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Catégories : A lire, Les polars

"Une belle saloperie" de Robert Littell

Robert Littell : "Sous la bonne étoile de Chandler"

Le Monde | 08.05.2013 à 18h24 • Mis à jour le 09.05.2013 à 10h45

Par Franck Nouchi

 
 

 Ce mardi 30 avril, il fait froid et gris sur Paris. Robert Littell nous a donné rendez-vous à La Rotonde, place de la Bataille-de-Stalingrad. "C'est bien, souligne-t-il, d'avoir gardé ce nom de Stalingrad, et d'avoir voulu ainsi rendre hommage au courage des soldats russes."

Robert Littell.

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Avec Robert Littell, l'histoire, la grande histoire, n'est jamais loin. Dans son maître-livre, La Compagnie. Le grand roman de la CIA (Buchet-Chastel, 2003), l'ancien journaliste de Newsweek, autrefois spécialisé dans les affaires soviétiques, a démontré à quel point espionnage et littérature pouvaient faire bon ménage. En 2009, il s'est aventuré loin des services secrets avec un merveilleux livre intitulé L'Hirondelle avant l'orage (Baker Street) consacré au poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938). Deux ans plus tard, il est revenu à "son" sujet, consacrant un livre étonnant à Kim Philby, l'un des cinq "espions de Cambridge", ce groupe d'étudiants britanniques qui travailla pour le compte de l'URSS (Philby. Portrait de l'espion en jeune homme, Baker Street).

Robert Littell - Une belle saloperie.

Et voilà qu'aujourd'hui Littell publie Une belle saloperie, un polar de facture on ne peut plus classique. On lui rappelle ce qu'il avait dit un jour à propos de John le Carré : "J'adore ses premiers livres sur la guerre froide, qui est son sujet favori. Ses romans qui ont suivi la chute du communisme, je les trouve moins percutants. Tout comme la CIA a perdu son ennemi, le Carré a perdu son sujet." La même mésaventure ne lui serait-elle pas arrivée, expliquant ce passage au roman policier ? Il nous coupe : "Permettez-moi de retirer cette opinion à propos de John le Carré. J'ai dit cela alors qu'il était au début d'un nouveau cycle. Je le retire. C'est un grand écrivain de roman, peu importe le sujet. Ses personnages sont incroyables, son écriture superbe."

LA CHAISE À BASCULE, LE BANJO ET LE ROMAN POLICIER

Cette précision apportée, la question demeure : pourquoi, lorsque l'on est un des maîtres du roman d'espionnage, se mettre tout à coup à écrire un roman dont le héros est un détective privé ? Dans un français presque parfait en dépit d'un fort accent américain, Littell explique : "Vous savez, les Américains ont inventé trois choses remarquables : la chaise à bascule, le banjo et le roman policier. Comme Kennedy, j'aime les chaises à bascule. J'aime aussi la musique de banjo. Et comme je suis un écrivain américain, je me suis dit que j'allais essayer d'écrire dans ce style inventé par Edgar Allan Poe, puis, un siècle plus tard, par Raymond Chandler. On ne se rend pas compte, je crois, à quel point Chandler est un grand écrivain. Il a eu plus d'influence qu'Hemingway, que je n'aime pas, et que Fitzgerald, que j'adore."

 Robert Littell.

Alors, justement, puisqu'il cite Chandler et qu'en lisant Une belle saloperie on y a souvent pensé, voyons ce que l'auteur du Grand Sommeil écrivait à propos de son personnage fétiche, Philip Marlowe : "Je crois qu'il aura toujours un bureau minable, une maison solitaire, des aventures mais pas de liaison durable. Je crois qu'il sera toujours réveillé à une heure insolite par des gens insolites pour faire des choses insolites. Je crois que c'est sa destinée – pas la plus enviable peut-être, mais c'est la sienne." "C'est incroyable !, rigole Robert Littell en attrapant mon exemplaire des Lettres de Chandler (Christian Bourgois, 1980). Il faudra que je me procure ce livre ! Marlowe était un homme moral aux prises avec des situations immorales. Lemuel Gunn lui ressemble beaucoup."

Lemuel Gunn, un drôle de nom, non, pour un détective privé ? "Je commence toujours par nommer mes personnages. Lemuel, ça vient de Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver, un livre que j'aime énormément. On s'y fait la guerre juste parce qu'un roi a voulu imposer le côté par lequel devaient être cassés les oeufs à la coque ! Il y a chez Lemuel Gulliver quelque chose de l'ordre de la naïveté, de l'innocence, que je voulais retrouver chez mon personnage." Et Gunn ? "C'est l'autre facette de l'Amérique. La plus violente. Songez qu'il y a chez nous 314 millions d'habitants et autant d'armes à feu (gun, en anglais) !"

Gunn nous fait penser à ce que disait Chandler, encore lui, à propos du détective privé tel qu'il apparaît dans les romans : "C'est une créature fantastique qui agit et qui parle comme un homme réel. Il peut être tout à fait réaliste dans tous les sens du terme, sauf un : dans la vie comme nous la connaissons, il ne serait pas détective privé." "Au fond, je crois que j'ai essayé d'écrire un roman sous la bonne étoile de Chandler", sourit Littell.

QUELQUE PART DANS UN TROU PERDU

Il raconte comment l'idée d'Une belle saloperie lui est venue lors d'un voyage dans l'ouest des Etats-Unis avec sa femme. D'abord à Santa Fe puis quelque part dans un trou perdu à la frontière du Nevada et de la Californie. Certains détails figurant dans le roman – l'hôtel abandonné, ces immenses trains de marchandises de plus de 150 wagons, les deux casinos de part et d'autre de la route, paumés en plein désert – c'est au cours de ce voyage qu'il les a repérés. Il avait le décor, restait à créer les personnages. "C'est le plus important. Il faut les suggérer, focaliser sur les détails, de manière à ce que, peu à peu, ils s'installent dans la tête du lecteur. Je pense souvent à Fitzgerald, qui disait que pour construire un personnage de fiction, il lui fallait huit personnages de la vraie vie. Darryl Zanuck, le producteur d'Hollywood, insistait lui sur l'importance cruciale des seconds rôles. "Quand ils apparaissent sur l'écran, disait-il, ce sont eux les vedettes du film."" Mais alors, que se passe-t-il quand un texte est adapté pour le cinéma ou la télévision ? Robert Littell, dont la Fox a voulu transformer le roman Légendes (Flammarion, 2005), en série – seul un pilote a été tourné pour le moment –, est ambivalent : "Je crois beaucoup à l'idée que le lecteur devient en quelque sorte le coauteur du livre qu'il lit. Au cinéma, on voit un personnage à l'écran et on n'a aucun travail à faire..."

On n'a pas tous les jours l'occasion de converser avec Robert Littell. Depuis la lecture de Philby. Portrait de l'espion en jeune homme, une question nous taraudait : qui était vraiment cet Anglais a priori démasqué comme agent soviétique ? Un agent double ? Un agent triple ? "Je ne sais pas... Tout ce que je raconte dans le post-scriptum, à la fin du livre, est exact : les liens entre l'ancien maire de Jérusalem, Teddy Kollek, et le chef légendaire du contre-espionnage américain, James Angleton ; leur rencontre à Washington, en 1952, et ce moment incroyable où, avant d'entrer dans le bureau d'Angleton, Kollek croisa Philby dans le couloir. Angleton avait-il personnellement retourné Philby ? Philby était-il depuis le début un agent britannique se livrant à la désinformation vis-à-vis de Moscou ? Je n'en sais rien... Tout est possible..."

Tout est possible aussi pour son prochain livre, à propos duquel Robert Littell ne veut rien révéler. Seul indice : Gunn ne sera pas de la partie. L'écrivain cite La Tempête"Le passé est un prologue " –, et ajoute : "Le plus étonnant, c'est que des gens, après avoir lu Shakespeare, aient encore l'audace d'écrire !" A se demander s'il n'existe pas des romanciers doubles, comme il existe des agents doubles !

Une belle saloperie (A Nasty Piece of Work), de Robert Littell, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Baker Street, 316 p., 21 €.

Parcours

1935 Robert Littell naît à New York.

1964 Il entre comme journaliste à l'hebdomadaire Newsweek.

1973 Il publie La Boucle, son premier roman d'espionnage (Presses de la Cité, et récemment réédité chez J'ai lu sous le titre La Défection de A. J. Lewinter).

2002 La Compagnie. Le grand roman de la CIA (Buchet-Chastel, 2003).

2011 Philby, portrait de l'espion en jeune homme (Baker Street).

 

Extrait

""(...) La rumeur m'a dit qu'il vous arrivait d'accepter d'être payé au résultat...

- Et la rumeur vous a dit quoi d'autre ?

- Que vous aviez l'air jeune, mais parliez comme un vieux. Que vous aviez été un brillant enquêteur de la brigade criminelle du New Jersey, avant que la CIA ne vous persuade de devenir une sorte d'espion. Que vous ne vous répandez jamais là-dessus. Que vous avez été viré sans indemnité à la suite d'un incident en Afghanistan qui a été promptement étouffé. Que vous avez porté le chapeau pour avoir suivi des ordres sans pouvoir prouver qu'ils vous avaient été donnés. Que vous étiez un fouteur de merde dans une guerre déjà assez merdique sans vous. Que vous êtes venu dans l'Ouest pour travailler comme détective, afin de découvrir la manière de vivre à laquelle vous vouliez vous habituer. Que vous êtes un malin, un dur à cuire, que vous avez de la chance et ne vous découragez pas facilement. Que ce que vous faites, vous le faites bien, et que ce que vous faites mal, vous ne le faites pas. En d'autres termes, vous êtes contre l'idée que si une chose se doit d'être faite, elle se doit d'être mal faite. (...)

— Juste par curiosité, vous voulez bien identifier la rumeur ?"

Elle m'adressa un autre de ces demi-sourires contrits. "Euh, il vaut mieux pas. Si je vous le disais, vous risqueriez de m'envoyer promener. C'est ce qu'a affirmé la rumeur. Elle a dit que vous lui en vouliez d'être trop disponible. Que, psychologiquement parlant, vous portiez des cols empesés et que vous aimiez les femmes qui aimaient les hommes qui leur tenaient la porte. Elle a dit que vous étiez né dans le mauvais siècle.""

"Une belle saloperie", page 22

 

"Une belle saloperie", critique

Agent de la CIA en poste en Afghanistan, Lemuel Gunn est le témoin d'atrocités commises par des militaires américains sur des civils afghans. Non seulement personne, à Washington, ne prête la moindre attention à son rapport, mais, en plus, l'Agence préfère le virer. "Vous vouliez savoir d'où vient ma colère, elle vient des tripes", explique Gunn.

Le revoilà plus tard devenu détective privé, sa plaque apposée sur une caravane tout alu, utilisée dans les années 1930 par Douglas Fairbanks Jr. quand il tournait Le Prisonnier de Zenda. Elle est à présent garée à Hatch, Nouveau-Mexique. L'histoire commence lorsque Lemuel entraperçoit "une paire de chevilles nues et bien galbées" plantée dans le sable devant "Il était un toit" – c'est le nom de sa caravane.

Inutile de raconter la suite, Littell a le savoir-faire des meilleurs auteurs de polars. Avis tout de même aux aficionados du maître (américain) de l'espionnage : passez votre chemin si l'idée de ne pas vous retrouver aux prises avec une histoire d'espion compliquée à souhait vous insupporte. Une belle saloperie est un exercice de style (réussi), un de ces romans policiers d'un grand classicisme que l'on dévore en une journée, le temps de savoir si Gunn parviendra à retrouver Emilio Gava qui doit 150 000 dollars à Ornella Neppi, une intrigante comtesse aux pieds nus d'origine corse.

"Nul besoin d'être Philip Marlowe pour savoir que j'étais dans le pétrin", dit Gunn. Sur un air de Chandler, voilà bien un roman noir aussi sympathique que palpitant. F. N.

Une belle saloperie (A Nasty Piece of Work), de Robert Littell, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Cécile Arnaud, Baker Street, 316 p., 21 €.

 

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