Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
Au seuil de l’œuvre aurévillienne se tenaient Racine & Huysmans…
Philippe Richard
Envisageant les multiples regards de la critique aurévillienne actuelle et forant les traits saillants de l’œuvre romanesque composée par celui auquel elle consacra sa thèse de doctorat (soutenue en 2006, à l’Université de Clermont-Ferrand, sous la direction de Pascale Auraix‑Jonchière), Céline Bricault se propose de cerner ici le schème unificateur capable de structurer en une dynamique commune les grands thèmes de l’univers fictionnel de Barbey d’Aurevilly — le mythologique et le politique, le tragique et le fantastique, la dissimulation et la fascination. Renaît ainsi ce passage mouvant qu’est le « seuil », déjà poursuivi chez Bernanos par Pierre Verdiel1 et chez Dostoïevski par Dominique Arban2, et apparaissant dans cet ouvrage pour désigner ce point nodal accueillant les enjeux esthétiques et idéologiques de l’œuvre aurévillienne. Par cette métaphore spatiale désignant autant le cadre concret d’un roman que son déploiement purement verbal, les dualités ambiguës qui tissent la poétique de textes comme L’Amour impossible, Un prêtre marié ou Une histoire sans nom, pourraient bien en effet cohabiter. C’est toutefois à un effort de compréhension plus globale que nous invite l’ouvrage, au‑delà de la simple volonté de réduire tel hiatus incessible ou de présenter telle dualité structurante. Au cœur du récit, le seuil, lieu de transition qui autorise pourtant la station, provoque en effet l’effacement de l’unicité du temps comme de la primauté du lieu, et nous lègue comme un chronotope à l’impossible régi par ces diverses structures littéraires d’enchâssements, de mises en abyme, de marques d’oralité ou de procédés de rétention qui érigent la dissonance en valeur axiale. C’est pourquoi volonté de vivre et attirance pour la mort opèreront de part et d’autre du seuil — mais seulement visibles grâce à lui — une synthèse de l’œuvre romanesque aurévillienne, en une poétique hantée par cet espace-limite.
Si l’espace romanesque se construit toujours positivement autour d’une géographie à recréer, tout « seuil » s’élabore négativement de part et d’autre de ce qui se trouve déjà créé. Il était donc nécessaire d’opérer une première étude phénoménologique de cette notion à l’apparence vacante, pour en cerner les contours à l’aide d’un déploiement large du corpus aurévillien et en montrer la non contingence radicale en vue d’une analyse poétique ultérieure ; démarche descriptive d’ailleurs d’autant plus justifiée que le romancier ne nomme pratiquement jamais le seuil en tant que tel, afin de privilégier des espaces flottants et ambivalents qu’il convenait effectivement de manifester. Sont donc d’abord observés des éléments de petite échelle : porte éventuellement doublée du tissu d’une portière, du fer d’une grille, ou de l’étendue d’un porche, et mettant toujours en relation deux entités hétérogènes — dans L’Ensorcelée par exemple, les portes demeurent ouvertes sur la lande — ; fenêtre translucide ou contrée par une persienne, voire totalement opaque dans le cas du vitrail séparant nettement l’intérieur de l’extérieur — comme on le voit dans cette église fantastique de Blanchelande, sise au cœur du même roman — ; autre embrasure témoignant du repli fondamental de tous les êtres aurévilliens — et c’est le titre même d’un chapitre d’Une vieille maîtresse —; différents types de textiles comme ces rideaux dans lesquels se fondent souvent les personnages ou ces capuchons qui protègent La Croix-Jugan et Riculf — le fort pouvoir absorbant du seuil étant par là même révélé, lui qui en raison même de son évanescence donne accès à l’intimité de l’être. Viennent ensuite d’autres éléments de moyenne échelle : balcon ou loge — la topique surplombante reliant les antagonismes du haut et du bas à ceux du vertical et de l’horizontal, eux-mêmes conjoints à la dualité de l’intérieur et de l’extérieur —, vestibule ou corridor — la topique transitoire finissant immanquablement par se muer en motif labyrinthique, image du psychisme torturé des êtres sur lequel il s’agira de revenir. Et sont enfin retenus des éléments de plus grande échelle, dont la fonction semble être de nommer l’espace intime constituant la source des préoccupations narratives du romancier : pensons notamment au motif de la veille au pied du lit d’un malade, dont la familiarité de marge ne possède d’autre contact que celui de la bordure, dans Une vieille maîtresse, Un prêtre marié ou Une histoire sans nom. Ce développement typologique, s’il pourrait parfois encourir le risque d’égarer son lecteur en ne soulignant pas assez l’intime connexion entre l’élément relevé dans les textes et la réalité synthétique du seuil (c’est le cas de la tapisserie, p. 39, ou des sons, p. 64), éclaire pourtant bien la remarquable variété des situations liminaires provoquant la marche du récit. Mais il permet surtout de comprendre philosophiquement l’expérience de l’espace comme étant toujours liée à la possibilité de se mouvoir3 — ce dont l’ouvrage aurait sans doute pu nous aviser plus explicitement au sein d’une section à caractère phénoménologique — : c’est parce que le personnage peut se déplacer ou se projeter à partir d’un lieu que ce lieu s’identifie pour lui à un seuil et pour le texte au possible déploiement d’un sens caché — ce que l’ouvrage pourrait là encore comprendre lorsqu’il met en valeur le toucher furtif d’un être par un corps, devant une vitre, dans La Bague d’Annibal, ou par la brise, sur une plate-forme, dans Une vieille maîtresse, n’affirmant alors rien d’autre que l’ouverture du sens incarné à la connaissance d’un au-delà (sans quoi l’on devrait simplement dire, et ce que cet ouvrage ne parvient pas toujours à éviter, que tout est toujours vu à partir d’un point donné, ce qui est foncièrement évident et se trouve en tout roman). Pour autant, le seuil ne cesse jamais de paraître la condition possible de tout déploiement dans le texte de C. Bricault, ce qui dit assez qu’il constitue comme la métaphore obsédante de la narration aurévillienne.
Ces lieux spécifiques et liminaires, permettant le mouvement et la vision, se trouvent alors nimbés d’un halo singulier que l’analyse cerne adéquatement comme fondamentalement artificiel, au plus profond des demeures, et pour tout dire d’une esthétique déjà pré‑décadente. Cette anticipation de notre corpus sur un goût huysmansien pour l’artifice des vitres teintées, du regard de biais, et de l’angle à vif pouvant blesser est notamment énoncée en échos explicites aux analyses de Gérard Peylet sur la littérature « fin de siècle » (p. 70, 269, et 311)4, et parfois en échos implicites aux autres topoï de la décadence (p. 110, lorsque la femme devient cet être toujours volontairement coupé du monde, ou p. 208, lorsque l’homme préfère regarder à l’arrière plutôt que de devoir contempler la ruine éthique de son siècle). Quoi qu’il en soit, les polarités traditionnelles s’inversent donc dans les récits aurévilliens, et remettent en cause l’analyse bachelardienne de la maison comme « contre univers5 ». L’enjeu narratif se situe à présent dans le lieu transitoire de la sensation, rendant visible le monde nouveau du texte par lequel le blanc n’est plus pureté virginale mais perpétuelle pâleur du linceul, la sensation non plus ouverture au monde mais promesse délétère d’enfermement solitaire, l’eau non plus purification mais perversion — dès lors qu’elle a intégré un bâtiment pour s’y minéraliser en miroir. Ce qui permet à C. Bricault de poser que « le lecteur assiste alors à une véritable contamination du dedans par le dehors grâce au point de transitivité qu’est le seuil » (p. 77) et que
le romancier a recours au seuil en tant que cadre ou en tant que point de vue : dans les deux cas, le seuil fonde le paysage comme tel, assure sa cohésion, à l’instar de la pratique picturale qui, elle aussi, opère une sélection et instaure une harmonie globale entre les différents éléments de la représentation. (p. 84)
À ce compte en effet, tout paysage devient description d’une intériorité — ce que souligne l’étude à l’aide des analyses de Philippe Hamon sur le descriptif —, tout motif liminaire devient synecdoque de l’espace romanesque entier — campée au bord du labyrinthe de la lande, l’auberge du « Taureau rouge » ne fait qu’énoncer symboliquement la monstruosité qui s’y trouve et traverse tout l’espace de L’Ensorcelée —, et toujours le même et l’autre, de manière dissonante, s’allient et s’incarnent en un espace inquiétant pour nommer une intimité torturée. C’est ainsi que
la représentation spatiale dépasse ses propres frontières et l’image offerte au lecteur est celle d’un espace illimité, non pas parce qu’il s’ouvre indéfiniment sur des horizons nouveaux, mais bien au contraire parce qu’il revient incessamment au même paysage, aux mêmes passions, aux mêmes motifs, parce qu’il se resserre perpétuellement sur eux jusqu’au point de concentration extrême où il éclate pour devenir l’espace intérieur, obscur et sans fond, dont le romancier a doté ses personnages. (p. 98)
De cette intimité dévoilée parce que liminairement voilée naissent ainsi des postures incarnées, dans lesquelles reparaissent les personnages : les hommes franchissent les seuils, en une vaine transgression souvent accompagnée de la sinistre image du cheval — pensons à Sombreval pénétrant de force dans un château vide — ; les femmes s’y tiennent, en un fantasme hiératique souvent rehaussé par leur coupure volontaire du monde — Barbe et Aimée au sommet des tourelles — ; les figures androgynes brouillent les pistes et inquiètent la lecture, en une dévoration du monde extérieur n’ayant d’autre volonté que celle de nier le monde intérieur — Vellini sifflant à cheval. Mais au lieu de poursuivre par une analyse de tout le personnel gravitant ensuite autour de ces trois pôles, dont le seuil est évidemment toujours le centre et qui figure la complexité du monde (soldats et gardiens, huissiers, figurations et prophètes du destin), l’ouvrage aurait pu cesser là le pan typologique de son développement pour forer les figures hamlétiques de l’œuvre, telles Léa ou Calixte, disséminées dans les trois catégories d’êtres déjà décrits et dont la contemplation vaut entrée dans une opacité pré-décadente. Si tout n’est en effet que situation psychologique, quelle nécessité poétique incitait donc le romancier à toujours placer un incessible désastre en son sein ? Une telle question pourrait néanmoins trouver une réponse implicite dans cette « psychopoétique du seuil » qui clôt la première partie. Trois situations liminaires y sont en effet associées à trois manières d’être, correspondant chacune à trois postures essentiellement décadentes. Soit le seuil est fermé, et la confrontation entre ipséité et altérité inévitable (p. 142 sqq.), auquel cas le choix d’une claustration masochiste vient garantir le sujet et du monde et de la lucidité sur soi, comme le manifeste le repliement intégral de l’espace et des pensées dans Une histoire sans nom — lorsqu’à l’écrin de l’Hôtel de Ferjol se substitue la prison du château d’Olonde et que Calixte, loin d’y trouver une quelconque intimité, voit son être se déliter jusqu’à une hébétude signifiant l’angoisse du tombeau :
Quoi qu’il advienne, le lieu clos vient redoubler sur le plan spatial une âme close sur elle-même et qui se refuse à toute compréhension comme à toute introspection. Ainsi, le lieu clos est clos sur quelque chose et cette chose est la mort dans les romans aurévillien. (p. 149)
Soit le seuil est ouvert, et l’esprit alors saisi par de puissantes pulsions de mort parfois identifiées aux fantasmes sexuels (p. 156 sqq.) : c’est le cas paradigmatique de la vieille Marie Hecquet de L’Ensorcelée, dont la demeure est successivement franchie par le quasi-cadavre du chouan, les linges ensanglantés qui le soignent, et les Bleus meurtriers désirant le tuer. Soit le seuil est entrouvert, et l’hésitation érigée en principe (p. 169 sqq.) — avec un affrontement de la conscience et de l’inconscient que la seule obsession voyeuriste se révèle alors capable d’endiguer pour un temps, comme on le voit nettement dans les Diaboliques. Aucune pose qui n’ait en somme été assumée par l’œuvre postérieure de Huysmans, en une projection temporelle sans doute effectivement permise par la vacuité même du lieu aurévillien ; c’est la raison pour laquelle une brève étude synoptique aurait pu s’avérer bénéfique, afin de mettre en relation précise des textes qui communiquent entre eux par une inspiration commune.
L’écriture romanesque n’entend pourtant pas résoudre ces situations ambiguës décrites par l’étude psychopoétique, mais fasciner au contraire par l’exposé même de leur dramatique. L’entendre comme nécessité pratiquement rythmique sera donc l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage. Lorsqu’un récit second se trouve ainsi enchâssé à un premier récit cadre, la narration ne fait que laisser advenir sa limite avec la propre naissance du texte, seuil d’ailleurs aussi important que ce qui le porte et finit même par porter tout le roman grâce à un narrateur homodiégétique ou autodiégétique. Certes, on pourrait faire remarquer qu’une telle structure d’emboîtement est tout à fait traditionnelle dans la littérature fantastique, et là où la réalité liminaire n’est donc pas systématiquement convoquée, mais il n’en reste pas moins que les textes de Barbey d’Aurevilly y recourent avec brio : « ce principe esthétique répond à la primauté de l’imaginaire sur la réalité, ou plutôt à l’idée que l’imaginaire est plus vrai que la réalité même » (p. 201) — la figure du tisserand ayant dès lors pour fonction d’en manifester le paradigme, depuis une fenêtre ou un balcon, avec d’évidentes harmoniques érotiques. En ce sens, tout seuil ouvrant le temps renvoie surtout en fait à la propre constitution de son texte, donc à ce passé si cher à l’auteur par là même réinséré dans le présent de sa narration : et dans L’Ensorcelée, le franchissement de la frontière de la lande entraîne bien la réitération discursive de l’histoire de Jeanne, fondant à son tour le récit rétrospectif du premier « je » quelques années plus tard. C. Bricault souligne justement l’enjeu de cette constitution du texte, qui n’est rien d’autre que la lutte contre l’oubli assumée par le seuil en vertu de sa fonction transitive ; dans la lignée du chronotope bakhtinien
se dessine [ainsi] un chronotope spécifiquement aurévillien où la corrélation a pour particularité de mettre en exergue une conception aporétique de l’acte mémoriel. Le passé est perdu à jamais et ne peut renaître qu’à travers un récit s’inscrivant dans un présent lui aussi délitescent. (p. 227)
Une fois encore, l’ouvrage se rapproche des analyses classiques de la littérature décadente, nous donnant à voir un romancier dont l’inspiration traverse son siècle de part en part.
Cela n’équivaut pourtant pas à proclamer l’impossibilité de l’acte d’écriture, et il revient cette fois à la technique spéculaire de parer la difficulté. Raconter successivement Dlaïde Malgy, La Clotte, Jeanne, La Croix‑Jugan, Pierre Cloud, et enfin Tainnebouy revient pour L’Ensorcelée à organiser plusieurs strates textuelles façonnant la cohérence d’ensemble du discours. Souvent les temporalités se chevauchent, tantôt lentes, quand le prologue du Chevalier des Touches s’étend sur un tiers du roman afin de fonder sa parole en tant que parole, tantôt brusques, quand la stylistique se met à user de l’adverbe ou du complément circonstanciel pour réorienter l’espace même de la fiction ; et l’on peut se risquer alors à proposer une « temporalité transgressive » sur laquelle viendra se greffer la quête du sens, ce qu’opère la page 256, sans oublier de mentionner un peu plus loin que cette temporalité nouvelle est précisément mise en scène, en une esthétique du théâtre qui fait se croiser les registres et reproduit textuellement les effets de perspectives que sont ceux des loges — tout se voyant toujours et même se donnant à voir via la subjectivité parfois affirmée du narrateur dans Ce qui ne meurt pas, Une vieille maîtresse, ou encore Une Histoire sans nom. Le lexique théâtral se trouve de fait convoqué par le texte romanesque, et les termes d’« artifice » et de « décadent » par le texte de l’étude (respectivement p. 274 et 208). Or le chronotope passe paradoxalement ici au second plan, dans la mesure où l’éthique de son exposition importe davantage que son sens propre. On pourra donc s’étonner que l’étude n’écarte pas le thème tant à la mode d’une diégèse productrice de non-sens dès qu’établie en un non-lieu (p. 259). En jouant son rôle, chacun tente de fait de dissimuler ou de se dissimuler — Sombreval à l’égard de Calixte ou La Croix-Jugan envers lui-même, toujours à travers ce motif de la draperie qui vaut stylistique de la réticence —, car il y a toujours quelque chose qui ne peut ou ne doit être vu dans le romanesque aurévillien, le voilage même devenant dès lors plus consistant que l’être voilé et permettant l’investissement d’une logique du fantasme dans la mesure où le spectacle est toujours « en arrière » (ce qui est bien évident, si l’on peut dire, dans « Le rideau cramoisi »). Il apparaît clairement que la suggestion est vérité et que « de manière tout à fait paradoxale l’écriture parvient à focaliser l’intérêt sur ce qui se dérobe, sur cette part du mystère qui précisément lui échappe » (p. 292). Qu’il nous soit toutefois permis de remarquer à quel point le romancier peut rejoindre par ce biais la perspective racinienne, si attentive à l’advenue de la parole que tout effort de nomination y prévaut toujours sur la réalité même de ce qui est par elle désigné — on se souviendra de l’étude de Roland Barthes :
Phèdre propose donc une identification de l’intériorité à la culpabilité ; dans Phèdre, les choses ne sont pas cachées parce qu’elles sont coupables (ce serait là une vue prosaïque, celle d’Œnone, par exemple, pour qui la faute de Phèdre n’est que contingente, liée à la vie de Thésée) ; les choses sont coupables du moment même où elles sont cachées : l’être racinien ne se dénoue pas et c’est là qu’est son mal : rien n’atteste mieux le caractère formel de la faute que son assimilation explicite à une maladie ; la culpabilité objective de Phèdre (l’adultère, l’inceste) est en somme une construction postiche, destinée à naturaliser la souffrance du secret, à transformer utilement la forme en contenu6.
L’ouvrage aurait peut-être gagné à mentionner ce legs racinien, évident à la lecture de formules telles « la parole dit la faute et est une faute en elle-même » (p. 324) ou « le scandale qui consiste à publier, à proclamer la transgression devant la communauté tout entière s’apparente alors à une sortie de prison douloureuse qui grandit l’ascendant du criminel » (p. 393). Voilà qui aurait permis de montrer qu’une esthétique classique de la dissimulation partielle se muait finalement en esthétique décadente de l’énonciation cruelle, dès lors qu’elle se résolvait précisément sur le seuil même de la parole qui l’énonçait — songeons à Brassard, transgresseur de l’amour et de la mort lorsqu’il laboure d’un poignard le bras de celle qu’il aime et qui vient de mourir, et énonçant : « je massacrai ce bras splendide d’où le sang ne coula même pas7 » — ; que toute parole mise en scène ne relevait pas nécessairement de la tromperie (p. 305) ; et que Barbey d’Aurevilly pouvait lier deux modes d’écriture distincts par delà le temps, les conjoindre en une poétique du voir, et se faire ainsi lui-même seuil de rencontre entre Racine et Huysmans.
Les chemins se rejoignent cependant lorsque C. Bricault fonde l’écriture aurévillienne en un tragique altier, dont la marque est devenue le paroxysme à mesure que se renversait le monde et que se prolongeait la geste révolutionnaire :
désordres intérieurs, actes de sadisme ou automutilation, viols, inceste, prostitution, adultères, mésalliances ou encore apostasie se multiplient pour manifester de manière frappante la position conflictuelle d’un être en totale rupture avec un monde où il n’a plus sa place. (p. 303)
Sans doute aurait-on pu rapprocher La Croix-Jugan et des Esseintes, deux héros tragiques du mystère préservé, toujours à la limite de la rupture, et pétris d’un même orgueil tourné vers le passé — ce qui aurait alors conforté notre arc herméneutique entre Racine, Barbey d’Aurevilly, et Huysmans8. Prisme théâtralisé et constitution décadente sont d’ailleurs aussitôt mis en relation par l’ouvrage, en une référence attendue aux analyses de Gérard Peylet :
[les personnages de Barbey d’Aurevilly] annoncent le goût des personnages décadents par l’apparence, l’illusion, la comédie, mais ils gardent quelque chose de l’attitude romantique : […] ils ne peuvent pas se passer encore complètement d’un public9.
Comme chez Racine et à la manière de Huysmans, le personnage aurévillien rencontre en somme un destin qui lui interdit d’user de sa liberté, et le punira par la matière même de sa transgression, comme cela devient patent dans Un prêtre marié ou dans L’Ensorcelée. Car l’amour est toujours impossible, la réaction toujours trop tardive, et le seuil toujours « espace de confrontation mortelle entre illusion et vérité » (p. 340).
Il est vrai que l’axiologie catholique a été sérieusement remise en cause par la Révolution française et l’ordre du monde violemment bousculé jusqu’en ses potentielles expressions narratives. L’éthique de l’hospitalité est donc analysée par l’ouvrage comme paradigme de cette écriture aurévillienne de la subversion qui reforme l’histoire et le temps : le marginal, s’il refuse d’être accueilli par autrui, s’écarte ainsi d’une agrégation à la modernité que rejette aussi son usage du patois (entrer chez Le Hardouey, possesseur de biens ecclésiastiques, ou chez Sombreval, détenteur de biens aristocratiques, reviendrait en effet à cautionner le désordre révolutionnaire), et l’être replié en son domaine, s’il refuse d’accueillir autrui, se protège ainsi d’une modernité qui l’épouvante et que constituent la rationalité, l’athéisme, et le matérialisme (le château de Touffedelys est en effet réservé aux partisans du roi, et l’église de Blanchelande ferme ses portes faute de partager la moindre valeur avec les habitants du village). Dans son effort pour ressaisir un contexte d’écriture, cette proposition stimulante pourra cependant révéler quelques faiblesses quant à son rapport au texte même : comment dire en effet de l’église de L’Ensorcelée qu’elle ne peut contenir aucun homme de bonne foi (p. 360), alors qu’un personnage aussi dévot que Nônon Cocouan peut spontanément s’exclamer « Jésus ! mon doux Sauveur10 ! » ; comment dire que le premier pâtre du même roman est constitué en figure réactionnaire par son refus de tout objet venant de chez Jeanne (p. 353), alors que le narrateur ne cesse de le présenter comme un être foncièrement athée et volontiers magicien11 ; comment dire que Simone Mahé confiant les clés de l’abbé à Le Hardouey représente cette noblesse qui donna elle-même au peuple les moyens de la renverser, alors que l’origine de la servante se trouve être tout à fait modeste12 ? C’est trop dire à chaque fois, et s’il est tout à fait juste que, « contextuelle et symbolique », « la clôture des seuils témoigne des divisions profondes qui caractérise la scène politique au xixe siècle » (p. 362), il ne s’agirait pas pour autant d’amenuiser la justesse des remarques précédentes par un souci typologique absolu censé rendre raison de l’attachement de Barbey d’Aurevilly aux valeurs royalistes — valeurs dont C. Bricault ne perd pas une occasion de rappeler qu’elles sont bien celles du romancier et non les siennes, ce que personne ne pensait contester, et qu’il convient de les qualifier de « tentation extrémiste » (p. 362) et d’« idéologie réactionnaire » (p. 383), ce qui n’était peut-être pas si nécessaire.
Dès qu’elle quitte la typologie, cette même hypothèse d’une métaphore obsédante du monde comme combat liminaire se révèle justement capable de proposer une interprétation féconde de la dimension initiatique du corpus, ici appuyée par les catégories symboliques d’Arnold Van Gennep. C’est le rite qui en est effectivement toujours perverti, en tant que le passage qu’il instaure s’opère brutalement à l’inverse de tout ce qui était attendu — à l’entrée de la lande de Lessay par exemple, la mère Giguet n’offre pas à boire à son hôte et continue de parler de son ouvrage sur les abats de viande de la journée. Torture et défiguration d’un blessé dans L’Ensorcelée, viol par celui-là même qui avait été accueilli dans Une histoire sans nom, dépravation radicale dans Le Cachet d’onyx, tout cela n’est donc que la manifestation de ce bouleversement des valeurs humaines qui hante le romancier et habite le feuilleté de ses textes. Écriture de la cruauté qui annonce une fois encore Huysmans. Écriture du crime voilé et par cela même monstrueux qui reprend une fois encore Racine. La sanction de cette déchéance spirituelle du siècle ne pourra donc être que l’enfermement sanglant, frappant de paralysie toutes les catégories sociales envisagées : « la logique désespérée à laquelle répond sa pensée ne suppose donc ni rachat historique, ni rédemption romanesque pour les personnages » (p. 388). La claustration, position d’abord contre-révolutionnaire, semble bien ainsi le moyen littéraire de lier le temps historique contextuel au temps poétique fictionnel.
Mais si tous les lieux revêtent pour l’œuvre une dimension sacrale, il apparaît alors relativement difficile d’y cerner une axiologie exacte du seuil, cercle souvent lui-même inclus dans une orbe sacrée plus vaste et à la signification ambivalente — pensons cependant au tissu, au rideau, ou à la lande, qui possèdent cette vive capacité de renverser un chronotope attendu, comme on peut le voir dans la description bucolique du cimetière de Nehou. Voilà qui est précisément tout sauf rassurant, et peut même représenter une des portes du satanisme aux yeux du romancier — dans L’Ensorcelée, « la stature mutilée de Saint-Norbert sert de contrefort à la porte d’un cabaret : la borne sacrée marque ironiquement l’entrée du domaine profane, comme pour mieux conduire l’initié à sa propre perdition » (p. 428). On comprend ainsi qu’aucun vrai échange des regards n’est jamais possible en ces textes, à rebours de ce qu’a pu établir Jean Rousset13, et que toute relation se trouve marquée dès l’origine du sceau de l’inanité, schème racinien, voire de la fascination morbide, schème huysmansien, dès lors que le sacré s’est délité ; l’esthétique vampirique est à cet égard frappante, si l’on songe à Vellini se jetant sur la plaie sanglante de Ryno à partir de la tenture qui la cachait dans Une vieille maîtresse, tout autant que cette esthétique du spectral qui parcourt L’Ensorcelée, Un prêtre marié, ou Le Chevalier des Touches. De là cette spiritualité aurévillienne que l’ouvrage nomme adéquatement « poétique de la scission » (p. 445), et dont les diverses formes d’exploitation narrative auraient peut-être gagné à être ressaisies de manière plus étroite une fois établie la non coïncidence entre le « sacré » et le « chrétien ». Certes, le fantastique est bien le temps de l’incertitude, de la délégation de parole, de la confiance en ceux que la folie semble avoir fragilisés, en vertu d’une écriture de l’espace frontalier qui est aussi le lieu du symbole. Les catégories élaborées à ce sujet par Mircea Eliade permettent donc de déployer une mythologie du seuil aurévillien qui jamais n’entraîne vers une montée, mais toujours au contraire en une chute irrémédiable — ses motifs symboliques les plus typiques en étant l’escalier, parfait synonyme de perversion, et l’évanouissement, incarné par le chouan à la lisière du bois, Allan devant sa chambre, Calixte entre deux portes, Hermangarde au pied de son lit, ou encore Néel de Néhou et M. Jacques renversés de cheval devant le château. S’il y a caractère initiatique du symbole, c’est par conséquent en cette annonce de la mort de l’homme comme unique ligne d’un horizon crépusculaire, marque terrible d’une fin effective mais toujours dramatiquement retardée (et non dans ces cultes à mystère que l’étude tente d’établir comme sources hypotextuelles des romans, p. 462 sqq., sans véritablement pouvoir susciter la pleine adhésion du lecteur) :
Quelle que soit l’image métapoétique proposée par le texte pour symboliser sa propre forme, il s’agit toujours d’écrire et de réécrire, par la création artistique, une disparition progressive, pour mieux l’interrompre au bord de l’abîme ; il s’agit toujours de dire que l’on se précipite vers une vérité insoutenable, inconnaissable, de laisser deviner que cette vérité n’est autre que la mort, mais de s’épargner l’issue fatale en s’arrêtant à la limite de l’anéantissement. (p. 517)
Telle serait la seule mais puissante possibilité cathartique explorée par l’œuvre, dont la geste de Pierre Cloud, à la fin de L’Ensorcelée, se révèlerait épiphonématique.
Si l’ouvrage de Céline Bricault se révèle plus prompt à reconnaître un au-delà huysmansien qu’un en-deçà racinien de son seuil, son grand mérite est de faire reposer l’écriture aurévillienne en une « architectonique » dont l’amorce cernait déjà la définition (p. 17). Quelques lacunes rédactionnelles y subsistent, certes14, mais le plaisir de sa lecture en demeure authentique, tant les pistes explorées sont passionnantes, tant elles nous permettent de relire des textes étonnants à l’aune d’un schème unificateur efficace, et tant elles prennent la mesure des ambitions complexes d’un grand romancier. On aurait finalement aimé connaître le témoignage d’au moins quelques uns de ses contemporains, afin de pouvoir mesurer si cette sensibilité au seuil ou à la « tissularité », si l’on ose dire, pouvait trouver des points de convergence avec la manière dont les écrivains du xixe siècle ont eux-mêmes compris et pensé Barbey d’Aurevilly. À moins que notre auteur ne soit résolument irréductible à toute saisie en temps réel. Huysmans écrivait ainsi de lui en 1899 :
Par ces temps où, partout, l’art se débilite, l’on peut attester que ces deux ouvrages [L’Ensorcelée et Le Chevalier des Touches] sont, comme les autres œuvres d’Aurevilly, du reste, d’énergiques stimulants et de prompts cordiaux ; ce style aux couleurs fracassantes, aux épithètes de bataille, aux verbes qui font feu des quatre pieds, vous tonifient et vous remontent15…
Or nous comprenons effectivement ce style grâce à l’ouvrage de C. Bricault, ce qui témoigne largement de la richesse de ses perspectives et partant, de la qualité poétique de ses analyses.
Pour citer cet article : Philippe Richard , "Au seuil de l’œuvre aurévillienne se tenaient Racine & Huysmans…", Acta Fabula, Notes de lecture, URL : http://www.fabula.org/revue/document6246.php