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Košice Le filon de la culture

Blaise GAUQUELIN Envoyé spécial à Košice en Slovaquie 4 septembre 2013 à 19:06

La ville de Kosice est capitale européenne de la culture 2013 avec Marseille.La ville de Kosice est capitale européenne de la culture 2013 avec Marseille. (AFP)

GRAND ANGLE

Pôle industriel sinistré, la deuxième ville de Slovaquie est l’autre capitale européenne de la culture 2013, ex æquo avec Marseille. Restée dans l’ombre, elle compte néanmoins sur son titre pour entamer une mutation radicale.

Casque de chantier, gilet de sécurité fluo et parapluie, Arpad Köteles, ancien métallo, conduit la visite les pieds dans la boue, enjambant vaillamment des fils électriques détrempés. «Les expositions seront toutes en lien avec la métallurgie et l’électricité, l’industrie sidérurgique», explique l’ex-ouvrier devenu responsable de la communication chez US Steel, sponsor du futur musée des Sciences de l’acier de Košice créé avec les universités locales. Arpad Köteles, qui a longtemps travaillé dans les usines de cette ville slovaque autrefois grand pôle de l’industrie lourde, est fier d’avoir aidé à la conception d’une des présentations. «Elles seront toutes interactives», précise-t-il.

Installé dans d’anciens baraquements militaires réhabilités, le musée devrait ouvrir cet automne sous le nom de Steel Park-Creative Factory («parc de l’acier-usine créative»). Il sera l’une des réalisations phares de 2013. Une année historique pour la ville, puisqu’elle doit marquer - tout le monde l’espère ici - le début d’une grande mutation : la sortie des brumes de l’industrie métallurgique, l’entrée dans l’ère des nouvelles technologies, et une place au cœur des programmes des tour-opérateurs internationaux. Car Košice est, depuis janvier, la capitale européenne de la culture, ex æquo avec Marseille. Il est grand temps d’apprendre à prononcer son nom : Kochitsé.

La deuxième ville de Slovaquie tente, avec les moyens du bord et l’aide de l’Union européenne, de tirer le meilleur profit du défi qui l’a amenée à se hisser sur le podium au côté de la cité phocéenne, éliminant au passage Bratislava, la capitale. Courageux, pour une ville de 241 000 habitants, excentrée, située à 20 kilomètres de la Hongrie, 80 km de l’Ukraine, 100 km de la Pologne, et 400 km de… Bratislava, le moteur du pays.

Elle a certes des atouts : un vieux quartier remarquablement préservé, aujourd’hui piétonnier, témoin de cet âge d’or du XIIIe siècle où les échanges entre Cracovie et Budapest assuraient l’opulence à ce carrefour commercial multiethnique ; des patrimoines baroque et art nouveau ; une magnifique cathédrale gothique qui vient rappeler que l’on est ici aux confins orientaux du catholicisme européen. Mais elle a aussi un sombre héritage historique, resurgi lors de la traque du dernier grand criminel nazi présumé, le Hongrois László Csatáry. Mort cet été à l’âge de 98 ans, un mois avant de comparaître devant la justice slovaque, Csatáry était accusé de la déportation en 1944 de 15 700 Juifs parqués dans le ghetto de Košice, alors sous administration de la Hongrie, alliée de l’Allemagne nazie. Et puis, la ville a son lot de misère moderne.

«Mur anti-Roms»

Le régime communiste avait voué la cité, dès les années 60, à devenir l’un des plus grands centres de production d’acier au service du bloc de l’Est. Elle est, depuis la chute du Mur, une ville industrielle sinistrée, suspendue aux volontés d’US Steel qui, il y a treize ans, a racheté ses hauts fourneaux délabrés. Premier employeur de Košice et unique multinationale encore présente, le géant américain de la sidérurgie veut désormais se débarrasser de son dernier site en Europe, non rentable. 12 000 emplois sont menacés, le chômage frôle les 40% dans la région, la jeunesse émigre.

Dans le même temps, la ville affronte les questions liées à l’insertion des Roms. Mi-août, la Commission européenne a dénoncé «une rupture avec les valeurs sur lesquelles notre Union est fondée», réagissant au énième «mur anti-Roms», barrière en béton de 30 mètres de long et deux mètres de haut érigée par la mairie d’un quartier au prétexte de protéger un parking. L’essentiel de la communauté rom de Slovaquie - forte officiellement de 100 000 personnes pour un pays de 5,4 millions d’habitants, mais qui serait trois fois plus nombreuse, selon plusieurs sources indépendantes - survit dans des villages de l’Est et dans la banlieue de Košice. Loin des festivités de la capitale européenne de la culture.

Au centre de la grande place de la ville, face à la «fontaine musicale», joyau kitsch de jets d’eau jaillissant au rythme d’une sonate, une troupe de théâtre amateur distribue les tracts qui annoncent un festival de marionnettes. «Ce sera le tout premier du genre», clame une jeune fille sur échasses, bien fort car une fanfare arrive. Un groupe de touristes japonais coiffés de la même casquette fuchsia et suréquipés pour le trek urbain bat la mesure. Plus loin, indifférents au bruit strident des tramways qui passent régulièrement, des ouvriers mettent la dernière main au pavillon autrichien qui sera inauguré le soir même, alien sympathique couvert d’une dentelle blanche en aluminium : ici doit être présentée la crème de la création design viennoise. Plus loin, au pied du bloc qui accueille l’inévitable galerie marchande aseptisée aux enseignes haut de gamme, on vérifie la sécurité des installations avant le lâcher de montgolfières, l’un des moments forts de la semaine.

On est fiers, ici, d’être «EHMK» , «Európske hlavné mesto kultúry», capitale européenne de la culture, et conscients de partir de zéro. Il y a deux ans, la ville n’avait même pas d’office du tourisme. Aujourd’hui, le minibureau est tenu par Ivana Takáksová, une toute jeune femme blonde multilingue. Elle se lamente un peu : «Nous souffrons de gros handicaps : pas d’autoroute, des liaisons aériennes directes uniquement avec Bratislava, Prague et Vienne. Il faut vraiment le vouloir pour venir ici !» lâche-t-elle, réaliste.

1,5 million de visiteurs, contre 8 millions à Marseille

Mais le fait d’être «EHMK» a déjà donné un coup de pouce au désenclavement de la région. A partir du 17 septembre, une ligne Londres-Košice sera ouverte, avec deux vols par semaine, par une compagnie low-cost polonaise, Wizz Air. Mais pour cela, il a fallu négocier ferme : ces grands oiseaux sont gourmands en subventions. Située à cinq heures de train de Bratislava, la ville de Košice envie Marseille et son TGV. Les Français attendent 8 millions de visiteurs en un an, on en espère ici 1,5 million au grand maximum.

Etre une capitale que personne ne connaît, le paradoxe n’est plus si rare dans cette compétition lancée en 1985 par Melina Mercouri, alors ministre grecque de la Culture, et Jack Lang. En 2012, il y a eu la portugaise Guimarães ; en 2015, il y aura la tchèque Plzeň. Et puis, après avoir couronné la plupart des grandes métropoles européennes, la règle oblige depuis trois ans à élire deux villes, lesquelles sont de facto choisies l’une à l’Ouest, l’autre à l’Est. Le label doit participer à la promotion des nouveaux membres de l’UE, comme la Slovaquie, entrée en 2004. Mais pourquoi choisir Košice au côté de Marseille ? «On aurait été plus à l’aise avec une ville méditerranéenne, avoue Jean-François Chougnet, directeur général de Marseille-Provence 2013, qui s’est rendu en Slovaquie. Nos deux villes n’ont aucune histoire commune et nos projets sont totalement différents. Pourtant, en mai, assure-t-il, la semaine slovaque à Marseille a été un grand succès.»

Histoire d’afficher un lien, Marseille et Košice se présentent toutes deux comme des «portes d’entrée» vers d’autres cultures : celles de la Méditerranée pour l’une et celles de l’Est extracommunautaire pour l’autre… La convergence de destins s’arrête là. La cité phocéenne a la chance d’être placée sur un corridor estival, elle jouit d’un budget colossal de 770 millions d’euros arraché à onze ministères et au millefeuille des collectivités locales, dont 1,5 million d’euros est abondé par l’UE. Sa comparse slave, enclavée et fauchée, a dû faire lourdement la quête auprès de Bruxelles : elle table sur 100 millions d’euros, dont 85% viennent de la Commission, 10% du ministère slovaque de la Culture et 5% de mécénats divers.

«Revoir nos ambitions à la baisse»

«La crise est passée par là», commente Ján Sudzina. Physique de bon père de famille resté branché, le directeur exécutif de l’événement a un tout petit bureau à la «Maison Blanche». C’est le surnom de l’immense hôtel de ville de Košice, un ancien QG du Parti communiste qui trône, de toute son architecture massive, en plein cœur du quartier de Terasa, 50 000 habitants, une cité-jardin quadrillée de barres d’immeubles érigées dans les années 60 pour héberger les paysans slovaques venus travailler dans la métallurgie. «On a dû revoir nos ambitions à la baisse, rêver moins, dit-il. Mais ce projet reste crucial pour Košice. Il change tout, même. Il nous offre l’espoir de pouvoir solder enfin notre lourd héritage industriel. Les lignes budgétaires ouvertes grâce aux subventions bruxelloises sont focalisées sur la transformation de l’urbanisme et de la structure de l’emploi.» Comprendre : créer des infrastructures culturelles et faire en sorte que les enfants des ouvriers deviennent des créatifs dans les nouvelles technologies.

Pour Košice, l’heure n’est donc pas aux expos prestigieuses et aux fêtes spectaculaires : même si la ville propose une trentaine de festivals, affiche 3 000 artistes impliqués, des concerts, du théâtre, de la danse et des lectures qui diffusent un foisonnement créatif, un sou est un sou, le budget est ultraserré, l’argent va dans la rénovation urbaine. Les citoyens doivent assister à une mutation, tangible. Et si on n’a pas les moyens de faire jaillir de terre un lieu d’envergure internationale, comme le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) de Marseille, on transforme l’existant. La manufacture de tabac désaffectée est devenue un centre culturel à vocation régionale, la piscine couverte moderniste s’est métamorphosée en galerie d’art et les casernes ont été réhabilitées en résidences d’artistes, musées et médiathèque.

La relève par la high-tech

Prise dans le mouvement, Košice rêve plus loin. La petite ville slovaque a misé de longue date sur une relève par la high-tech. Quatre universités proposent des formations aux arts numériques, au design industriel et aux nouvelles technologies de l’information. Et Terasa est en train de devenir un pôle régional dans la programmation numérique et les industries créatives : le géant allemand des télécommunications T-Mobile vient d’y installer son centre de programmation dans un immeuble flambant neuf.

«Avant la chute du rideau de fer, plus de 90% des travailleurs de Košice étaient employés dans l’industrie, rappelle Vladimír Beskid, directeur artistique de Košice 2013. A présent, le secteur high-tech donne du travail à 5 500 personnes. Un chiffre amené à doubler en deux ans. Nous espérons intégrer un jour le réseau des villes créatives de l’Unesco. Etre capitale culturelle doit nous y aider», veut-il croire. A ce jour, une seule cité dans le monde a reçu le label «ville créative pour les arts numériques» décerné par l’agence onusienne : Lyon. Après Marseille, un nouveau challenger français pour Košice.

Photos Tomas Bachura

Blaise GAUQUELIN Envoyé spécial à Košice en Slovaquie

http://www.liberation.fr/monde/2013/09/04/kosice-le-filon-de-la-culture_929435

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