enfin voilà comment il paraît que ses derniers jours se sont passés, à errer de cabarets en cabarets. À en croire un récit publié par l'Indépendance belge, qui le donne pour être d'un des plus intimes amis de Gérard de Nerval, le mercredi, 24 janvier, à midi, un de ses amis d'enfance recevait de lui un billet ainsi conçu : « Viens me reconnaître au poste du Châtelet. » Voici, en substance, la suite de ce récit, dont nous prenons seulement les traits essentiels et paraissant concorder avec les faits précédents, que nous tenons de source certaine.

 

« Cet ami d'enfance (M. Millot) se hâta d'aller au poste du Châtelet. Dès qu'il eut réclamé Gérard de Nerval, le pauvre poète – le pauvre fou – sortit du violon accompagné de deux soldats. On ne saurait dépeindre l'impression que ressentit M. Millot à la vue d'un ami si cher dans l'attitude accablée d'un homme qui n'a plus ni feu ni lieu, pas un sou dans sa poche et vêtu comme aux beaux jours de juillet (d'un habit de bal qu'il s'était fait faire cet été à Munich pour les fêtes de la Cour). Or, on était au 24 janvier, et la Seine charriait des glaçons.

  Un officier de police vint interrompre l'accolade des deux amis. Il crut qu'il était de son devoir de faire un sermon à ce pauvre homme de génie pris entre le froid, la faim, la folie et la mort. Gérard de Nerval écouta patiemment ce long discours comme s'il avait été adressé à un autre et par simple curiosité littéraire. Ce morceau d'éloquence se terminait par ces mots sacramentels : « Allez et ne vous y faites plus reprendre. » Gérard de Nerval inclina la tête et sembla éprouver un coup terrible sous le poids de cette menace.

  « Ne vous y faites plus reprendre, murmura Gérard, mais où irai-je donc quand j'oublierai de rentrer chez moi !

  – Mon cher ami, lui dit M. Millot, avec des larmes dans les yeux, explique-moi donc pourquoi je te retrouve ainsi.

  – C'est tout simple, dit Gérard, j'ai passé la nuit dans un cabaret de la Halle, rêvant tout éveillé, attendant le jour pour achever mon roman de la Revue de Paris. J'étais là, m'amusant pour la millième fois, en philosophe perdu, de tous ces tableaux nocturnes du vieux Paris. C'est toujours la Cour des Miracles, et Pierre Gringoire n'a jamais été à meilleure fête. Mais une querelle est survenue entre quelques escarpes qui se reprochaient des peccadilles. La garde a envahi le cabaret, on a mis tout le monde au violon. En vain je me suis récrié. « Qui êtes-vous ? – M. Gérard de Nerval. – Que faites-vous ? – J'étudie. – Avez-vous des moyens d'existence ? » Et on me fouilla. « Je n'en ai plus, dis-je aussitôt, mais j'ai payé le café que j'ai pris tout à l'heure. – Eh bien, vous allez passer la nuit au violon. » Et, sans plus d'explication, on nous jeta pêle-mêle dans cette préface de la prison.

  « Mon pauvre Gérard, vous mourez de froid !

  – Non, dit le poète, en se secouant, mais j'ai faim.

  – Eh bien, vous allez déjeuner. Voulez-vous venir à la maison ?

  – Oh ! non, je ne veux pas aller de ce côté-là ! j'irai ce soir entre chien et loup, car, depuis que j'ai mis mon manteau au Mont-de-Piété...

  – Je comprends, dit Millot, vous voulez que nul de vos amis ne sache que vous avez froid ; vous serez toujours un enfant, mon pauvre Gérard.

  – Oui, un enfant, vous avez raison. Ces pauvres enfants ! on en a ramassé trois, qui étaient avec nous au violon. Si vous saviez quelle insouciance ! On nous disait à tous : « Ne dormez pas, car on vous trouverait au matin morts de froid. » Eh bien, pour ne pas dormir, ces pauvres enfants chantaient, contaient des contes, et jouaient à cache-cache. Moi, j'ai joué avec eux. C'est étonnant. Il y en a un qui chantait une vieille chanson que je n'avais pas entendue depuis plus de vingt ans. J'ai fini pas m'endormir, car on s'habitue à vivre partout, mais j'avais bien froid quand je me suis réveillé, et j'avais toutes les peines du monde à vous écrire.

  – Je vous remercie de vous être souvenu de moi, mon cher Gérard.

  – Je voulais écrire à Théophile ou à Houssaye, mais ils sont déjà venus à pareille aventure.

  – Voyez-vous toujours votre père ?

  – Oui, mais, depuis que je n'ai plus de manteau, je ne vais plus le voir dans la peur de lui faire chagrin.

  – Mais votre manteau, il faut le dégager tout de suite. Malheureusement, je n'ai guère que cent sous sur moi, mais si vous voulez venir rue de Richelieu...

  – Non, non, je vous remercie, j'irai au Théâtre Français à la brune, Verteuil me donnera de l'argent. »

  Cependant, les deux amis étaient entrés chez un restaurateur. Gérard déjeuna tout en parlant de son livre commencé : le Rêve et la Vie.

  « Je suis désolé, disait-il tristement. Je me suis aventuré dans une idée où je me perds. Je passe des heures entières à me retrouver. Je n'en finirai jamais. Croyez-vous que je puis à peine écrire vingt lignes par jour. »

Et sa figure exprimait le désespoir le plus profond.

« Faites autre chose et ne vous tourmentez plus de cela.

  – Songez donc que le commencement a paru dans la Revue de Paris. »

Après déjeuner, Gérard accompagna son ami jusqu'au passage Véro-Dodat.

« Je vais, lui dit-il, entrer un instant au café. Après quoi, j'irai travailler au cabinet de lecture. »

Et il entra dans le café du passage.

  M. Millot revint sur ses pas et retrouva Gérard au café. Cette entrevue l'avait fort affligé, et, une fois encore, il voulait prier le poète d'aller chez lui.

« Non, dit Gérard, vous m'avez prêté cent sous, c'est plus qu'il me faut pour attendre.

  – Attendre quoi ? »

 

S'il n'y a rien eu d'arrangé après coup dans ce récit, écrit dans tous les cas à la hâte, car l'auteur ne s'est pas aperçu qu'au commencement il y fait employer le tu aux deux amis d'enfance qui le remplacent bientôt par le vous, voilà tout ce qu'on sait jusqu'ici, tout ce qu'on saura probablement jamais des derniers jours de Gérard de Nerval. Depuis cette après-midi du mercredi 24 janvier à la nuit du jeudi au vendredi 26, qu'a-t-il fait, comment a-t-il vécu, que s'est-il passé pour lui et surtout en lui ? on l'ignore. On ne sait que l'affreux dénouement.

 

Le vieux Paris, avec ses rues étroites, sales et sombres, d'un aspect sinistre et d'un cours parfois tortueux, tombe et s'en va rapidement sous le marteau des démolitions, qui font place à des quartiers réguliers où circulent du moins l'air et le jour. Il en reste cependant encore çà et là plus d'un vestige, momentanément oublié entre des décombres. C'est ainsi qu'entre les quais et la nouvelle rue de Rivoli, si élégante, il existe une rue auprès de laquelle il ne faut plus parler de la fameuse rue aux Fèves des Mystères de Paris. Celle-ci, même dans son état primitif, était un boudoir en comparaison de ce cloaque. Elle s'appelle la rue de la Vieille Lanterne. Du quai, on y arrive par la rue Saint-Jérôme, qui la coupe à angle droit. Là, dans sa propre direction, elle fait face à une seconde rue, d'un nom encore plus lugubre que le sien, mais assez large et propre dans sa courte étendue, la rue de la Tuerie, qui aboutit à la place du Châtelet. Quant à la rue de la Vieille Lanterne, voici ce que c'est. À son ouverture de ce côté, ouverture déjà fort étroite, elle présente aussitôt une sorte de bifurcation, dont l'une des branches, de quelques pas seulement en longueur et large de deux ou trois pieds, forme comme une galerie rustique ou un mauvais balcon de plain-pied ; il conduit à la porte de la première maison, dont l'entrée est plus relevée que celle des autres et de niveau avec les rues voisines. Cette espèce de passage ou de pont ne va pas plus loin ; mais tout à côté (et c'est, si l'on veut, la seconde et la principale de nos deux branches) descend obliquement un raide escalier de quelques marches, dont les dernières arrivent sous cette manière de pont ou de galerie rustique que nous tâchons d'indiquer au lecteur (1). C'est seulement arrivé au bas qu'on se trouve réellement dans la rue de la Vieille Lanterne ; le rez-de-chaussée de toutes ses maisons sauf la première est ainsi d'un étage au-dessous des rues avoisinantes. On voit donc qu'il faut la chercher pour la voir, et encore savoir bien où la chercher. Un de nos amis, que ses affaires appellent fréquemment dans tous ces quartiers du vieux Paris, disait comme nous, il ne l'avait jamais vue, et n'avait pas l'idée de rien de pareil. Ce n'est qu'un long couloir sombre, formé par des maisons très hautes, mal hantées, cela va sans dire, et entre lesquelles une petite charrette ou deux à trois hommes de front peuvent à peine passer.

 

L'escalier qui, de ce côté, lui sert de passage, car de l'autre elle débouche directement, tourne un peu, avons-nous dit, sous cette galerie ou entrée supérieure de la première maison, en sorte qu'arrivé au bas, dans la vraie rue, on se trouve sous cette galerie comme sous une espèce d'auvent. Là, le mur est percé d'une assez grande fenêtre cintrée, comme celle d'une boutique, et munie de forts barreaux de fer. En face, chose horrible ! s'ouvre un couloir encore plus étroit que la rue ; ce couloir est un des principaux égouts de la grande ville, dont il conduit les immondices à la Seine, qui est à deux pas. C'est là, dans cette horrible impasse d'où l'on ne peut sortir qu'en gravissant un mauvais escalier, c'est dans cet endroit perdu, affreux, désolé, en face de ce cloaque sans lequel il est déjà un cloaque lui-même, c'est sous ce lugubre auvent, c'est à ces noirs barreaux à peine visibles dans l'ombre, que l'on trouva Gérard de Nerval suspendu, le vendredi matin, quand il fit jour.

 

Était-il arrivé à ce triste lieu par hasard ? l'avait-il cherché ? s'y était-il réfugié, faute de mieux, pendant cette glaciale nuit ? La maîtresse d'un logis à la nuit situé dans la rue ou tout près, aurait dit, prétend-on, qu'elle avait entendu frapper à sa porte vers les trois heures du matin, et, quoique tous ses lits fussent occupés, qu'elle avait eu comme un regret de n'avoir pas ouvert. Est-ce vrai ? était-ce lui ? sa terrible résolution lui est-elle venue tout d'un coup, ou bien en avait-il médité l'exécution et le plan longtemps d'avance ? la faim, le froid l'ont-ils décidé subitement ? a-t-il pris la menace de l'officier de police au sérieux ? a-t-il eu quelque hallucination ? a-t-il cru voir l'étoile d'Aurélia qui l'appelait, et le jour de sa mort a-t-il coïncidé par sa volonté ou par hasard avec l'anniversaire, comme quelques-uns le disent, de la mort ou de la naissance de cette femme devenue pour lui un être mystérieux ? Questions insolubles : on est même réduit à des conjectures sur la manière dont il a exécuté son sinistre dessein. Ou bien, en montant sur les marches de l'oblique escalier, et s'y exhaussant peut-être encore d'un pavé, qu'il aurait ensuite repoussé du pied pour s'ôter toute tentation de reprendre à la vie ; ou bien, tout simplement en s'accrochant aux barreaux et grimpant sur l'étroit rebord de la fenêtre, il atteignit la hauteur qu'il voulait, prit dans sa poche, non, comme le bruit s'en était aussi répandu, la fameuse jarretière de la duchesse de Longueville, mais une corde, ou plutôt, selon la version de l'Indépendance belge, un cordon de tablier, et, s'élançant dans le vide, quoique à une faible distance du sol, tout a été fini pour lui ici-bas.

 

Il avait gardé son chapeau sur la tête ; sa figure était souriante, et semblait ainsi témoigner qu'il avait peu souffert. On veut que lorsqu'on coupa la corde, il ait encore respiré ; mais les voisins avaient perdu du temps à se consulter, à aller chercher la garde, et quand celle-ci l'eut porté au poste, il était mort.

 

On trouva dans sa poche un passeport pour l'Orient, une lettre, une carte de visite, et ce qu'il avait ébauché de la fin de son dernier roman.

 

Son corps fut porté à la Morgue, sa famille ne l'ayant pas réclamé. C'est de là qu'il fut conduit d'abord à Notre-Dame, où l'autorité ecclésiastique, n'attribuant pas sa fin à un suicide volontaire, permit donc qu'on lui rendît les devoirs religieux, puis au cimetière, tout cela par les soins de ses amis. Il avait quarante-six ans.

 

Alexandre Dumas, ennuyé de ses divagations, avait fini par le consigner à sa porte. Son premier soin, quand on apprit la triste nouvelle, fut d'accourir auprès de M. Arsène Houssaye, en s'écriant : « Je vais annoncer une souscription pour lui élever un tombeau ! »

 

Il nous a semblé que cette esquisse d'une existence si aventureuse et si singulière, suivie d'une si lugubre mort, valait bien nos petits faits accoutumés, que même elle dévoilait tout un côté sombre, bon à connaître, de cette vie de Paris et de cette vie littéraire, l'une et l'autre si enviées ; il ne faut pas croire en effet que Gérard de Nerval fût le seul à en souffrir, s'il est peu d'hommes qui en souffrent à ce point, ni qu'il soit le seul qu'une telle vie ait tué.

 

Gérard de Nerval était sans doute avant tout un malade, qu'il faut plaindre plutôt qu'accuser. Peut-être doit-on ajouter que la littérature lui a fourni contre ses souffrances de corps et d'âme une sorte d'exutoire et de soupape de sûreté, qui aurait ainsi, en quelque façon, prolongé sa durée ; mais on entrevoit aussi que son mal, comme bien des malades de tout genre, il le caressait et il le choyait. Le milieu dans lequel il vivait n'était pas propre non plus à le calmer. Ce milieu si excitant, tout matérialiste et sceptique qu'il est, irritait, accroissait son trouble, s'accommodait de sa rêverie et de ses idées bizarres, comme il s'accommode de tout ce qui sait lui plaire et se faire accepter ; mais il ne le soutenait pas, il ne lui offrait ni appui ni consolation véritables. Ce milieu et ce mal dont il souffrait peut-être également, Gérard de Nerval n'en est donc pas complètement responsable ; mais, pour dire en terminant toute notre pensée, s'il a subi à ce double égard une influence fatale, ne s'y est-il pas aussi trop abandonné ?

 

 

(1) On nous dit que Decamps en a fait un dessin.

 

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(Chroniques de la Revue suisse, 10 février 1855)

 

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