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Catégories : La littérature

"Des mystifications littéraires", de Jacques Finné : écrivains farceurs ou faussaires

L'histoire des lettres abonde en mystifications, plus ou moins subtiles, plus ou moins drôles, auxquelles Jacques Finné consacre un ouvrage érudit, fruit d'innombrables lectures : 500 pages bien tassées, nourries de notes, qu'un style caustique évite de rendre indigestes. Si l'auteur puise beaucoup d'exemples dans la littérature fantastique, dont il est un spécialiste, aucun genre ni aucun siècle ne sont oubliés. Ce traducteur émérite, passionné de masques, ordonne sa moisson avec beaucoup de soin : parties, sections, chapitres, sous-chapitres... Cette classification très soignée n'empêche pas le lecteur d'être un peu désorienté, avec le sentiment d'avoir plusieurs livres dans la main.

Mille et une traductions

Mystifier, c'est faire passer pour vrai ce qui ne l'est pas. Prosper Mérimée, farceur à ses heures, publia en 1827 un Choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l'Herzégovine. Ce recueil de vingt-huit ballades, accompagnées de commentaires historiques et de notes philologiques fut très bien accueilli, et même traduit en russe par Pouchkine. On ne voulut pas croire l'auteur de Colomba quand il affirma que c'était une blague. La supercherie ne fut officiellement établie qu'en... 1908 par un spécialiste des langues slaves.

Un linguiste écossais, James MacPherson, s'amusa, lui, à se venger des critiques littéraires qui avaient méprisé son oeuvre en publiant entre 1762 et 1765 une masse de poésies attribuées à Ossian, "barde gaélique du IIIe siècle". Le mystificateur fut complètement dépassé par le succès de cette publication, raconte Jacques Finné : "il mit en branle un vaste mouvement d'intérêt pour les littératures celtiques et, surtout, une prise de conscience d'une nation gaélique qui devait engendrer de terribles conséquences".

Avec Les Mille et Une Nuits, nous changeons de registre. Là, il s'agit d'un produit délicieusement frelaté. Jacques Finné passe en revue les traductions successives de ce texte oriental, d'origine inconnue, en montrant comment il n'a cessé d'être trahi, avec de bonnes ou de mauvaises intentions. Galland, homme de cour, a donné un texte admirable de clarté, de beauté et de pudeur. Le puritain Lane en a rédigé une version expurgée, pour bigotes, tandis que Mardrus a allongé et pimenté les passages érotiques, les jugeant trop fades. A l'inverse, le méticuleux Littmann s'est employé à traduire mot à mot, illustrant une vieille boutade machiste : "La traduction littéraire ressemble à une femme : belle, elle est infidèle ; fidèle, elle n'est point belle."

On reste dans l'orientalisme avec l'affaire Elissa Rhaïs, mais pour parler cette fois d'un nègre caché. En 1919, une musulmane née en Algérie débarque à Paris avec ses enfants et son secrétaire, Raoul Dahan. Elle va publier, en deux décennies, douze romans qui feront d'elle la coqueluche des salons parisiens. Jusqu'au jour où l'on s'apercevra qu'elle n'a pas vraiment vécu dans un harem, n'est pas musulmane mais juive, que ces livres n'ont pas été écrits par elle mais par son secrétaire... Elissa Rhaïs, de son vrai nom Leila Rosine Boumendil, est d'ailleurs illettrée, comme va le découvrir avec stupéfaction son éditeur, Plon. Le plus beau, souligne Jacques Finné, est que Leila se persuada peu à peu qu'elle avait écrit elle-même ces romans et que, dans la foulée, Raoul finissait par les considérer comme les oeuvres de sa maîtresse...

Jacques Finné ne consacre pas moins d'une centaine de pages à l'Américain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), qui tient une place unique dans les mystifications littéraires, comme créateur et comme gourou. Ses récits surnaturels ont fait de lui un démiurge. C'est l'inventeur d'Abdul Alhazred, auteur présumé du Necronomicon, pour lequel le British Museum reçoit encore des demandes de prêt et se voit accusé de dissimuler des grimoires maudits. A cette "source de mystifications" se sont "voluptueusement abreuvés une vingtaine d'assoiffés - sans parler des touristes de passage", souligne l'auteur. C'est la souris qui accouche d'une montagne.

Dans l'assiette du voisin

Naturellement, une bonne partie du livre de Jacques Finné est réservée au plagiat. Autrement dit, aux voleurs de mots ou d'idées, ces auteurs qui picorent en cachette dans l'assiette du voisin, par paresse, désir de gagner du temps, cupidité ou envie. Il définit ainsi ce délit: "Une citation sans permission, sans guillemets et sans référence."

Certains genres (polar, science-fiction, fantastique...) s'y prêtent particulièrement. Et, après les facilités de la photocopie, c'est désormais Internet qui pousse à la faute des auteurs indélicats. D'innombrables textes circulent sur la Toile. Il suffit de copier-coller puis d'arranger un peu...

Si le plagiat remonte à la plus haute Antiquité, les procès pour plagiat ne se sont multipliés qu'au XXe siècle. Auparavant, ces affaires ne donnaient lieu qu'à des discussions de salon, un échange de noms d'oiseaux dans les journaux ou des transactions privées. Le XIXe siècle n'a connu qu'un seul procès retentissant, en 1842, à propos d'un plagiat posthume du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, qui reste l'une des grandes énigmes de la littérature.

Le plagiat manque d'une vraie définition légale. Est-ce seulement pour cela que"ce geste odieux" trouve rarement "la punition qu'il mérite" ? La renommée de certains coupables leur confère "une forme d'immunité littéraire", remarque Jacques Finné. Les exceptions sont rares. Ainsi, Henry Troyat fut condamné pour "contrefaçon partielle" à propos de son livre sur Juliette Drouet, paru en 1996.

"Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d'ailleurs est inconnue", disait Giraudoux. Jorge Luis Borges va plus loin : "Toutes les oeuvres sont l'oeuvre d'un seul auteur, qui est intemporel et anonyme." Jacques Finné commente avec scepticisme : "Toute oeuvre littéraire n'existerait pas en soi, mais appartiendrait à un Grand Tout illimité où les notions de temps et d'attribution sont illusoires." C'est, selon lui, un encouragement au plagiat.

Encore faut-il s'entendre sur les mots. Rien n'interdit de partir d'un chef-d'oeuvre pour en faire un autre, en s'y référant explicitement. Personne ne songerait à traîner en justice Michel Tournier, lecteur de Robinson Crusoé, pour avoir écrit Vendredi ou les limbes du Pacifique, lui qui a dit : "Je suis comme la pie voleuse. Je ramasse à droite et à gauche tout ce qui me plaît pour l'entasser dans mon nid. Le problème, c'est de remuer toutes ces choses hétéroclites jusqu'à ce qu'il en sorte un livre."

En refermant l'ouvrage de Jacques Finné, on a envie de prolonger le débat. Toute fiction n'est-elle pas illusion, avec la complicité du lecteur ? Un romancier n'a pas besoin de tricher pour autant. Où s'arrête la fiction ? Où commence la mystification ?


DES MYSTIFICATIONS LITTÉRAIRES de Jacques Finné. José Corti, "Les essais", 518 p., 25 €.

 

Robert Solé

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