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vie et mort du vocabulaire

  • Catégories : La langue (française)/ les langues

    Vie et mort du vocabulaire

    PAR VÉRONIQUE GROUSSET.
     Publié le 29 décembre 2006
    Actualisé le 30 décembre 2006 : 17h32
     

    Si vous aimez les mots, ce petit cadeau de fin d'année devrait vous plaire : un florilège de ceux qui ont disparu ou qui sont nés depuis un siècle, concocté pour nous par un expert en dictionnaires.

    «Pourquoi les mots disparaissent-ils ? Pas seulement parce qu'ils désignent un objet, un concept ou une idée qu'on n'utilise plus. Je crois que cela tient davantage à leur usure : à force d'être employés, leur pouvoir d'évocation s'émousse. Il faut donc en trouver sans cesse de nouveaux ; plus évocateurs, plus surprenants, qui permettent de réveiller l'auditoire et de mieux s'en faire entendre.»

    L'homme qui disserte ainsi sur la vie et la mort des mots s'appelle Jean-Claude Raimbault. Oui, comme Arthur ; mais la comparaison s'arrête à la phonétique car il redoute plus que tout qu'on le prenne pour un poète ou, pire, un «amoureux des mots». Ni sociologue ni linguiste, ce retraité de l'informatique n'en est pas moins considéré comme le meilleur spécialiste des modes du vocabulaire depuis qu'il a décidé de consacrer l'essentiel de son temps libre à un «pari fou» : décortiquer toutes les éditions du Petit Larousse illustré, de 1906 à nos jours, sans se laisser rebuter par leur épaisseur croissante.
    «Chaque année, davantage de mots apparaissent qu'il n'en disparaît, constate-t-il en effet. Un dictionnaire de format courant en recense aujourd'hui 52 000 ; dont 18 000 apparus au cours du dernier siècle, qui font plus que compenser les 10 000 qui en ont été éjectés.»
    Dix-huit mille mots nouveaux et dix mille disparus : une somme impressionnante dont Jean-Claude Raimbault a tiré plus d'un ouvrage à succès *. Mais comme il serait impossible de citer toutes ses trouvailles, nous lui avons demandé d'en concocter un florilège, qu'il a bien voulu commenter avec autant de pertinence que d'humour.

     

    Les mots dont il regrette la disparition

    Machicatoire «Tellement plus joli et explicite que chewing-gum.»

    Photostoppeur «Apparu récemment pour identifier ce métier qui consistait alors à photographier les gens dans des lieux publics, l'appareil à l'épaule, mais très vite disparu. Sans doute assassiné, en même temps que cette activité, par la banalisation du numérique.»

    Faire-le-faut «Une chose inévitable qu'il faut faire ou subir. Il y a un peu de passéisme dans mon regret, je l'avoue, mais pour une fois que je suis sensible à la poésie d'un mot, tout chargé qu'il est d'une résignation ancestrale, et balayé par le rythme de notre vie...»

    Cligne-musette «L'ancêtre du jeu de cache-cache... J'aimais bien.»

    Humoriste «Sous sa définition de 1906, qui désignait un médecin qui considère que tous nos maux viennent de la circulation de nos humeurs. Et son acolyte succussion - comment peut-on vivre sans ? - qui consistait en un mode de diagnostic consistant à secouer violemment le patient afin d'écouter les bruits que produit son corps. Ces deux mots me manquent pour une raison assez puérile, je l'avoue, mais jubilatoire : j'adorerais pouvoir demander à mon médecin s'il est un humoriste pratiquant la succussion... Rien que pour voir sa tête.»

    Nouillettes «C'était pourtant plus joli et plus parlant que vermicelle, non ?»

    Bdelle «Genre de sangsue des pays chauds. Parce que c'était le seul mot de notre langue qui commençait par "bd". Les amateurs de mots croisés me comprendront.»

    Taroupe «Disparu après 1952, il désignait la touffe de poils qui croît dans l'espace séparant les deux sourcils. Pourquoi supprimer un mot alors que ce qu'il décrit n'en a pas fait autant ?»

    Zoïle «Je le regrette pour la même raison que le précédent. Un zoïle désignait un critique envieux ; une espèce qui, à ma connaissance, ne s'est malheureusement pas éteinte.»

    Usable «Remplacé par jetable : la fin d'une époque.»

    Les mots qui n'ont pas réussi à s'imposer

    Bouteur «A la place de bulldozer : c'était pourtant bien essayé, je trouve...»

    Boîte-boisson «Plutôt que canette : celui-là, par contre, il n'avait aucune chance.»

    Electragogue «Qui produit de l'électricité. Très laid, d'accord, mais on aurait bien rigolé, surtout appliqué aux centrales énergétiques...»

    Soulographier «Testé dans les années 50, mais peut-être trop compliqué à prononcer en état d'ébriété ?»

    Les mots qu'on aurait pu, selon lui, se dispenser d'inventer

    Quatre-vingt-dixièmement «Le parfait exemple du mot dont la seule utilité consiste à servir de bouche-trou au gré des besoins d'espace dans le dictionnaire. Du reste, je ne le retrouve plus dans ma dernière édition, mais je n'ai pas vérifié s'il avait été supplanté par deux cent quatorzièmement ou cent dixièmement.»

    Mature «Mot anglais, utilisé à la place de mûr ; alors qu'il est moins beau, et moins juste.»

    Solutionner «Au lieu de résoudre : pas beau, trop long, c'est du jargon, une perte de nuance, et en plus ça ne sous-entend pas du tout le même processus mental.»

    Vérificationnisme «Débarqué on ne sait vraiment pas pourquoi !»

    Procellariiforme «Cet oiseau voilier de haute mer a beau avoir deux "l" comme il se doit, et deux "i" en prime, je ne suis pas sûr que cela suffise à justifier sa présence dans le langage courant.»

    Hexachlorocyclohexane «Typique de l'envahissement de nos dicos par des mots - 457 en un siècle ! - souvent superflus, liés à la chimie. Franchement, qui a besoin de savoir ce qu'est l'hexachlorocyclohexane ? Je suis choqué de voir qu'un mot comme bruissant disparaît pour lui faire de la place.»

    Les mots dont il salue la disparition

    Pédantesquement «On se sent tout de suite plus léger sans lui.»

    Saugrenuité «Qu'il serait vraiment saugrenu de regretter.»

    Vomiturition «Vomissement fréquent qui se produit sans effort : un plaisir, en somme... Mais très inférieur à celui de le voir nous quitter !»

    Les mots dont il salue l'apparition

    Orgasme et calmement «Apparus tous les deux dans l'édition de 1972. Il était temps. Je me demande comment on faisait avant leur arrivée.»

    Les mots dont la définition le plonge dans des abîmes de perplexité

    Tabourin «Machine tournante placée au-dessus d'une cheminée pour l'empêcher de tourner. Et ça n'est sûrement pas une coquille, étant donné que cette définition est restée inchangée durant plusieurs éditions. Un lecteur qui aurait vu fonctionner cette étonnante machine, capable d'empêcher les cheminées de tourner, pourrait-il m'éclairer ?»

    Incirconcision «Ne pas appartenir au peuple juif. Les auteurs de cette édition-là du dictionnaire n'avaient-ils jamais entendu parler de l'Amérique où tous les protestants sont circoncis ? Ni de la mouvance hygiéniste qui préconise cette intervention depuis des siècles ?»

    Faux-cul «On ne le définit plus aujourd'hui que comme un accessoire de mode. Sans aucune allusion à son côté péjoratif ; ce que je trouve un peu faux-cul, quand même...

    Remake «Apparu en même temps que resucée mais qui n'y renvoie pourtant pas !»

    Semi-convergente «Se dit d'une série convergente qui n'est pas absolument convergente. Mais comme le même dictionnaire omet de définir ce qu'est l'absolue convergence en mathématiques, je ne vois pas comment un profane pourrait y comprendre quoi que ce soit.»

    Ploc «Défini comme étant le bruit que fait un objet en tombant dans l'eau, tandis que plouf l'est comme le bruit d'un objet tombant dans un liquide. Ah, mais !»

    Acéphalopode «Se dit d'un monstre sans tête ni pieds, un mot disparu dans les années 60... Sûrement en même temps que l'espèce qu'il désignait.»

    Bitoniau «Là, ce n'est pas la définition qui me pose un problème. En fait, je me demande surtout qui a décidé que bitoniau devait s'écrire comme ça.»

    Mais ce qui frappe surtout Jean-Claude Raimbault, «c'est la façon flagrante dont le contenu d'un dictionnaire reflète l'évolution de son époque». Et ce, à trois niveaux : le choix des mots bien entendu, mais aussi les exemples qui sont donnés pour leur usage et, enfin, l'objectif que se fixent manifestement les éditeurs : «Au début du siècle, explique Raimbault, les dictionnaires visaient clairement à éduquer : on y précisait l'usage des objets ou l'esprit des lois, on y prodiguait des leçons de morale, d'hygiène ou de secourisme. Tandis qu'aujourd'hui, ils se limitent à servir de référence ; l'un des rares domaines où le dico ose encore formuler un conseil, de nos jours, concerne ainsi la façon d'enfiler un préservatif ; et leurs définitions sont désormais rédigées dans un jargon certes exact, mais incompréhensible aux profanes. Prenons par exemple celle de la division. En 1906, une division était "une opération par laquelle on partage une quantité en un certain nombre de parties égales" : limpide, simple, accessible à tous. Alors qu'en 2002, on nous explique que "la division d'un réel a par un réel b non nul" est définie comme "l'opération consistant à trouver la solution x unique de l'équation bx = a, quand elle existe, ou à trouver une solution approchée sous certaines conditions données"... Et l'on va même jusqu'à nous préciser que "la division euclidienne de l'entier naturel a par l'entier naturel b non nul» est une "opération consistant à trouver les entiers naturels q (quotient) et r (reste) tels que a = bq + r avec 0 < r < b". C'est juste, d'accord ! Mais qui y comprend quelque chose à part les spécialistes qui n'ont pas besoin de regarder dans Le Petit Larousse pour savoir ça ?»

    Le choix des mots est lui aussi très parlant : «J'ai déjà évoqué le remplacement d'"usable" par "jetable". Mais n'oublions pas "anti-tout" ni les cinquante "non-quelque chose" (non-événement, non-fumeur, non-inscrit, non-initié, etc.) apparus dans l'édition 2002, alors que les rédacteurs du dictionnaire n'en ont trouvé que cinq à éliminer : non-pair, non-interventionniste, non-résidence, non-vue et non-réussite !»
    Encore plus flagrant : le choix des exemples donnés pour illustrer le sens des mots. «En 1906, on "demande" en mariage. En 2002, on "demande" le divorce. Je n'invente rien ! En 1906, on "déclare" la guerre. En 2002, on "déclare" les droits de l'homme. En 1906, on "sort" de prison. En 2002, on "sort" de Normale sup. En 1906, le "chômage" est "une période d'inactivité pour une entreprise". En 2006, c'est "la cessation d'activité pour une personne". Je trouve que c'est quand même très symptomatique d'une époque. Même si je ne sais pas du tout quoi penser du fait que l'adverbe "calmement" n'est apparu que tout récemment, il y a un peu plus de trente ans...
    Cela dit, il serait faux d'en conclure que les dictionnaires courent après leur époque : ils ne lui courent pas après, ils la dépassent ! La preuve : l'édition d'une année est en vente dès le mois d'août de l'année précédente.»
    D'où, peut-être, la nécessité de sortir des éditions «spécial nouvel an». C'est en tout cas ce que fait cette année Le Petit Larousse illustré, sous une couverture dessinée par Moebius, avec un cahier de 32 pages recensant les toutes dernières naissances au pays des mots. Largement de quoi poursuivre le vagabondage que nous venons d'entamer ici même...

    * Jean-Claude Raimbault a notamment publié Les Disparus du XXe siècle, aux Editions du Temps, qui donne la liste complète des 10 000 mots abandonnés et des 18 000 accueillis dans les Petit Larousse de 1906 à 2002. Mais on peut lire aussi : D’un dico l’autre, aux Editions Arlea, et Si mon dico m’était conté, aux Editions Mango.