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Catégories : Les Lumières

"Les lumières" de Salman Rushdie(grand dossier du Nouvel Obs sur le siècle des Lumières)

Exclusif. Le grand écrivain parle très librement de l'islam, de l'Orient et de l'Occident, du choc des civilisations, du métissage et du pouvoir de la littérature par Salman Rushdie

Fractures
J'ai beaucoup relu récemment les auteurs des Lumières. Le grand combat du xviiie siècle ne se livrait pas contre l'Etat mais contre l'Eglise. C'était déjà vrai de Rabelais. Or nous vivons une époque où l'on prétend censurer non seulement les idées, mais l'imagination artistique elle-même. C'est encore pire qu'au Siècle des Lumières, où l'Eglise se contentait d'attaquer les concepts dont l'expression lui paraissait hérétique. Aujourd'hui, même les histoires que l'on raconte, et la façon de les raconter, sont menacées de censure. C'est moins leur philosophie que l'acte de création même qui est remis en cause. A l'époque, le pape se souciait peu de savoir si Diderot était un bon ou un mauvais écrivain : ce qu'il contestait, c'était le contenu de « la Religieuse ». Si les idées des Lumières demeurent plus que jamais pertinentes, il existe une différence majeure entre notre époque et le xviiie siècle : en ce temps-là, les écrivains pouvaient supposer que de nombreux lecteurs partageaient leurs conceptions, habitaient le même univers, comprenaient leur vision du monde. Aujourd'hui, on constate une prolifération de visions du monde inconciliables, qui se disputent le même espace.

Quand j'écrivais « la Terre sous ses pieds », bien avant le 11-Septembre, j'avais eu l'idée d'une multiplicité de dimensions tentant chacune d'annexer le même espace-temps et d'annihiler les autres. Cette métaphore s'est révélée plus exacte que je ne le pensais alors. On assiste à un conflit qui oppose moins des cultures ou des religions que des perceptions dissemblables du réel. Personne ne reconnaît les choses telles que l'autre les décrit. Nous vivons dans un monde éclaté, fracturé. Ce sujet a toujours été central pour moi. Et dans un tel monde, on ne peut plus écrire à l'ancienne. Le réalisme littéraire est une convention qui suppose un consensus sur la nature du réel. S'il n'y a pas de consensus, le réalisme de l'un devient le fantastique de l'autre. Face à un tel monde, il faut offrir des solutions différentes.

Ténèbres
Je ne suis pas croyant, et entre la raison et la foi je choisirais toujours la raison. Mais la raison pose problème, y compris à un adepte de la pensée rationnelle : que nous soyons croyants ou athées, nous ne pouvons pas nous contenter d'une vision de l'homme comme créature rationnelle. Nous sommes aussi des rêveurs, ce qui ouvre sur une autre dimension. Comment donc intégrer cette idée qu'il y a autre chose que la réalité de chair et de sang, autre chose que 2 + 2 = 4, sans pour autant recourir à la superstition ou à la religion ? Tel est le problème insoluble qui se pose à la littérature.
En ces jours sombres d'obscurantisme, un peu de lumière ne ferait pas de mal ! Mais en tant qu'écrivain je suis forcément attiré par les ténèbres. Plus mes personnages sont noirs, plus je les aime, comme le méchant de « Shalimar le clown » par exemple. De même que je préfère la part d'ombre de mes personnages « positifs ». Presque tous sont d'ailleurs ambivalents. En littérature, et particulièrement dans la fiction, le plus grand danger, c'est de trop expliquer. La fiction vire alors au didactisme. C'est le pire crime contre la littérature. Car cela ne laisse aucune place au lecteur.

Passeur
L'Orient et l'Occident constituent les deux moitiés du monde, de mon identité, de mon âme. Suis-je un passeur entre ces deux univers ? Je ne sais pas. Tantôt c'est l'impression que j'ai, tantôt je me sens doublement incompris. Les Occidentaux ne comprennent pas toujours ma part non occidentale, et les Orientaux me rejettent parfois comme trop occidentalisé. L'effet peut donc être doublement négatif. Mais quand j'ai écrit « les Enfants de minuit » et « la Honte », les Indiens et les Pakistanais (du moins ceux de ma génération, nés après la partition) ignoraient tout les uns des autres. A l'époque, la frontière entre les deux pays était complètement hermétique. Or le hasard m'avait donné l'occasion de vivre dans les deux pays. Mes romans ont donc contribué à une compréhension mutuelle. Et je suis particulièrement fier de l'accueil que « Shalimar le clown » a reçu au Cachemire. Si l'on écrit en connaissance de cause sur un endroit dont la plupart des gens ne savent rien (y compris les Indiens, qui au mieux ont passé jadis quinze jours de vacances au Cachemire), tout l'enjeu est de les y intéresser. Car s'ils s'en désintéressent, s'ils ne se sentent pas solidaires de la population, alors la tragédie qui s'y déroule n'a aucun impact : ce n'est qu'une conflagration de plus à la télé, quelque part dans le monde. Hier, c'était le Rwanda, aujourd'hui, c'est le Darfour, et demain... Les gens ont du mal à compatir avec le monde entier. On réclame trop de compassion de notre part.

Métissage
Milan, le prénom de mon plus jeune fils, signifie en hindi « mélangé ». Le mélange, le métissage est-il l'avenir de l'humanité ? Je le crois profondément. La question n'est même pas de savoir si c'est souhaitable ou non : de toute façon, c'est ce qui va se produire. C'est comme la mondialisation : qu'elle soit bonne ou mauvaise, c'est déjà une réalité, et on ne peut plus la défaire. De même, le métissage est inévitable. Et quiconque vit dans une grande métropole le sait bien, qu'il s'agisse de Londres, de Paris, de New York ou de Bombay. C'est une réalité incontestable. Il suffit de regarder autour de soi. Et à mes yeux, c'est une dimension enrichissante pour l'individu, la communauté, la culture et même la langue, sans parler du renouvellement génétique. Même si beaucoup de gens y sont hostiles ou s'en inquiètent. Et un écrivain honnête se doit d'écouter aussi les voix qui ne lui disent pas ce qui pour lui va de soi. Car bien sûr il y a souvent une part obscure dans ce mélange : il nous est pénible de vivre aux côtés de gens dont nous rejetons ou craignons la culture, les valeurs, les croyances. Mais c'est la réalité.

Les écrivains comme moi, issus de ce mélange, ont le devoir de l'étudier de l'oeil le plus critique possible, en évitant tout sentimentalisme. Je veux décrire le monde tel qu'il est, ce qui implique de savoir ce qui se passe dans la tête des gens. Ce qu'il y a de plus triste dans « Shalimar le clown », par exemple, c'est de voir une culture orientale détruire une autre culture orientale. On ne peut pas réduire la réalité à un simple « choc des civilisations » binaire. On assiste indéniablement à un choc entre certaines factions de certaines civilisations : un type de sensibilité occidentale s'oppose à un autre de sensibilité musulmane. Mais cela ne veut pas dire que deux civilisations tout entières s'affrontent. Car chaque civilisation est elle-même profondément multiple et clivée.
Dans les pays occidentaux, l'opinion est très divisée face à ce qu'on commet « en son nom ». Il n'y a pas de consensus. Et le monde musulman n'est pas moins divisé : il suffit de voir les affrontements entre sunnites et chiites en Irak. Les musulmans sont les premières victimes des kamikazes. Le concept de « choc des civilisations » a le tort de reposer sur un monolithisme erroné, sur une «fausse conscience», pour reprendre la terminologie marxiste, sur un point de vue faussé dont on tire des conclusions erronées. Le problème premier (et là je parle en écrivain) est un problème de description : si on appelle une table une chaise, on est victime d'une confusion. Il faut d'abord savoir reconnaître une table avant de pouvoir en discuter les dimensions, la qualité esthétique, et déterminer si elle nous plaît ou non. Il faut commencer par les noms des choses. Nous vivons une époque où il est difficile de nommer les choses, de les identifier. Prenons le mot « liberté » : quand George Bush l'utilise, il me semble que ce mot n'a pas le même sens que dans ma bouche. Il ne signifie pas la même chose selon qu'il est employé par John Stuart Mill ou par l'ayatollah Khomeini. Le sens des mots constitue donc le véritable enjeu.

Outrage
L'Occident n'a pas à s'adapter aux sensibilités musulmanes. Si nous voulons débattre sérieusement de nos valeurs respectives, nous devons les assumer pleinement. On ne peut pas faire semblant de ne pas penser ce qu'on pense. Ce serait une impasse, fondée sur des mensonges. Pourquoi renoncer à ce qui est acceptable, et même monnaie courante, en Occident depuis deux siècles : la satire, l'irrespect envers les religions, la libre opinion, si brutale soit-elle, la caricature ? Le problème, c'est que nous vivons dans une culture de l'outrage, de l'offense : être offensé est devenu une part importante de l'identité communautaire. On n'arrive pas à se définir en tant que groupe tant qu'on ne sait pas par quoi on se sent insulté. Ce phénomène n'est pas propre à l'islam : il s'applique à tous les groupes d'intérêts en Occident, y compris à des groupes pour lesquels on peut avoir des sympathies politiques : féministes, défenseurs des droits des homosexuels, partisans de l'émancipation raciale. Cette obsession de l'insulte est en train de devenir une part essentielle de la culture mondiale, et je le déplore. Il faut y résister.

Fondamentalisme
Les fondamentalistes musulmans, juifs ou chrétiens ont des points communs, mais ils diffèrent dans la pratique. Ce genre de généralisation « égalitariste » n'est guère fécond, car à l'heure qu'il est le fondamentalisme le plus puissant, et donc le plus menaçant, c'est bien le fondamentalisme islamique. Ce que j'ai essayé de montrer, entre autres, dans « Shalimar le clown », c'est que les musulmans sont les premières victimes du fondamentalisme : ce sont les Afghans qui ont le plus souffert des talibans, les Iraniens qui souffrent le plus du régime des ayatollahs. Si je suis optimiste, c'est parce que les pays où ce fondamentalisme s'impose sont aussi les premiers où la population s'en détourne. Partout dans le monde musulman, les jeunes gens sont volontiers tentés par le radicalisme, qui semble leur offrir une identité, une fierté, un prestige, un poids dans le monde. Le terrorisme vous confère une autorité et une célébrité, certes éphémères. Ne serait-ce que l'instant de l'attentat, on est quelqu'un. Mais la désillusion est tout aussi rapide.
Dans la communauté musulmane britannique, on perçoit un dégoût croissant pour ces fondamentalistes qui prétendent la définir. Dans bien des pays d'Europe, on voit émerger un nouveau type d'organisation musulmane qui n'est pas fondé sur la foi ni dirigé par des mollahs, mais qui a des intentions démocratiques. On en a vu apparaître au Danemark après l'affaire des caricatures. C'est bon signe, et c'est ainsi que le fondamentalisme sera vaincu. Il suffit que les musulmans s'écrient : « Pas en notre nom ! », de même qu'en Irlande du Nord les catholiques se sont dégoûtés de la violence de l'IRA. S'il doit y avoir une guerre contre le terrorisme, elle ne peut se livrer qu'au sein même du monde musulman, et non contre lui. Car seuls les musulmans peuvent le vaincre. En Algérie, la popularité du FIS et des GIA a très vite fait place au rejet. C'est assez comparable à ce qui s'est produit dans les pays de l'Est. Le système soviétique n'a duré que soixante-dix ans, le temps d'une vie humaine, ce qui est bien peu à l'échelle de l'Histoire. Mais le discours politiquement correct qui oppose au fondamentalisme islamique un islam « authentique » ressemble au discours des gauchistes européens qui dissociaient le stalinisme du « vrai » communisme. Ce langage n'a pas survécu à l'effondrement du bloc soviétique, car le mot « communisme » était désormais souillé. Il est mensonger de dire que l'islam tel qu'il existe n'est pas l'islam, même s'il y a effectivement d'autres façons de le concevoir.
Le plus triste, c'est qu'on assiste depuis cinquante ans à un déclin de la culture de l'Islam. L'Occident a beaucoup à se reprocher : la politique des superpuissances a incontestablement compromis le développement et l'avenir de ces pays. Mais tout n'est pas dû à des ingérences extérieures. Il faut que ces pays reconnaissent leur part de responsabilité dans leur propre déclin, sous peine d'infantilisation. J'en ai assez d'entendre dire que c'est l'Islam qui a inventé l'algèbre, car cela remonte à bien longtemps. L'âge d'or de la peinture persane, turque, indienne est révolu depuis deux siècles. Le déclin culturel des pays musulmans est incontestable, et il faut l'analyser avec la même lucidité qu'on analyse la poli-tique désastreuse de Bush en Irak.

Ecriture
Le paradoxe de l'écriture, c'est qu'elle paraît effectivement constituer un acte intime, un monde privé où l'on peut s'immerger pendant parfois des années d'affilée. Mais ce n'est qu'une illusion. Dès que le livre est publié, on s'aperçoit qu'il n'a rien de privé, qu'il fait partie du monde, même si pour l'écrire il a fallu s'en isoler, dans un endroit imaginaire qui n'appartient qu'à soi. Voilà pourquoi je déteste le moment de la publication. J'éprouve toujours un malaise initial, et j'ai envie de disparaître. Je veux bien être lisible, mais pas visible. Je suis tenté de dire aux gens de lire le livre et de revenir m'en parler dans deux ou trois ans. Selon mon expérience, un livre n'est donc pleinement publié qu'au bout de cinq ans environ, le temps que les gens l'aient effectivement lu. Il faudrait attendre ce délai pour en parler et interviewer l'auteur !
Au xviiie siècle, lorsque Jonathan Swift a publié « les Voyages de Gulliver », son nom était presque invisible sur la page de titre : un simple «J. Swift» dans le coin inférieur droit. Car le récit était censé être l'oeuvre du personnage lui-même, tout comme « Robinson Crusoé » et « Tristram Shandy ». A l'époque, un livre pouvait être célèbre et son auteur demeurer inconnu. Aujourd'hui, c'est le contraire : on connaît mieux l'auteur que ses livres. John Updike ou Norman Mailer sont plus connus que leurs oeuvres. Cela me paraît très grave. C'est un symptôme du culte de la personnalité qui régit notre vie culturelle.

Pouvoir de la fiction
Je ne crois pas que les livres influencent le monde, hélas. Ils n'ont aucun pouvoir, et n'en ont jamais eu. En revanche, j'ai souvent l'impression que mes personnages échappent à mon contrôle. Or la force des romans, c'est que les personnages existent dans l'esprit du lecteur. Contrairement à ceux d'un film ou d'une pièce de théâtre, qui sont dotés d'une présence immédiate. Le roman instaure une « intimité entre deux inconnus », un lien profond entre un auteur et un lecteur qui ne se connaissent pas. Voilà pourquoi, lors des conférences ou des séances de dédicace, les lecteurs s'adressent aux auteurs comme s'ils les connaissaient très bien. Il n'y a aucune distance respectueuse. Ils vous appellent même par votre prénom !
Quiconque a aimé un livre sait que ce livre vient s'intégrer à sa perception du monde et la modifie à jamais. C'est pourquoi on ne peut vraiment aimer que quelques livres, une dizaine peut-être... Les livres que nous aimons nous façonnent. Et la fiction a le pouvoir de prendre vie. Sinon, c'est qu'elle ne vaut rien. Je passe souvent plus d'un an à préparer un roman, avant de me lancer dans la rédaction. Cette longue période de gestation me permet de comprendre la forme qu'il revêtira. Tant que je n'ai pas résolu ces problèmes formels, je ne sais pas par où commencer. Alors que d'autres écrivains partent d'un personnage et laissent la forme s'imposer d'elle-même. Mais une fois que je suis sûr de ma structure, je jouis d'une très grande liberté dans ce cadre imposé, cette forme déterminée. Je me laisse toute latitude pour changer les règles du jeu. Quand on commence à connaître ses personnages, il s'agit davantage d'écoute que d'écriture. On attend que les personnages agissent, pour voir où ils veulent aller. C'est une écoute intérieure très intense, qui aboutit à des résultats inattendus. Mais ensuite l'écrivain doit prendre du recul, exercer son esprit critique pour juger si cette évolution imprévue sert ou dessert le roman : est-ce une fausse piste, une impasse, ou le meilleur moyen d'atteindre son but ? Le romancier doit donc alterner abandon à l'« inspiration » et relecture détachée.

Les trois livres à emporter sur une île déserte
D'abord « les Mille et Une Nuits ». Je triche un peu, car c'est une oeuvre qui à elle seule contient tant de livres ! Je choisirais la traduction de Richard Burton, malgré ses absurdités, car elle abonde en notes salaces et incongrues sur toutes les perversions sexuelles imaginables.
Souvent, en Grande-Bretagne, quand on vous pose cette question, on vous permet, en plus des trois livres de votre choix, d'emporter la Bible et les oeuvres complètes de Shakespeare. Je me passe très bien de la Bible, mais je ne dirais pas non à Shakespeare. Faut-il se cantonner à la fiction ? La poésie est idéale pour une île déserte. Il y a un poète britannique assez mineur des années 1960 nommé Christopher Logue, qui depuis quelques années récrit « l'Iliade » en vers libres, très modernes. Ces poèmes ont été recueillis en un volume intitulé « War Music ». Cette confrontation avec Homère a fait de Logue un grand poète. Et en ces temps de guerre je me surprends à lire tous les jours cette évocation d'une guerre archétypale.


Né à Bombay en 1947, Salman Rushdie s'installe en Grande-Bretagne en 1961. En 1989, l'ayatollah Khomeini lance une fatwa contre l'auteur des « Versets sataniques ». Depuis lors, Rushdie vit sous la menace, qui s'est atténuée récemment. Il réside à New York et à Londres. Il a publié seize livres dont « les Enfants de minuit », « la Honte », « le Dernier Soupir du Maure » et en 2006 « Shalimar le clown » chez Plon.

 

François Armanet, Gilles Anquetil
Le Nouvel Observateur

 

Commentaires

  • Mais en tant qu'écrivain je suis forcément attiré par les ténèbres. Plus mes personnages sont noirs, plus je les aime

    est tu ainsi,laura?

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