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Catégories : La littérature

Drieu, encore au cœur du débat

Par Bruno Corty Mis à jour le 19/04/2012 à 14:49 | publié le 17/04/2012 à 14:44

Romancier, Jean-Marie Rouart (à gauche) est membre de l'Académie française. Il a évoqué la figure de Drieu la Rochelle dans deux essais. Maurizio Serra est ambassadeur de l'Italie auprès de l'Unesco. On lui doit un essai «Les Frères séparés-Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux faceà l'Histoire». Crédits photo : Jean-Christophe MARMARA/JC MARMARA/LE FIGARO
 
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Jean-Marie Rouart et Maurizio Serra évoquent l'entrée de Pierre Drieu la Rochelle, l'auteur de Gilles, dans la «Pléiade».

LE FIGARO LITTÉRAIRE. - Était-il opportun de faire entrer Drieu dans la «Pléiade»?

Jean-Marie ROUART. - Pourquoi en matière littéraire et artistique y aurait-il des tabous infranchissables? Faut-il dire que la lecture de certains auteurs passe forcément par leur engagement idéologique? Aragon doit-il être ramené à son engagement communiste et ­Malaparte au fascisme? On touche là une grande faille intellectuelle de notre époque qui consiste à faire de la morale. On est en train d'intenter des procès qui n'ont rien à voir avec la littérature, et c'est une régression du même ordre que celle du procureur Pinard qui inculpait Flaubert et Baudelaire pour des raisons morales. Il faudrait amener les critiques littéraires et le public à comprendre que la condamnation morale d'un écrivain est absurde.

Maurizio SERRA. - Je pense que cet ouvrage sera bien accueilli par une grande partie du public. Quand j'ai publié mon essai sur Drieu, Aragon et Malraux, les deux tiers des recensions sur le livre et du courrier évoquaient l'intérêt pour Drieu. Si l'on aborde l'égarement idéologique qui, chez Drieu, est incontestable, encore faut-il le mettre dans la perspective historique. Nous parlons d'un écrivain dont le scandale de l'existence - le fascisme - n'apparaît qu'après le 6 février 1934, alors qu'il a déjà écrit et publié les deux tiers de son œuvre. C'est la plus grande part de ce qui figure dans ce «Pléiade». Dans la polémique qui a suivi la sortie du Journal, en 1992, certaines affirmations étaient aberrantes, mais il faut savoir les lire pour comprendre le personnage Drieu. Dans sa vulnérabilité, il me fait penser à quelqu'un qui a besoin qu'on parle de lui, qu'on le prenne au sérieux. Peut-être parce que beaucoup de ses contemporains ne l'ont pas fait. Pourtant, la générosité de l'homme, même aux moments les plus sombres de la guerre, ne fait pas défaut. Rappelons-nous le cas de Jean Paulhan, que Drieu a sorti des griffes de la Gestapo, et celui de Colette Jeramec et de ses enfants, qu'il exfiltre de Drancy. L'homme s'engage, est généreux.

J.-M. R. - Qu'il puisse y avoir la moindre réserve sur l'entrée de Drieu dans la «Pléiade», c'est oublier l'importance de La Panoplie littéraire de Bernard Frank, en 1958 ; Frank qui n'était pas suspect d'avoir les idées de Drieu! C'est oublier que c'est Malraux qui a été l'exécuteur testamentaire de l'œuvre de Drieu, qu'il était son ami et que Drieu était le parrain de son fils en 1942! Nous sommes plus royalistes que le roi! Nous avons des exigences en matière idéologique beaucoup plus grandes que ­celles à la fois de Malraux et d'Emmanuel Berl, qui considéraient que le débat intellectuel n'entachait absolument pas une œuvre. Personnellement, j'aime aussi des œuvres postérieures à 1934, comme Gilles ou Les Mémoires de Dirk Raspe. Je n'ai jamais aimé Drieu avec une arrière-pensée politique. Pas plus qu'Aragon, car c'est une lecture réductrice.

Quelle partie de l'œuvre éclatée de Drieu résiste le mieux au temps?

M. S. - La sympathie que j'ai constatée à l'égard de Drieu n'est pas une sympathie idéologique. Ce qui attire, c'est tout sauf l'écrivain fasciste, car un écrivain fasciste, en général, c'est un mauvais écrivain. Il faut différencier fascisme et goût de la force. Malaparte est certainement un homme attaché à la force, comme Mishima, comme Pound, à sa façon, et Marinetti. Pas Drieu. Ce que je trouve particulièrement moderne, ce qui est apprécié chez les jeunes, c'est la vulnérabilité de Drieu. Elle n'est jamais aussi remarquable chez l'homme et chez l'écrivain que dans la première partie de sa production, je pense au Feu follet, à La Valise vide. Dans la dernière phase de sa vie, on trouve quelque chose de durci ; dans Gilles, il veut faire le roman anti-Espoir, un Espoir de droite, et ça devient par moment forcé.

J.-M. R. - Pour moi, la grande œuvre de Drieu, celle par laquelle entrent beaucoup de ses lecteurs, c'est Gilles. Même s'il comporte quelques ratés, le ratage fait partie de cette forme de vulnérabilité ; on voit l'artiste qui essaye. Il en ressort quelque chose d'inabouti, et c'est étrangement ce qui lui donne sa force ; le lecteur peut s'identifier aux héros de Drieu et parachever le roman.

La figure du Drieu «frère égaré» a-t-elle encore un sens aujourd'hui?

J.-M. R. - Plutôt que de frère égaré, je parlerais plutôt de frère douloureux. Drieu n'est pas un père, car il n'impose rien ni ne rassure, il n'est que doute. Il ne commet que des erreurs et passe son temps à se décrier, à montrer qu'il est mauvais amant, mauvais écrivain, qu'il est dans l'échec. Il ne peut donc pas apporter une solution, mais en revanche on peut être en compassion avec lui. Ce n'est pas un hasard s'il a eu une telle influence sur Bernard Frank, François Nourissier, Nimier et même Jean d'Ormesson, qui en est très éloigné mais s'en rapproche avec Du côté de chez Jean, ce côté introspectif, ironique. Bien sûr, d'Ormesson est un solaire, et pas un mélancolique. Chez Drieu, on retrouve le côté baudelairien, saturnien, l'homme toujours entre l'extase et l'horreur de la vie.

Le suicide ajoute-t-il de la vérité et de la sincérité à son cas?

J.-M. R. - Je ne crois pas que les gens se suicident pour donner une authentification à leur œuvre! C'est vrai que le suicide d'écrivains ou journalistes, comme Prévost-Paradol ou Hemingway, jette sur la personnalité une sorte d'effroi et de mystère. La séduction de Drieu, c'est celle de ces gens qui tiennent énormément à la vie et qui en même temps veulent lui échapper. Et puis, il y a ce très grand rôle de la mort dans son œuvre. Drieu est à la fois un homme de volupté, qui aime les corps, et en même temps qui est obsédé par la mort et la mystique, comme Baudelaire. Cette présence de la mort remonte à la guerre de 14. On ne peut pas voir la génération de Drieu, de Céline, ­­d'Aragon sans cet événement majeur. Ce suicide, c'est aussi la culpabilité du survivant, ce sentiment d'injustice par rapport à sa génération et ses amis fauchés en pleine jeunesse. Cette attitude qui consiste à dire du mal de soi, à ne pas jouer les héros, on la voit très bien dans les nouvelles de La Comédie de Charleroi. Drieu avait vu tellement de faux héros. Il se méfiait de l'imposture.

M. S. - Pour ma part, je pense que le suicide ajoute à l'authenticité de Drieu. On a souvent débattu sur ce qu'il aurait pu devenir s'il ne s'était pas supprimé. On a dit: il eût suffi qu'il parte en Suisse quelques années, qu'il attende, etc. Mais Drieu n'était pas Morand, qui appartient à une autre catégorie biologique, à un autre ADN d'écrivain, comme Aragon, Junger. Ce sont des tempéraments d'airain, ils survivent à tout et, sur la distance, ils peuvent donner leur meilleur. Je pense que cet élément suicidaire, on le retrouve dans ses tout premiers textes. Peut-être même que Drieu entre dans cette valse funèbre et macabre de la guerre pour ne pas en sortir. Il a une vocation minoritaire, il veut toujours être du côté des perdants. Son charme, c'est d'avoir choisi la jeunesse contre le côté philistin, embourgeoisé, périmé de l'âge mûr.

Drieu est-il un écrivain qui s'adresse surtout aux hommes?

J.-M. R. - Chez lui comme chez Malraux et Hemingway, il me semble qu'on retrouve plutôt des problématiques d'hommes. Une femme a beaucoup plus de mal à s'identifier à un personnage de séducteur, d'homme qui ne s'aime pas, qui a horreur du mariage, qui ne veut pas d'enfants et ne veut pas s'attacher. Le personnage qu'il dessine à travers tous ses livres, Gilles ou un autre, c'est quand même un homme, puisque c'est lui!

M. S. - Je ne le mettrais vraiment pas du côté d'Hemingway, chez qui il y a trop de machisme. Drieu veut parler aux hommes, mais a toujours besoin d'être entouré, protégé, couvert de femmes. C'est sa protection et sa phobie. Dès qu'elles le protègent trop, il s'enfuit ; il l'a fait toute sa vie. La difficulté de s'assumer en tant que personnage viril relève de cette notion de ratage qui fait une grande partie de son charme.

«Romans, nouvelles, récits», de Pierre Drieu la Rochelle,Gallimard, la «Pléiade», 1936 p., 65,50 € (jusqu'au 31 août).

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