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A quoi sert la Villa Médicis ?

 

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 16.01.2014 à 15h18 • Mis à jour le 16.01.2014 à 16h42 | Par Philippe Ridet (Rome, correspondant)

 

La Villa Médicis, sur la colline du Pincio, siège de l'Académie de France à Rome. Budget annuel : 8,5 millions d'euros.

La Villa Médicis, sur la colline du Pincio, siège de l'Académie de France à Rome. Budget annuel : 8,5 millions d'euros.

 

Elle se love à la manière d’un chat dans un fauteuil dont le jaune passé s’éclaire sous le soleil d’hiver. Au fond du bar de la Villa Médicis, à Rome, une serveuse range les soucoupes. Par la haute fenêtre, la ville entre à flots : des toits, toujours des toits, encore des toits. Ici ou là, l’éclat du marbre d’une statue, la masse verte d’un parc, la coupole d’une église.

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Jakuta Alikavazovic, romancière, 35 ans, Prix Goncourt du premier roman pour Corps volatils (L’Olivier, 2007), rêvait plutôt de Venise : « Il faut, dit-elle, avoir les épaules solides pour se dire qu’on a quelque chose à faire dans cette ville. » Un peu plus tôt, l’architecte Simon de Dreuille nous avait confié : « A Rome, on ne sait pas ce qu’on va faire. C’est une énorme usine à fantasmes, un endroit où l’on ne fait aucune promesse. »

POLÉMIQUES BRUTALES

Comme eux, ils sont une vingtaine de pensionnaires à se confronter à la Ville éternelle et sa Grande Bellezza (« grande beauté ») - du nom du film de Paolo Sorrentino sorti en mai 2013. Dans la première scène, on voit un touriste asiatique tomber raide mort, comme foudroyé par la beauté qu’il découvre du haut de la colline du Janicule. En face, du sommet de la colline du Pincio où la Villa Médicis se dresse, l’effet peut être le même.

 

Ce gros gâteau blanc hérissé de deux tours, où Napoléon a installé l’Académie de France en 1803, fait toujours rêver. Et pas seulement les futurs pensionnaires. On se bat aussi pour en devenir le directeur, quitte à plonger dans des polémiques brutales. En 2008, le journaliste Georges-Marc Benamou choisi par Nicolas Sarkozy pour en prendre les rênes doit céder la place à Frédéric Mitterrand après les protestations d’artistes de tout poil. Un an plus tard, ce dernier, promu ministre de la culture, est remplacé par un quasi inconnu, Eric de Chassey.

Et voilà qu’à son tour celui-ci est pris dans la tourmente pour avoir proposé à l’actrice et productrice Julie Gayet, l’amie supposée de François Hollande, de faire partie du jury de sélection des futurs pensionnaires. Dans une conférence de presse réunie en urgence, mercredi 15 janvier, M. de Chassey a indiqué que la comédienne ne ferait finalement pas partie de ce jury. Les remous créés par cette affaire montrent cependant bien à quel point l’institution romaine reste un lieu de pouvoir symbolique.

400 CANDIDATS EN 2013

Malgré ces tempêtes, près de 400 candidats (écrivains, plasticiens, historiens, architectes, scénaristes, musiciens, photographes, etc.) ont tenté, en 2013, de forcer la lourde porte d’entrée située viale Trinita dei Monti. Ils seront sûrement autant à tenter leur chance cette année, pourvu qu’ils aient entre 20 ans et 45 ans et parlent le français. Les sélectionnés auront droit à un logement pour une durée de douze à dix-huit mois dans les dépendances du palais et à 3 200 euros de salaire brut. Après, le plus dur commence : créer une œuvre qui marquera leur passage et contiendra, peut-être, un peu de ce que Rome a laissé en eux.

Simon de Dreuille travaille sur un projet de cartographie de cette « ville ultralégère » en fonction de la végétation et des indices climatiques. Jakuta Alikavazovic écrit un « récit intime », intitulé L’Institut central. « Comment vivre dans la langue que l’on n’écrit pas ? », se demande-t-elle.

A leur manière, ces deux pensionnaires répondent à la question qui se pose comme un leitmotiv : à quoi sert l’Académie de France à Rome, institution créée en 1666 par Colbert et dotée d’un budget annuel de 8,5 millions d’euros ? Est-il bien raisonnable, en ces temps de crise budgétaire, d’entretenir des artistes dans un confort enviable, et de les loger dans un palais Renaissance au sein d’une ville qui n’est plus, depuis longtemps, le phare de la création ?

CITÉ PROVINCIALE

« C’est Rodez ! », s’écriait Frédéric Mitterrand, directeur de la Villa de 2008 à 2009, quand on le croisait dans les rues de cette cité si provinciale. « Une année à Rome ? Une bonne planque ! Et pourquoi pas trois mois à New York, Londres ou Berlin, autrement plus attractives et excitantes pour l’imagination ? » entend-on régulièrement de la part des détracteurs d’une institution jugée désuète, voire inutile. Dans ces conditions, pourquoi réformer de nouveau cette vieille maison, comme s’apprête à le faire Eric de Chassey ?

« L’important, explique Laurent Durupt, musicien, c’est de changer son territoire. On en espère une révélation. La peinture et la sculpture m’ont toujours nourri, et Rome en déborde. La ville est une œuvre en elle-même, et cela m’intéressait de voir quelle résonance cela produirait sur mon travail. » Il poursuit : « Ici, je ressens également une grande absence. La densité de Paris me manque… »

L’exil et le regret, ces deux puissants moteurs de la création artistique, sont au rendez-vous de la Villa, même si le premier est consenti et le second, provisoire. Pourtant, Boucher, Ingres, Fragonard, Debussy, Carpeaux, Baltard, Garnier, Berlioz, Gounod, Charpentier, Debussy, qui furent pensionnaires, semblent avoir laissé moins de souvenirs que les réflexions amères d’Hervé Guibert dans L’Incognito (Gallimard, 1989) : « J’étais venu écrire l’histoire de ma vie. Je tombais de haut : des murs avec des taches jaunes d’infiltration, le Frigidaire qui puait, une misérable armoire en contreplaqué qui ne fermait plus, une chaise défoncée avec le rotin arraché, du sous-Ikea exténué sur lequel auraient craché les chiffonniers d’Emmaüs. » Et que dire des premières impressions de Renaud Camus ? « J’éprouve donc le sentiment contradictoire de jouir d’avantages inouïs et de faire l’objet de négligences, voire de grossièretés presque inimaginables », écrit-il dans son Journal romain (POL, 1987).

RÉFORMATEUR

Enfants gâtés ? Témoignages d’un passé qui n’est plus ? « Les plaintes des pensionnaires sont un genre littéraire en soi », s’amuse Eric de Chassey. Spécialiste de la peinture contemporaine américaine, ce professeur d’histoire de l’art à l’Ecole normale supérieure de Lyon poursuit son deuxième mandat à la tête de l’Académie de France. « Le directeur de la Villa Médicis est heureux quand les pensionnaires arrivent à bien travailler », explique celui dont une des premières décisions fut de nommer un responsable administratif et artistique afin de faciliter l’installation des pensionnaires et des résidents. « Cela n’a l’air de rien, explique-t-il, mais pour un artiste arrivant à Rome il n’est pas facile de trouver un vendeur de châssis ou un laboratoire photo. »

Si chaque responsable successif de la Villa a cherché à marquer son passage, Eric de Chassey se verrait bien dans le rôle d’un réformateur zélé. En novembre 2013, il a remis à la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, un rapport sur la « Réforme des résidences à l’Académie de France à Rome ». Réaffirmant le caractère spécifique et exceptionnel de l’institution, le rapport propose de mieux l’adapter aux besoins et aux attentes des pensionnaires et des résidents, dont le séjour devra être mieux valorisé et diffusé. Bref, toujours la même tentative de concilier la mission qui lui fut assignée par Colbert (favoriser la création) et celle qui lui fut confiée par André Malraux (s’ouvrir au monde).

« La Villa ne doit pas perdre son rôle de lieu de formation, même si cela ne passe plus par la copie des Antiques, explique le directeur. C’est pourquoi je souhaite qu’elle s’ouvre encore davantage. » A la quinzaine de pensionnaires sélectionnés par concours viendront désormais s’adjoindre des résidents de passage pour une courte période (de un à quelques mois) - des lauréats issus d’établissements d’enseignement supérieur, des artistes, professeurs et chercheurs invités.

« Le séjour à Rome d’artistes et de chercheurs continue de trouver sa raison d’être dans la possibilité d’un rapport vivant à une histoire longue et complexe, égrène le communiqué de presse présentant la réforme. Il faut l’adapter au fait que Rome n’est plus seulement la ville centrale de l’Antiquité et de la Renaissance, mais aussi celle du traité de Rome. La Villa Médicis doit plus que jamais être un établissement d’exception à la fois français et européen, multiconnecté avec le reste du monde. »

« MADE IN VILLA MÉDICIS »

Derrière ces formules un peu creuses se cache un souci : assurer à la Villa Médicis un rôle et une visibilité qui perdurent, au-delà des polémiques ou des louanges qui signalent une exposition réussie. C’est ainsi que le rapport Chassey propose que les artistes s’engagent à mentionner « leur qualité de résidents ou d’anciens résidents sur tout document public pendant une durée contractuelle (…) afin d’assurer le retour à la nation des efforts consentis ».

Un « made in Villa Médicis » pour clouer le bec de ceux qui pensent que, sous les pins parasols du parc, on se la coule douce ? Eric de Chassey s’en défend. « Il est impossible de quantifier l’utilité d’une institution. Il n’y a pas ici d’obligation de résultat, la création est intéressante quand elle est le plus libre possible. J’essaie de concilier deux objectifs : celui de la formation et celui de la retraite hors du monde. Le premier oblige à l’ouverture, le second à une forme de réclusion. Ce n’est pas si difficile que cela en a l’air, nous avons un modèle juste en face », dit-il en désignant la coupole de la basilique Saint-Pierre qui miroite sous le ciel bleu.

Une différence, pourtant : à la Villa Médicis, l’éternité se compte en jours ou en années, pas davantage. Le directeur comme les pensionnaires devront un jour quitter ce lieu. « Certains d’entre nous ont anticipé leur retour, raconte Laurent Durupt. Moi-même, je reviens assez souvent en France pour éviter de trouver normales les conditions de travail qui me sont offertes. Beaucoup d’entre nous disent : “On ne s’y habituera jamais.” Mais c’est faux, on s’habitue. »

« Le retour à la vie civile est assez dur pour certains », révèle Eric de Chassey. « Dans la nuit, le retour vers Paris est un arrachement », écrit Frédéric Mitterrand dans La Récréation (Robert Laffont, 2013), alors qu’il s’apprête à prendre ses fonctions Rue de Valois. Son livre regorge de remarques acerbes sur l’action de son successeur, comme des accès de jalousie mêlée de regret.

LE DANDY ET LES ROLLING STONES

Fin juin 2013, les pensionnaires de la Villa ont partagé, une semaine durant, leur ordinaire avec un dandy masquant son regard fatigué sous des lunettes noires. Le chanteur Christophe est venu sur la colline du Pincio chercher l’inspiration, ses racines italiennes - ou tout simplement la tranquillité. « Il a tenu à payer les frais de ménage », dit-on à la Villa. Il reviendra peut-être cet été pour donner un concert dans les jardins quand, en dessous, la ville flamboie dans le coucher de soleil. « Live at the Villa Médicis » ? Joli titre pour un album.

Il y a croisé les ombres de Mick Jagger, Keith Richards, Marianne Faithfull et Anita Pallenberg. Nous sommes en 1967. L’égérie des Stones tourne Barbarella, avec Jane Fonda, sous la direction de Roger Vadim, à Cinecitta. Toute la bande s’installe à la Villa à l’invitation de Stanislas de Rola, dit « Prince Stash », fils du peintre Balthus, alors directeur de l’Académie de France. Un dandy lui aussi, qui fit scandale en posant avec deux mannequins nues sous les plafonds peints de l’Académie de France, dans la chambre turque rendue célèbre par le tableau de son père.

Dans son autobiographie (Life, Robert Laffont, 2010), Keith Richards raconte : « Le jour, on traînait dans les jardins, le soir, on sortait en boîte. C’était mon idée de la belle vie. Je me sentais comme un maquereau romain. » Marianne Faithfull confirme : « Voilà un voyage que je n’oublierai jamais : moi, Mick, Keith, Anita et Stash sous acide pendant une nuit de pleine lune à la Villa Médicis… » Alors, faut-il vraiment se poser la question de savoir à quoi sert la Villa ?

Julie Gayet et la Villa Médicis

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