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Moravia revient

  • Catégories : La littérature

    Moravia revient

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    Roman. Publication en Italie et en France d’un inédit d’Alberto Moravia, «les Deux Amis». Amour, politique et lutte de classes, dans un texte écrit entre «le Conformiste» et «le Mépris».

    REMO BODEI
    QUOTIDIEN : jeudi 8 novembre 2007

    La publication de textes que leurs auteurs ont laissés délibérément inédits est souvent une déception. Ce n’est pas le cas des Deux Amis d’Alberto Moravia, qui contient des pages splendides, éparses dans les trois variantes d’un roman écrit vers 1952, entre le Conformiste (1951) et le Mépris (1954). On dirait que, pour une fois, vaut le critère herméneutique selon lequel un auteur est le dernier à se comprendre. Si le Conformiste raconte l’histoire d’un homme qui adhère au fascisme pour fuir son propre vide intérieur et achève sa parabole par la trahison et l’homicide politique, les Deux Amis prend en examen le communisme, en sa version la plus diffusée dans le second après-guerre italien.

    La trame : un journaliste cultivé mais pauvre, Sergio, se propose d’amener au Parti communiste son seul ami, Maurizio, un «bourgeois» riche et cynique qui le fascine et avec lequel il engage un duel serré, cachant un inavouable désir de revanche sociale. Sergio veut démontrer sa supériorité au représentant d’une classe qu’il considère comme étant condamnée par l’histoire à l’extinction violente. Fidèle à la trouble conviction qu’il s’est construite, selon laquelle la vie privée doit être subordonnée à la mission suprême de gagner de nouveaux adeptes à la cause, il signe le pacte méphistophélique proposé par Maurizio, dont l’enjeu n’est pas la vente de son âme, mais celle de sa femme. Sergio sacrifie alors son amour pour Lalla, en offrant celle-ci à son ami-adversaire en échange de son inscription au parti – métaphore moderne de la signature par le sang d’un contrat diabolique.

    D’en bas. Sur le point de consommer l’acte sexuel, Maurizio refuse. Il n’a jamais désiré cette femme et n’a aucune intention de devenir communiste : il n’a fait que tendre un piège à Sergio. Il l’a mis à l’épreuve, pour lui montrer comment on peut devenir le maquereau de la femme qu’on aime en croyant poursuivre l’idéal d’une révolution jugée inévitable et imminente, mais qui n’est rien d’autre qu’une égoïste bouée de sauvetage à laquelle il s’accroche pour oublier sa condition d’intellectuel insignifiant, «sans but et sans centre». En se sentant traitée comme le pion d’un jeu dont elle est exclue, la femme revendique à la fin sa propre liberté, sa dignité, et elle abandonne les deux hommes. Les amis-rivaux se trouvent ainsi démasqués et se révèlent marionnettes d’un spectacle plus grand qu’eux, porteurs de préjugés contagieux qui ignorent les besoins et l’humanité «brute» des victimes d’une guerre de religion idéologique moderne (que Moravia refuse en tant que telle, même sur le plan artistique, en revendiquant l’autonomie de l’écrivain).

    Sergio voudrait sauver et convertir les individus, Maurizio les laisser enfermés dans la sphère des jouissances et des ressentiments privés. Tous deux considèrent les personnes comme des moyens, non pas comme des fins. Et ils ont tendance à les mépriser, à les humilier, soit par pulsion obscure et «irrationnelle», soit parce qu’ils les évaluent selon les canons de leurs idéologies respectives – simples paravents de leur incapacité à agir et à influer sur les événements.

    Par rapport au roman néoréaliste, idyllique, de Vasco Pratolini, Chronique des pauvres amants (1947) – où la misère renforce l’amour entre prolétaires –, ici les différences de classes, centrées sur les difficultés de la vie matérielle de Lalla et Sergio, ont une incidence sur les idées et les attitudes des personnages, et insèrent un douloureux coin entre la réalité et les aspirations. A travers Moravia, on redécouvre aujourd’hui une dimension traditionnelle de la lutte de classe, vue d’en bas : celle entre riches et pauvres. Dans le roman, elle est cependant mêlée, de façon ambiguë, à la volonté de revanche sociale, et, surtout, à une variante perverse du primat de l’intérêt général sur l’intérêt des individus. Ce livre inachevé montre une «coupe» de l’Italie de ces années-là, où a éclaté une guerre civile dans les âmes, un conflit qui a impliqué les valeurs et les consciences d’un peuple sorti dramatiquement de vingt années de dictature et d’une guerre civile féroce.

    Le «rideau de fer» traverse aussi les consciences, les familles, les amis, les camarades de travail. Cette hostilité prend tantôt des formes cruelles, de continuation privée de la guerre bien après sa fin officielle, tantôt, et encore plus fréquemment, montre comme des crevasses, à travers lesquelles filtrent des formes de «convivance» occasionnelle, débonnaire, sinon, au quotidien, de compromis (entre catholiques engagés aux côtés de la gauche «athée» et les communistes qui se marient à l’église et font baptiser leurs enfants). Mais il ne s’agit pas seulement de manifestations superficielles de compromis : c’est que la haine politique ne réussit pas toujours à entacher les rapports personnels.

    Militance. Dans les ébauches de Moravia, il semble que la barre graphique qui sépare chez Carl Schmitt le rapport ami-ennemi caractérisant la catégorie du politique ait été effacée, et que les deux notions se confondent. Cependant, la militance – faite de générosité factieuse, de prosélytisme, de mobilisation, de lutte, de sacrifices personnels aux dépens des intérêts immédiats – devient pour beaucoup raison de vie. Et, bien que les phénomènes d’opportunisme ne manquent pas, la double et contradictoire expérience des peurs (guerre, bombardements, faim) et des espérances (renaissance, bien-être, monde meilleur) leur apprend à concevoir et pratiquer la politique en tant qu’engagement total, jalousement exclusif. La conviction est qu’un avenir meilleur s’atteint grâce au parti – lequel demande en échange discipline, obéissance et fidélité à la «ligne générale».

    Moravia lacère l’écorce des idéologies et analyse les pathologies du «tronc» de la société italienne, par le biais de ses deux personnages principaux et de la figure féminine, qui sera à la fin objet de mépris de la part de Sergio. Celui-ci est le prototype de l’intellectuel engourdi et inconcluant de la période du fascisme (digne représentant de cette espèce humaine déjà décrite dans les Indifférents), qui trouve ensuite dans le Parti communiste une solution à son inertie, et l’outil apte à lui faire surmonter le sentiment d’infériorité sociale à l’égard de Maurizio. Si Sergio est un personnage tourmenté et mesquin, qui n’a rien de la fanatique grandeur du Hoederer des Mains sales de Sartre, Maurizio est, lui, un ex-fasciste, qui voit sa propre classe, la bourgeoisie, décadente et corrompue, et se borne désormais à satisfaire les désirs de sa vie privée.

    Aux deux personnages correspondent des milieux, des choses, des vêtements qui évoquent efficacement l’atmosphère de la fin des années 40. D’un côté, des chambres meublées miséreuses, des bassines d’eau froide derrière des paravents crasseux, des chaussettes trouées et des chaussures usées (Lalla rêve d’une maison à elle, même modeste, de toilettes recouvertes de faïence, d’une baignoire avec de l’eau chaude et de posséder des vêtements décents, voire élégants), de l’autre, l’appartement de Maurizio, confortable, mais poussiéreux, vieux, abandonné et presque spectral.

    Pour Sergio, la politique domine, alors que l’amour a dépéri, réduit au seul échange charnel. Chez Maurizio prévaut une sorte de machiavélisme au rabais et, dans une des versions, la revendication vitaliste des élans irrationnels du fascisme. Ainsi, en toile de fond, se révèle le thème de la dévaluation de la vie et des affects – auquel Moravia tenait dans ces années-là. Malgré la grande qualité littéraire qu’on décèle dans maintes parties du roman, ce fut le schématisme idéologique des deux amis-ennemis qui, peut-être, ne parvint pas à satisfaire Moravia et le conduisit à abandonner le projet.


    http://www.liberation.fr/culture/livre/289924.FR.php

    Inédits, Les Deux Amis viennent à propos rappeler l'audace d'une oeuvre de bout en bout sulfureuse.

    > Lire les premières pages:http://livres.lexpress.fr/premierespages.asp/idC=13259/idR=6/idG=4
    Les Deux Amis
    Alberto Moravia
    ed. FLAMMARION

    Source: L'express livres