Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Catégories : La littérature

Jouir, disent-ils

medium_busnel2.jpgpar François Busnel
Lire, octobre 2006

Qu'est-ce que le journalisme sinon la mise en pratique d'une conviction - celle selon laquelle la vie d'un homme peut expliquer son œuvre? Oui, on trouve dans l'itinéraire des écrivains les traces de leur génie. Et parfois même les clés qui permettent d'accéder à une meilleure compréhension de leurs livres. C'est en cela qu'une biographie revêt quelque intérêt: non pour satisfaire le voyeurisme mais pour tenter de déchiffrer l'énigme que recouvrent les mots. Voyez ce que nous révèle, dans le long entretien qu'il nous a accordé chez lui, entre vallons et forêt du Vermont, le grand romancier américain John Irving. Il le dit clairement: sans doute n'aurait-il jamais écrit Le monde selon Garp ni son nouveau roman, Je te retrouverai, s'il n'avait été «violé» à l'âge de onze ans par une femme plus âgée. De cette expérience fondatrice sur laquelle il garda le silence jusqu'à ce jour (pendant plus de cinquante ans!) découle une œuvre unique, burlesque et tragique, marquée par la découverte des fantaisies sexuelles à l'heure de l'adolescence.

D'Amérique, encore, nous vient la remarquable étude d'Hazel Rowley consacrée à un mythe français que notre vieux pays regarde encore trop souvent avec cette hypocrite pudibonderie dont il ne parvient pas à se défaire: le contrat sartrien. En décortiquant la vie sexuelle de Sartre et Beauvoir, Rowley ne pratique pas le journalisme de trou de serrure mais ose la question fondamentale: existe-t-il un lien de cause à effet entre une vie sexuelle frénétique et une œuvre géniale? On objectera que nombre de «génies» n'ont jamais eu le moindre penchant pour la bagatelle. Soit, ce sera donc l'objet d'une autre étude. Pour l'heure, tentons de comprendre ce que la jouissance sexuelle des Sartre, Beauvoir mais aussi Duras, Rimbaud, Verlaine, Colette, Genet, Simenon ou Alexandre Dumas a pu avoir comme influence sur leurs œuvres. Entendons-nous, jouir ne se résume pas à endosser l'habit de l'impertinent libertin. Il est d'autres jouissances. La lecture. L'écriture. La poésie. Et le vin. Bernard Pivot et Gérard Oberlé - qui sont à Lire ce que les Muses étaient jadis aux pauvres mortels chargés de raconter leurs exploits - publient simultanément un hymne au divin breuvage. Le Dictionnaire amoureux du vin de Pivot répond si bien à l'Itinéraire spiritueux d'Oberlé (tous deux racontent, exemples à l'appui, leur éducation de riboteur) que nous avons réuni nos deux compères autour d'une bouteille et d'une conversation à laquelle nous vous invitons, en amis (lire p. 66). Tous deux insistent sur l'étrange similitude entre les livres et les vins, ces deux bienfaits de l'humanité: «Pour les buveurs et les écrivains, note Gérard Oberlé, les histoires les plus vraies ne sont pas celles qui sont véritablement arrivées.» Lisez le dictionnaire de Pivot et la sotie d'Oberlé: ces deux-là ont appris à fuir le régime des dîners en ville et poussent la philosophie jusqu'à l'ivresse, offrant ainsi un bel exemple de résistance à cette époque qui ne jure plus que par le sot mot de «déclin».

Il faut se méfier de la sobriété. Elle produit une littérature anorexique, une pensée sans appétit. Il faut bien l'admettre, hélas, nous vivons une ère d'interdictions où l'art de jouir est vécu comme une insolence. Les sectateurs de la vertu et les adeptes de la précaution voient d'un mauvais œil - celui du censeur - ces jouisseurs qui portent à la boutonnière leur amour des bains de mer et des battements du cœur, des voitures décapotables et des vins de choix. Laissons ces austères prédicateurs - des «œnophobes», dirait l'ami Oberlé - à leurs jérémiades: ils sont brouillés avec la vie. Assumer les frasques, les ruptures, les cures de désintoxication, les accidents de bolide, voilà ce que faisaient les hussards dont François Dufay retrace dans un essai passionnant (Le soufre et le moisi, lire p. 85) le sulfureux destin: il fut un temps où les jeunes gens pressés réalisaient de grandes choses; la moindre d'entre elles fut la réhabilitation et le sauvetage de leurs aînés, compromis dans d'obscurs naufrages. Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent et quelques autres ribouldingueurs remirent sur les rails deux vieux grognards de génie (Morand, l'homme aux mille maîtresses, et Chardonne, le médecin légiste de la vie de couple) aiguillés par la vie sur de mauvaises voies - celles de la collaboration. Les chenapans eurent droit, en guise de remerciement, à de sincères louanges. Puis vint le temps des abandons et celui des trahisons - ces gestes ultimes que les plésiosaures, lorsqu'ils se savent en voie d'extinction, ont encore la force d'accomplir. Sans doute Morand et Chardonne, ces monstres qu'une jeunesse dévouée venait de sacrer alors que l'oubli leur tendait les bras, voulaient-ils que leurs enfants les haïssent... Puisse l'amertume des grognards ne jamais triompher de l'enthousiasme des hussards, fût-il bachique ou panique. J'écris ces lignes en ouvrant un flacon de volnay qui vous plairait, amis de la liberté. A votre santé!

http://www.lire.fr/chronique.asp?idc=50476&idR=142&idG=

Commentaires

  • Je ne sais que dire. Mais il faut quand même vivre quelque chose de fort pour se décider à l'écrire. Il faut avoir un certain talent également. Savoir sortir de la médiocrité, de la banalité.

  • tu réponds à mon commentaire, là?

  • D'accord pour toutes sortes de jouissances. Poésie, écriture, lecture. Chacun choisit suivant son tempéramment.

Les commentaires sont fermés.