1« La vue est-elle souveraine dans l’esthétique paysagère ? ». Cette interrogation soulevée par Jean-François Augoyard (Augoyard 1991 : 334) se prolonge d’une double invitation : d’une part, remettre en cause le statut du paysage moderne et, d’autre part, réinventer le paysage en réhabilitant sa dimension pathique et métabolique. Laissant de coté les trois critères relevés comme constitutifs de la conception moderne du paysage (la distanciation, la représentation spatialisante et l’artialisation), certains théoriciens se sont attelés à réhabiliter le sujet percevant au cœur du paysage et à porter leur attention sur la capacité perceptive et active de ce sujet dans la réinvention du paysage. C’est notamment ce que préconise implicitement Alain Corbin dans son ouvrage L’homme dans le paysage (Corbin et Lebrun 2001).
2Si l’on a longtemps centré la définition du paysage sur la question de ses représentations, on a dans le même temps souvent négligé l’importance de l’expérience corporelle. Or, c’est par l’expérience corporelle que l’individu perçoit et participe à la ré-invention du paysage. C’est pourquoi un retour à la première étymologie du terme landscape semble nécessaire. Tim Ingold a récemment signalé qu’un amalgame concernant le suffixe du terme avait eu lieu au cours du XVIIe siècle. Avec l’emploi du mot landscape pour qualifier la peinture flamande de paysage, une confusion a vu le jour, privilégiant le scope d’origine grecque (skopein : regarder) au détriment du scape issu du vieil anglais (sceppan ou skyppan : donner forme). Or, le mot landscape, apparu à l’époque médiévale, faisait alors référence à la mise en forme de la terre par la communauté agraire. Selon Ingold, pour qui ce glissement inopportun a entraîné une confusion sans précédent dans l’emploi du terme landscape, le paysage n’est pas tant lié à l’art de la description picturale qu’à la mise en forme d’un espace par ses habitants (Ingold 2011).
3Le façonnement d’un espace par une communauté est une idée que nous retrouvons déjà dans les années 1980 chez John Brinckerhoff Jackson. Ce dernier considérait le paysage comme résultant d’une organisation et d’une structuration d’espaces à la surface de la terre par les hommes. Dans son premier livre traduit en France, il précisait : « Aucun groupe ne décide de créer un paysage, c’est entendu. Ce qu’il se propose, c’est la création d’une communauté, et le paysage, en tant qu’il en est la manifestation visible, n’est que le sous-produit de ceux qui y travaillent et y vivent, parfois se rassemblant, parfois restant isolés, mais toujours dans la reconnaissance de leur dépendance mutuelle » (Jackson 2003 : 63). Le paysage serait alors la surface sensible dans laquelle s’inscrit la construction d’une chose commune, rendue visible spatialement et temporellement, et mise en forme collectivement par un ensemble d’activités humaines, individuelles et collectives.
4À la suite de Jackson considérant le paysage comme construction sociale, Ingold développe une réflexion sur la transformation permanente du paysage. Ingold formule l’hypothèse que le paysage est la forme incorporée de ce qu’il nomme taskscape. C’est à partir de cette notion qu’il pense la mise en forme du paysage par les pratiques humaines. Ainsi, les pratiques de chacun ne s’inscrivent pas sur le paysage mais donnent forme au paysage par un processus d’incorporation. Ingold renoue avec la double entrée du paysage abordée par Jackson : celle de la perception individuelle et celle de la création collective du paysage. D’une part, la pratique d’un individu oriente sa perception et la représentation qu’il a du lieu dans lequel il évolue. Cette pratique participe donc à la construction de son expérience du lieu. Mais, d’autre part, elle influence aussi l’expérience des autres personnes partageant le lieu. Les pratiques de chacun participent ainsi à la création de l’ambiance d’un lieu à un moment donné : « Un lieu doit son caractère aux expériences qu’il offre à ceux qui y passent du temps - les vues, sons et odeurs qui constituent ses ambiances spécifiques. Et celles-ci, à leur tour, dépendent des types d’activités dans lesquels ses habitants s’engagent » (Ingold 1993 : 155). Le taskscape est la co-configuration d’un lieu et de ses pratiques.
5En s’attachant à définir ce qu’est l’ambiance, Jean-Paul Thibaud relève aussi ce double caractère : l’ambiance d’un lieu est perçue par ses usagers et configurée pour partie par leurs pratiques. Ainsi :
L'ambiance relève à la fois de ce qui peut être perçu et de ce qui peut être produit. Mieux, elle tend à questionner une telle distinction dans la mesure où la perception est elle même action. De même que l'architecte ou le scénographe agence matériellement des formes sensibles, les usagers configurent par leurs actes le milieu dans lequel ils se trouvent (Thibaud 2003 : 40).
6Ce in process phénomène ordinaire de co-configuration étant sans cesse renouvelé, le paysage peut alors être considéré comme une construction toujours en cours, en transformation constante,.
7En s’attachant à ce caractère processuel, nous suggérons que l’ambiance d’un lieu et sa mise en forme par des pratiques se définissent donc dans la durée et par le mouvement. Cette conception métabolique et en mouvement du paysage nous invite à nous pencher sur la prise en compte des temporalités des lieux dans le cadre des projets architecturaux et urbains.
8Dans la conception architecturale et urbaine, les lieux de projet sont habituellement analysés à partir de facteurs spatiaux (dimension, forme, échelle, structure, tissu...) et de facteurs d’usages (programme, fonction, affordance, flux...) ; parfois seulement une analyse sensible est convoquée. Lorsque la dimension temporelle est soulevée au moment de l’analyse, c’est souvent lors d’une comparaison avant projet/après projet, ou en considérant le site lors de différentes plages temporelles et états dans le temps (jour/nuit, semaine/week-end, saisons, périodes historiques).
9Mais si l’on suit l’idée d’un paysage sans cesse configuré par les pratiques, qu’en est-il de l’analyse des transformations ordinaires d’un lieu dans la durée ? Qu’en est-il des temporalités de l’objet étudié, de l’objet de projet ? Même si la dimension spatiale d’un lieu peut rester identique au cours d’une même journée, son ambiance évolue, colore l’espace et ses usages de différentes manières. Ainsi, comment saisir les multiples modulations d’un lieu en train de se transformer ?
10Attentifs aux infimes modulations de l’espace et des corps, François Laplantine convoque le choros et le kairos pour une compréhension fine de la transformation :
Choros désigne certes lui aussi l’espace, mais plus précisément l’intervalle supposant non seulement la mobilité spatiale mais la transformation dans le temps. [...] Chora est ce lieu en mouvement dans lequel s’élabore une forme de lien qui est un lien physique. Mais pour appréhender les infimes modulations du corps en train de se transformer, son aptitude à devenir autre que ce qu’il était et, plus précisément encore, à ressentir la présence en lui de tout ce qui vient des autres, il convient d’introduire une dernière notion : non seulement chora, mais kairos, qui est l’instant où je ne suis plus avec les autres dans une relation de simple coexistence mais où je commence à être troublé et transformé par eux (Laplantine 2005 : 42).
11Analyser un lieu en mouvement c’est considérer tout autant l’espace, les corps que le temps. Cela implique une pensée du mouvement que nous proposons d’approcher par le paysage en pratique.
12Une approche par le paysage en pratique semble être une manière de révéler – et ainsi de partager – la transformation quotidienne et ordinaire d’un lieu. Il s’agit pour cela d’être attentif aux relations entre l’espace et les corps (percevant et pratiquant) dans la durée.
13Pour Louis Marin, le lieu est avant tout la relation entre l’espace et le corps sensible :
Le lieu signifie la relation de l’espace à une fonction ou une qualification de l’être qui s’y indique et s’y expose, dans son absolue individualité ; autrement dit, la relation de l’espace à la seule épiphanie possible de l’être dans l’espace : le corps. Le lieu est un espace-corps, le retour de l’espace à sa pré-objectivité dans l’expérience sensible de l’éclosion de sa signifiance, son retour à son originarité (Marin 1994 : 132).
14Pour mieux comprendre le lieu dans lequel un projet urbain intervient, cette analyse par le paysage en pratique permettrait de comprendre, d’une part, la malléabilité de son ambiance dans la durée (les différents états des relations entre un espace et des corps dans le temps), et d’autre part, ce qui participe à la constitution du lieu. Car, partager le paysage, n’est-ce pas déjà se demander qui prend part à sa constitution ?
15Nous proposons de ne pas considérer un lieu à partir de ses états figés mais dans ses modulations et ses modifications d’intensité, à travers l’approche par le paysage en pratique. Pour cela, nous formulons l’hypothèse que le film (nous regroupons sous ce terme toutes les images audio-visuelles quelque soit leur genre) est à même d’enrichir le processus de connaissance d’un lieu en transformation.
16La peinture qui participe effectivement à la mise à distance du sujet percevant, engendre une perception visuelle sélective et propose une expérience esthétique, a été le mode de représentation privilégié du paysage moderne. Cependant, tout au long du XXe siècle, d’autres modes de représentation se sont progressivement emparés de la question du paysage.
17À la suite de la Mission photographique de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), qui convoque dans les années 1980 la notion de paysage et sa représentation photographique pour questionner l’évolution des territoires français, l’Observatoire photographique du paysage privilégie la reconduction photographique pour saisir l’évolution du paysage (Séquences paysages 1997). Ces deux projets ont pris pour parti de représenter par la photographie la dimension sensible d’un paysage ordinaire. Ainsi, le paysage que représentent les artistes travaillant pour l’Observatoire photographique du paysage est :
celui de notre environnement quotidien, aussi banal soit-il : les voies que l’on emprunte sans s’en apercevoir, les espaces que l’on ne regarde pas, tout ce qui constitue le cadre de la vie ordinaire. Ces artistes-photographes révèlent ce que l’on omet souvent de voir et qui, à y regarder de plus près, est la réalité d’aujourd’hui. Ils remettent en question l’idée de paysage qui, pour la majorité des Français, est lié à un idéal de beauté (Quesney et al. 1994 : 22).
18Cette évolution des modes de représentation témoigne d’une évolution du regard et de notre rapport au paysage et à la ville. Dans ce sens, Bernardo Secchi retrace l’évolution de la description de la ville, remarquant que ces descriptions tendent, à la fin du dernier siècle, à privilégier la dimension corporelle et l’expérience sensible de la ville :
La modernité avait exclu la présence du corps en ville ; voici que la phénoménologie contemporaine le remet au centre de cette expérience. Se rattacher de nouveau à l’expérience et au quotidien, veut dire, en littérature et dans les arts de fin de siècle, retrouver le sens ordinaire des choses, leurs caractères tactiles, olfactifs et sonores (Secchi 2011 : 117).
19C’est dans le prolongement de ces développements (du regard et des représentations) que le film est à même d’être questionné aujourd’hui. En réintégrant le mouvement au cœur de la notion de paysage, nous pensons qu’un mode de représentation dynamique tel que la représentation audiovisuelle pourrait, en premier lieu, accompagner la compréhension des transformations du paysage et, en second lieu, participer à son partage, à son projet.
20Avec le hors-champ, la représentation filmique intègre ce qui n’est pas (ou pas encore) dans le cadre :
de même qu’il n’y a pas de cadre sans initiative de cadrage, de décadrage, de recadrage, que l’on peut effectuer, depuis l’invention de la caméra mobile, au ras du sol, en bas, en haut, de haut en bas, de bas en haut, latéralement... il n’y a pas de plan sans hors-champ (Laplantine 2005 : 81).
21En définissant un cadre, le film définit de même un hors-champ visuel. Cependant, celui-ci peut être renseigné sur le plan sonore. Nous nous rappelons par exemple que c’est par le hors-champ sonore que Phillip, ingénieur du son équipé d’un micro, découvre la capitale portugaise dans Lisbon Story (Wenders 1994). En couplant le visuel et le sonore, en proposant un cadre qui peut être mobile, en s’établissant dans la durée, le film propose une représentation en mouvement ouverte sur un possible : celui du hors-champ. La possibilité du hors-champ filmique réside dans le fait qu’il peut à tout moment devenir plein cadre, ou s’exprimer d’un point de vue sonore. Dans ce sens, le film, par sa définition d’un hors-champ (mobile et sonore) comprend intrinsèquement une ouverture possible à la transformation, à l’autre, au changement et à la surprise.
22Ainsi, le film nous permet de ne pas accéder à la connaissance d’un lieu uniquement à travers ce qui apparaît dans le cadre, mais c’est dans la relation entre ce qu’il y a, ce qu’il n’y a pas et ce qui pourrait advenir que surgit une pensée de la transformation, dans la durée.
23Depuis plusieurs années déjà la question du film au service de l’analyse d’un site et du projet (architectural, urbain ou de paysage), est prise à bras le corps et travaillée dans différentes écoles et groupes de recherche. A titre d’exemple, nous pouvons citer les travaux d’Iréna Latek qui développe, avec ses étudiants de l’École d’architecture de l’Université de Montréal, des collages mouvants. Ces documents hybrides, composés d’images audiovisuelles, permettent à la fois de lire un site de projet et de l’interpréter, en venant soulever l’épaisseur temporelle et imaginaire du territoire filmé (Latek 2010). Nous pouvons de même évoquer les travaux de Christophe Girot au sein du Département d’Architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (MediaLab) dans lesquels les images audiovisuelles sont employées pour l’analyse et le projet de paysage. Le film est alors expérimenté au service de la perception et de la représentation de l’expérience esthétique du paysage (Girot et Wolf 2010).
24Dans le cadre d’une recherche en cours, nous questionnons la portée opératoire des dispositifs filmiques quant à la compréhension et le projet d’un lieu en transformation. Notre hypothèse est qu’à partir de différents dispositifs filmiques (mis en œuvre dans des contextes variés) nous pouvons dégager des clefs de lecture méthodologiques participant d’une approche par le paysage en pratique. Nous considérons un dispositif filmique comme représentant l’ensemble des postures adoptées au cours des trois temps de la pratique filmique, c’est-à-dire, au moment de la captation, du montage et de la restitution. Dans les deux premiers temps il s’agit de l’ensemble des positions et dispositions prises par le filmant, de son rapport au lieu et aux autres et de sa manière de s’inscrire ou non dans le rythme du lieu. Les dispositifs filmiques sont alors autant de gestes qui révèlent, chacun à leur manière, la transformation de l’ambiance, en donnant à percevoir les relations entre les dimensions spatiale, corporelle et temporelle d’un lieu. Concernant le dernier temps, celui de la restitution, il s’agit aussi de la disposition des spectateurs à recevoir le film, à être troublés par cette représentation d’un lieu qui, comme nous le verrons plus tard, est aussi une présentation.
25Un des premiers théoriciens du film, Siegfried Kracauer, s’est intéressé à des séquences, voire des micro-séquences de films. Selon lui, les séquences mettent en lumière le réel, l’évolution de la société et de la vie quotidienne, parfois mieux que le film dans son intégralité (Kracauer 2010). À la suite de Kracauer, nous avons décidé de sélectionner des films courts ou des extraits de films qui nous semblent témoigner de différents dispositifs filmiques à l’œuvre et permettent d’appréhender un panel de gestes filmiques qui constituent de grandes tendances de rapport au lieu. Ainsi, nous nous intéressons moins au déroulement d’une intrigue qu’à une manière d’approcher le réel. Cette posture est, dans les films que nous avons retenus, déjà lisible à l’échelle d’un plan ou d’une séquence.
26C’est donc à