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William Blake, homme de peu de joie

3 juillet 2013 à 23:42

Critique Dans «le Mariage du ciel et de l’enfer», qui paraît en bilingue, le poète britannique tente de fonder une nouvelle religion

Par ERIC LORET
Libération

Le deuxième principe du mince traité Toutes les religions n’en sont qu’une seule (1788, William Blake a 31 ans), ça va. On dirait du Kant : «Tous les hommes se ressemblant quant à la forme extérieure, de même (avec la même variété infinie), tous se ressemblent quant au Génie poétique.» Le troisième, ça ne va déjà plus : «Nul homme ne peut penser, écrire ou parler depuis son cœur sans obligatoirement avoir en vue la vérité.» Ben voyons. Supposer l’égalité des intelligences et des capacités est nécessaire, croire en celle des bonnes volontés, suicidaire. Blake était dépressif, on comprend pourquoi.

Byzantin. Avec sa grosse tête et son petit corps, il avait vu un chapitre d’anges niché sur un arbre à 10 ans. Chesterton, dans sa célèbre bio de 1910 (1), raconte que, pour Blake, «les patriarches hébreux parcouraient les collines du [Sussex] avec autant de naturel que le désert». C’est d’ailleurs un des événements du cycle du Mariage du ciel et de l’enfer (1790), livre de gravures qui entend fonder une nouvelle religion : «Comme les prophètes Isaïe et Ezéchiel dînaient en ma compagnie, je leur demandai comment ils avaient pu oser affirmer si carrément que Dieu leur avait parlé.» Réponse d’Isaïe : «Je n’ai jamais vu Dieu, ni ne l’ai jamais entendu, sous forme d’une perception organique finie ; mes sens ont découvert l’infini dans l’ensemble des choses.»

Application pratique : «How do you know but ev’ry bird that cuts the airy way/ Is an immense world of delight, closed by your senses five.» Pas facile à traduire. Jacques Darras propose : «Qui vous dit que le moindre oiseau fendant les routes du ciel/ Qu’emprisonne la prison de vos cinq sens, ne serait pas un monde de joie immense ?» A part la répétition inutile «emprisonne»/«prison», c’est assez clair, c’est-à-dire aussi byzantin que n’importe quelle image de Blake, d’autant qu’on ne voit pas quel est l’antécédent du pronom «qu’» : l’oiseau ou le ciel ? C’est le coup de génie de Darras ! Ciel=oiseau=joie. Une autre trad existe en poche, chez Rivages, par Bernard Pautrat, de 2010 : «Comment ne sais-tu pas que chaque oiseau fendant la voie des airs / Est un immense monde de délices enclos par tes cinq sens ?» Bref, quand tu vois passer un oiseau, tes cinq sens n’ont pas l’«ouverture sur l’infini» (2) qui va bien et la joie n’est donc pas pour toi, ce qui est dommage car, comme le conclut le Mariage… : «Tout ce qui vit est Saint.» Globalement, on s’amuse bien à lire Blake, assez proche de Lautréamont en moins ironique.

DVD. Alors que l’on connaît généralement le Mariage… et les Chansons d’innocence et d’Expérience, l’édition Darras brille par ses bonus DVD avec un choix de prophéties (Amérique, Europe, enluminures historiques) et le Livre d’Urizen, le tout emballé dans une longue intro, des explications, un lexique de la mythologie blakienne, pour ne rien ignorer par exemple de Golgonooza, qui n’est ni un fromage ni une création de Tōei animation.

(1) Editions le Promeneur, 2011. (2) «William Blake», d’Armand Himy. Fayard, 2008.

WILLIAM BLAKE

Le Mariage du ciel et de l’enfer et autres poèmes

Edition bilingue.

Traduit de l'anglais

par Jacques Darras.

Gallimard «Poésie», 384pp., 12,50€.

http://www.liberation.fr/livres/2013/07/03/william-blake-homme-de-peu-de-joie_915699

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