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Loris Gréaud au Louvre et à Pompidou : “J’engage tout ce que j’ai, mon énergie, mon corps et ma vie”

Le plasticien Loris Gréaud expose simultanément dans deux espaces parisiens symboliques : le forum du Centre Pompidou et sous la pyramide du musée du Louvre. Deux superproductions conçues par un admirateur de Lynch et de Burroughs.

Un léger tremblement de terre dans la salle d’exposition, un stadium où s’affrontent des paintballers, un appartement fantôme dans Paris, un nanomusée, un concert de rap pour créatures des fonds marins : depuis son apparition dans le champ de l’art au milieu des années 2000, marquée notamment par sa première expo solo au Plateau en 2005 et surtout par l’exposition Cellar Door qui investit la totalité du Palais de Tokyo en 2008, l’artiste Loris Gréaud, 34 ans, est une figure étonnante du paysage artistique international. Travaillant au long cours sur des projets à la fois ambitieux et hermétiques, montant des superproductions expérimentales, des blockbusters conceptuels, il met le spectateur face à des énigmes, à des équations complexes. OEuvre d’art totale et Total Recall : comme si ses oeuvres revenaient du futur pour mieux interroger notre présent.

La preuve cette semaine, où l’artiste intervient simultanément dans deux lieux culturels hypervisités et à forte charge symbolique : une mystérieuse sculpture sous la pyramide du Louvre, et dans le forum du Centre Pompidou une immense tour du haut de laquelle, à chaque minute, s’élancent des plongeurs. D’où émergent ces idées sidérantes ? Comment s’y prendre pour les faire exister dans le réel ? Parce qu’on suit son travail depuis ses débuts, parce qu’il est régulièrement attaqué et critiqué sur son oeuvre, nous avons voulu l’entendre nous raconter sa vision de l’art.

Comment a commencé ce projet d’exposer simultanément dans le forum du Centre Pompidou et sous la pyramide du Louvre ?

Loris Gréaud - C’était la volonté de l’ex-président du Louvre Henri Loyrette et du président Alain Seban au Centre Pompidou d’associer pour la première fois les deux institutions. L’idée m’a été proposée il y a trois ans environ. Très vite j’ai renoncé à faire une double exposition traditionnelle pour me positionner au coeur des deux musées, dans la partie gratuite et la plus visitée, le forum et la pyramide. Ces deux oeuvres doivent offrir une immédiateté, ce qui est assez nouveau pour moi.

Que présentes-tu au Centre Pompidou ? Le visiteur passe les portes et découvre au milieu du forum une structure noire, haute de quatorze mètres, qui semble avoir toujours été là car elle reprend des éléments et des codes de l’architecture du Centre proposée par Renzo Piano et Richard Rogers. Et, soudainement, on voit une personne tomber, sans acrobatie, du haut de cette structure verticale. Puis une autre personne chute à son tour, et ainsi toutes les 60 secondes environ, de manière répétitive, mécanique, tandis que d’autres montent à leur tour l’escalier.

Qui sont ces gens qui tombent ?

C’est une compagnie française de professionnels du saut de haut niveau, hommes et femmes, des “cliff divers”, qui s’entraînent à tomber de 30 mètres de haut dans un bassin… Je leur ai montré des films de Richard Serra et de Chris Burden où l’on voit tomber des sculptures, des corps, mais aussi le saut d’Yves Klein, ou une vidéo de Bruce Nauman en train de tomber de sa chaise dans son atelier afin qu’ils se projettent dans une histoire de la sculpture. Je leur ai demandé de ne pas faire d’acrobatie, et pour eux c’est le plus dur.

Il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec les événements du 11 Septembre…

Certes, l’image du “falling man” tombant du World Trade Center a basculé dans l’imaginaire collectif. Mais cette sculpture et cette manière complètement neutre de tomber, même si c’est évidemment une pièce dramatique, désamorcent toute relation aux tours du 11 Septembre. C’est plutôt une machine et dans ce sens, c’est antispectaculaire.

Et au Louvre ?

J’ai choisi un chef-d’oeuvre, l’Esclave rebelle de Michel-Ange, ce personnage qui est comme prisonnier de la pierre. Nous avons drapé puis scanné en 3D une copie prise dans les réserves. Plusieurs choses se combinent : l’histoire du drapé dans la sculpture ; mais aussi le moment de l’inauguration, où l’on enlève le drap qui recouvre une sculpture publique. J’ai voulu étirer ce moment liminal, prolonger l’attente sur huit mois. Aussi, pendant l’hiver à Paris, les jardiniers recouvrent les sculptures des Tuileries pour les protéger du froid. C’est un geste fonctionnel, non esthétique. J’ai cherché à fusionner ces trois manières très différentes de draper une sculpture dans une même forme.

Ce sera sous la pyramide…

Il y a là une grande colonne vide qui, en vérité, est un socle en attente perpétuelle d’une sculpture : le Louvre avait eu le projet d’y installer la Victoire de Samothrace mais ça n’a jamais pu se faire. Je voulais quelque chose de très immédiat, mais qui ne sonne pas juste, pour créer une inquiétante étrangeté. Les dimensions de la sculpture ne sont pas à l’échelle du socle ni de la pyramide. Ça crée comme un déséquilibre. Enfin le drapé est brut, plein de poussière, des cordes l’enserrant. J’aimerais donner l’impression que cette sculpture a toujours été là, ou qu’on l’a exhumée des sous-sols du Louvre. Ou qu’il s’agit d’une sculpture postapocalyptique, restée là, bien après la catastrophe.

Est-ce qu’il y a un récit entre les deux ?

J’ai des histoires sur les deux oeuvres, pour moi elles sont intimement liées, c’est une seule et même oeuvre, mais je ne veux pas imposer mon récit : j’espère que les visiteurs feront eux-mêmes des liens et construiront leur propre histoire.

Que signifie le titre énigmatique du projet : [ I] ?

C’est un signe, on ne sait pas comment ça se prononce, à chacun d’en décider : ça peut être une simple barre, un i phonétique, un 1, un I donc “je” en anglais, ou la formule chimique de l’iode, ou de l’intensité électrique… Et aussi le chiffre imaginaire des mathématiques : j’espère que ces deux oeuvres immédiates constituent une équation complexe.

Il y a souvent chez toi cette volonté de contrarier le spectacle par de l’antispectacle, de donner à voir une machine mais de recouvrir une sculpture…

Pour moi l’antispectacle ne produit pas de la frustration chez le regardeur, mais du désir. Exposer une sculpture drapée pendant des mois sous la pyramide du Louvre, c’est jouer avec l’attente, c’est étirer au maximum ce désir de voir le drap soulevé et la sculpture apparaître.

Au vu des superproductions que tu mets en oeuvre, as-tu un attrait particulier pour le blockbuster ?

J’ai fait des études de cinéma : parallèlement au lycée, j’ai suivi des cours à l’Atelier des arts, en banlieue nord, et ensuite aux beaux-arts de Cergy, j’ai suivi les cours de Patrice Rollet, un proche de Serge Daney. A force, je ne pouvais plus regarder un film sans voir le montage, les changements de plan, etc. Dans l’esthétique du blockbuster, il y a un ponçage de surface. Pour deux heures d’entertainment, tout est fait pour que le spectateur ne sente pas le montage, c’est extrêmement fluide.

Pourquoi avoir fait le choix de l’art, et ne pas avoir poursuivi dans le cinéma ?

Je reviens actuellement vers le cinéma avec le tournage d’un long métrage. Mais par exemple The Snorks, réalisé il y a trois ans, n’est pas seulement un film : c’est une expédition scientifique dans les fonds marins, une musique du groupe Anti-Pop Consortium produite pour les créatures abyssales, une narration particulière, etc. C’est un agrégat de plusieurs champs où le film est comme un corps conducteur. Et puis, je suis convaincu que l’exposition est le dernier espace de liberté. Un film impose des horaires précis, une durée et un fil narratif. Ce qui se rapprocherait le plus d’une exposition, ce serait de pouvoir circuler à l’intérieur du film, et c’est pourquoi j’ai eu autant de passion pour le cinéma de David Lynch, Lost Highway par exemple, qui était pour moi une expérience d’exposition. Dans une exposition réussie, tu fais le trajet comme tu le souhaites, tu associes les oeuvres entre elles selon ta culture, ta psyché, tu te racontes l’histoire que tu veux et tu décides de ton temps.

Comment en es-tu venu à l’art ?

En parallèle du lycée. L’école et le corps enseignant n’arrivaient pas à m’intéresser, une lutte perpétuelle contre le sommeil… Mais j’étais passionné par les livres de Burroughs. Et mon premier choc esthétique : le film de Stan Brakhage, Anticipation of the Night. Je ne connaissais rien au cinéma expérimental, mais c’était comme un premier accès à la poésie, qui te communique quelque chose avant même que tu en comprennes le sens. Ça me dépassait comme une puissance supérieure. L’autre choc a été l’exposition Bruce Nauman au Centre Pompidou. Puis j’ai étudié les arts graphiques. Et le week-end, je jouais dans les free parties avec le groupe Triphaze, un groupe de l’underground techno. C’était le début de l’utopie free-techno-hardcore.

L’art des années 90, notamment incarné en France par des artistes comme Pierre Huyghe, Philippe Parreno ou Dominique Gonzalez-Foerster, a aussi beaucoup compté pour toi…

Ça a été plus que structurel. Etudiant, je regardais cette génération au-dessus de la mienne, dotée d’une visibilité internationale et qui déployait de nouveaux systèmes. Pour moi, c’est Philippe Parreno qui a le plus de longueur d’onde. Je continue de penser qu’il est l’un des artistes vivants les plus frappants. Donc j’ai regardé leurs formes, leurs enjeux, leurs systèmes. Dans les premières années de mon travail, j’avais une vraie volonté de prolonger cette aventure. C’était écrit, annoncé et assumé comme tel de ma part, sauf par ceux que ça arrangeait de ne pas le voir, afin d’argumenter un éventuel plagiat (rire). Mais ceux qui étaient considérés alors comme les chiens de garde des années 90 sont aujourd’hui appréhendés comme une arrière-garde amère et réactionnaire ; les choses trouvent toujours leur place. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, presque naturellement, sans que ce soit une stratégie de ma part, mon oeuvre s’est progressivement détachée de cette génération. Je fais ce que j’ai envie de voir en prenant soin de dessiner une belle trajectoire.

Tu es arrivé très jeune à faire tes premières grandes expositions…

En fait, il y a eu un changement de paradigme : pendant longtemps, l’évolution dans la création contemporaine française se faisait de manière générationnelle, avec des personnes qui “montaient” ensemble. Quand j’ai eu ma première exposition au Plateau à Paris en 2005, les attaques les plus acerbes sont venues de la génération supérieure, parce qu’on ne respectait plus la “pyramide des âges” dans l’art contemporain français. Mais après cela, on a assisté à ce qu’on pourrait appeler une “dégénération” : il n’y a plus de problème aujourd’hui à voir émerger des artistes qui ont déjà 45 ans, à côté d’un très jeune artiste qui déboule à moins de 30 ans comme une flèche.

Tes oeuvres mobilisent souvent beaucoup d’argent : es-tu dans une logique de superproduction ?

C’est la nature du projet qui veut cela. Je travaille dans une économie, une temporalité et des procédures qui se rapprochent du cinéma ou de l’architecture. Mais pourquoi s’étonner qu’une exposition puisse demander un budget important ? Quand elle se prépare sur vingt-quatre mois, mobilise des intervenants différents, et qu’à la fin elle fait un nombre d’entrées aussi important qu’un film, pourquoi est-ce que le budget ne serait pas équivalent ?

Dans un monde en crise, ce niveau d’argent et de production n’est-il pas un peu déplacé ?

Je suis perpétuellement en crise, toujours à deux doigts de m’effondrer financièrement. Des collectionneurs, des musées achètent mes oeuvres mais c’est l’argent généré par mon travail qui produit mon travail. En tous cas, il ne s’agit pas pour moi de faire une démonstration. Après les expositions au Palais de Tokyo, à l’ICA de Londres, à la Conservera de Murcie, la Kunsthalle de Saint-Gall ou de Vienne, certains faisaient croire que mon père était banquier, que les choses étaient faciles pour un gosse de riche… La réalité est bien loin de tout ça : j’ai grandi en banlieue nord-ouest où je continue de vivre, mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu. Je n’ai pas été élevé dans le fric mais avec des valeurs de travail, d’acharnement, d’engagement.

La superproduction peut être un piège… Je ne fais pas beaucoup de projets, je ne suis pas dans une course à la production et encore moins aux expositions. En dix ans, j’ai fait seulement deux expositions en galerie. Je préfère prendre le temps et développer un vrai projet. La force de ce système, c’est d’avoir des galeristes, des collectionneurs et des collaborateurs qui ont compris cette mécanique et qui m’accompagnent dans cette temporalité.

Ceux qui te connaissent savent que tu consumes aussi toute ton énergie dans tes projets…

J’engage tout ce que j’ai, mon énergie, mon corps et ma vie. Ça peut paraître romantique, mais ça ne l’est pas. Il n’y a pas que les limites de la production, des institutions ou des galeries qu’il faut repousser et réinventer, mais également ses propres limites. Le travail exige le dépassement de soi. Mais c’est un jeu dangereux, avec sa part de combustion, de burn out dont traite largement mon travail.

Une chose frappante dans tes oeuvres, c’est cette noirceur. Ce drame post-apocalyptique, cet imaginaire post-humain…

Plutôt qu’une question d’imaginaire, c’est lié à la façon dont j’envisage ma pratique de l’exposition. Pour moi, seul le projet fait vraiment autorité. Je dédie ma vie à l’idée, et, à ce titre, je peux être considéré comme un artiste “conceptuel”, sauf que ça ne veut plus rien dire pour moi aujourd’hui. Ma responsabilité, c’est de faire advenir cette idée, de tout entreprendre pour l’amener dans le réel. Mais au final, la mise en forme sonne toujours comme un dépôt de bilan de la pensée, comme un échec. Tout ce que je tente de faire, c’est de mener à bien mes projets, peu importe le temps et l’énergie. Mais c’est la lutte avec l’ange : tu n’obtiens jamais ce que tu as en tête. Ça ne me rend pas amer, au contraire. Mais je ne serai jamais un artiste satisfait.

Propos recueillis par Jean-Max Colard

[I] du 19 juin à janvier 2014 sous la pyramide du Louvre, Paris Ier, www.louvre.fr, et du 19 juin au 15 juillet au forum du Centre Pompidou, Paris IVe, www.centrepompidou.fr

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