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Catégories : Livre

"Qui dit je en nous?" de Claude Arnaud

medium_quiditjeennous.gifQu’est-ce qui relie Erich von Stroheim, cet « aristocrate » viennois dont les films impériaux et les mensonges répétés réussirent à occulter le couple de chapelier juif qui l’avait élevé, à Benjamin Wilkomirski, ce rescapé qui publia des souvenirs sur les camps où il avait grandi, et qui retrouva grâce à eux son père à Jérusalem, avant d’être suspecté d’affabulation ? Arnaud du Thil, cet aventurier qui prit l’identité d’un jeune père de famille enfui, se fit accepter par sa femme et son fils et vécut des années avec eux, sous le nom de Martin Guerre - et Jean-Claude Romand, qui se fit passer pendant un quart de siècle pour un chercheur mondialement reconnu, avant de finir par tuer ses parents, sa femme et ses enfants, à la veille d’être découvert ? Le besoin d’être autre que soi. Le désir de se forger une autre identité que celle esquissée par la famille et le milieu, et entérinée par faiblesse, dans un premier temps. La nécessité de se recréer, du moins de passer pour ce que l’on souhaite profondément être. L’envie de mener plusieurs vies, parallèles ou successives.

Tous ces cas nous rappellent que chacun dispose à l’origine de moyens pour orienter ou manipuler sa propre humanité. L’identité n’est pas qu’un legs, en effet ; elle est aussi le petit récit que chacun élabore, au sortir de l’enfance, afin d’acquérir une autonomie et donc une réalité. C’est la façon qu’on a de se raconter à soi mais aussi à autrui, puis à soi tel que l’imagine ou le redoute autrui – soit déjà deux récits à la puissance n, eux-mêmes sujets à de modulations, mais aussi indispensables à notre survie que l’eau ou le pain. C’est l’art, cohérent, brouillon ou inventif, que chacun déploie pour justifier ou freiner les oscillations de cet amas gélatineux qu’est le moi.

Autant qu’à la réalité, l’identité qu’on s’accorde appartient donc au monde de la fiction, sinon du rêve : elle est le micro-roman que chacun écrit sur la page blanche qui l’a vu naître, afin de s’extraire du flux anonyme des éléments. Cette fiction n’est pas toujours aussi inspirée que La Conscience de Zeno, romanesque que la vie de Wilde ou de Mishima, mais elle est aussi digne d’interprétation – que fait d’autre l’analyse ? Bref, il serait peut-être plus judicieux de dire “ il ” ou “ nous ” que “ je ”.

La métaphore de l’arbre servait autrefois à définir l’individu, donc à le former. Il se trouvait “ naturellement ” enraciné dans une terre, un clan, une foi ou une patrie. Sa vie se mesurait non pas en années, mais en générations, à l’image du chêne ; l’exil était vécu comme un drame, l’éloignement comme une relégation. Notre époque, à l’inverse, nous veut toujours plus mobiles professionnellement, ouverts aux données, produits et slogans qu’elle produit en surnombre. Elle encourage le nomadisme géographique et la flexibilité identitaire - pour ne pas dire le caméléonisme. L’essor de l’autofiction le suggère : ce déclin de l’identité s’accompagne d’un besoin exponentiel de notoriété. Pour être, il ne faut plus être enraciné mais connu. Il reste bien de fortes résistances intimes : le moi n’est pas toujours enclin à se défaire des valeurs qui le fondent, même partiellement. La souplesse élémentaire qui permet à l’éleveur pakistanais de devenir un authentique chauffeur de taxi new-yorkais est néanmoins une disposition largement partagée. Nous avons tous dû choisir, à l’aurore de notre vie, entre quelques versions de nous-mêmes, avant que le temps ne fige ce moi si labile.

“ Nous naissons plusieurs, nous mourons un seul ”, disait déjà Valéry : l’intuition littéraire est devenue une réalité – même si nous sommes de moins en moins nombreux à parvenir à l’unité. Cette métamorphose fut préparée par les réflexions sur l’identité qui travaillèrent la Vienne de Musil et de Freud, mais aussi par le travail visionnaire d’une poignée d’écrivains : le protéiforme Cocteau, qui accumula à partir de 1913 les mues littéraires, l’énigmatique Pessoa qui engendra les hétéronymes qui allaient démultiplier sa vie poétique, d’Alberto Caeiro à Alvaro de Campos, un “ jour triomphal ” de 1914 ; l’éblouissant Pirandello, dont l’œuvre est hantée par la fictivité du “ je ”. Mais on doit aussi remonter à Montaigne, l’un des premiers analystes des intermittences de l’ego, et même au Christ, mort pour révéler au monde l’unicité et l’intangibilité de Dieu.

Les divinités de l’Olympe, elles, étaient promptes à se métamorphoser en humains ou en bêtes, à changer d’âge ou d’apparence : elles pourraient bien redevenir des modèles. Car nous rêvons aussi de pouvoir changer notre apparence en la rajeunissant, ou en la redessinant.Les transformations à vue de Michaël Jackson, comme le visage mutilé de l’auto-artiste Orlan, sont les vivantes images des pouvoirs que la technique nous confère, pour modifier notre apparence raciale et sexuelle. Des opérations répétées nous permettent déjà de renouveler nos organes, de changer de sexe ou de couleur : il sera bientôt possible de devenir sa propre œuvre, presque de s’auto-engendrer.

Ce n’est donc pas une théorie qu’on trouve dans ce voyage à travers le labyrinthe du moi, mais une suite de propositions vagabondes destinées à faire réfléchir et rêver. Qui dit je en nous?, et combien de je renferme ce nous, c’est la question que posent ces imposteurs, ces agents double et ces êtres quasi-fictifs qui nous ressemblent chaque jour un peu plus, pour avoir eu à choisir entre plusieurs identités, et su mourir à eux-mêmes pour renaître, tout au long de leur vie.

http://www.claude-arnaud.com/

Commentaires

  • J'aime ce questionnement. Etre ce que l'on n'est pas! Le devenir par les hasard du moment et des circonstances! Assumer ensuite l'autre. Revêtir sa vie comme une simple chemise! Intégrer non pas les apparences mais l'intime de l'autre! De mémoire Martin Guerre a aimé la femme de l'autre et a été aimé par elle. Il fût pendu.
    J'avais lu dans un roman fantastique la vie d'un homme qui changait de corps "Un voleur de corps" éternelle jeunesse, facilité de situation sociale.
    De quoi satisfaire toutes les curiosités. même les plus personnelles. Je ne savais pas si cela m'aurait plu ou non. Tentant tout de même...
    Bonsoir Laura et à bientôt
    Geb

  • Nous dans notre costume d'être humain-

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