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Catégories : La littérature

Entretien avec John Irving

medium_irving.jpgpar François Busnel
Lire, octobre 2006


 «L'écrivain doit dire la vérité, quitte à ne pas plaire»

Il y a tout juste trente ans, le quatrième roman d'un jeune inconnu (que ses échecs répétés en littérature orientaient vers une carrière de lutteur) faisait le tour du monde: Le monde selon Garp s'imposa comme le bréviaire de la génération seventies. Aujourd'hui paraît en France le onzième livre de John Irving. C'est le plus long, le plus ambitieux mais surtout le plus autobiographique. Je te retrouverai offre les clés d'une œuvre marquée par l'absence du père, les troubles de la sexualité, la condition de l'écrivain... Sur près de 1 000 pages, on suit les aventures de Jack, depuis son enfance passée à rechercher son véritable père (un organiste amateur de tatouages, en fuite depuis qu'il a mis la mère de Jack enceinte) jusqu'à l'âge adulte, en passant par d'invraisemblables séances d'éducation sexuelle dans un collège de jeunes filles au cours d'une adolescence mouvementée...

Ces thèmes, Irving les développe en empruntant largement à sa propre histoire. Mais le plus fascinant est ailleurs: alors qu'il achevait le premier jet de ce roman, le hasard mit sur sa route son frère et son père! Pour Lire, il raconte la genèse de ce roman, lève le voile sur son passé et évoque les coulisses de son travail d'écrivain.

Il faut rouler plusieurs heures, depuis New York, pour atteindre le comté de Bennington dans le Vermont. John Irving a fait bâtir son immense maison en bois à flanc de colline, entre forêt et vallons. A côté de son vaste bureau (où trône une vieille machine à écrire et d'innombrables photos de famille), la monumentale salle de gym qu'il a fait aménager et où, chaque jour après ses heures d'écriture, il cultive sa forme et s'entraîne à la lutte. C'est là qu'il reçoit, en toute simplicité, après avoir préparé au visiteur un solide petit déjeuner campagnard.

Je te retrouverai est votre roman le plus autobiographique: qu'est-ce qui vous a décidé à enfin parler de vous?
JOHN IRVING.
L'âge. J'ai estimé que j'étais assez vieux, c'est-à-dire que j'avais enfin assez de distance avec mon enfance et mon adolescence pour écrire sur les dysfonctionnements qui ont affecté ma vie. J'ai besoin de me sentir loin des sujets sur lesquels j'écris: il me faut du détachement pour écrire. Cela me permet de manœuvrer les choses qui m'ont touché à un moment de ma vie. Un roman ne peut pas être conçu comme de simples Mémoires: il faut se détacher de soi, trouver dans ce qui nous est arrivé la forme la plus universelle pour rendre cette expérience indélébile à travers une fiction. C'est pour cela que je n'aime guère les autobiographies, les livres de souvenirs, l'autofiction: ce sont des facilités narcissiques. Ainsi, il m'a fallu vingt ans pour écrire sur la guerre du Vietnam Une prière pour Owen. Le temps est mon allié, pas mon adversaire. Je crois que c'est valable pour de nombreux écrivains. En ce qui concerne Je te retrouverai, je n'avais pas l'intention d'écrire un roman dans lequel figureraient tant d'épisodes de ma vie, ce sont les circonstances de l'écriture qui l'ont décidé. D'ailleurs, la toile de fond de ce roman est le tatouage. Or, si je porte un tatouage, il est récent (NDR: sur l'avant-bras droit, son tatouage symbolise le tatami des lutteurs) et je peux vous confirmer que, contrairement au héros, Jack, je n'ai pas grandi dans l'arrière-boutique d'une mère artiste tatoueuse. Et mon véritable père n'a sans doute pas eu le corps intégralement tatoué comme c'est le cas de William, le père de Jack. Ce roman raconte une histoire sur le thème de l'impossibilité à se remettre d'une chose: chaque personnage, principal ou secondaire, a été endommagé par un événement dont il ne peut se remettre.

C'est un thème récurrent dans vos romans: peut-on lire Je te retrouverai comme la synthèse des précédents?
J.I.
En un sens, oui. Ce roman est une cartographie complète de mes précédents livres. Je crois que notre éducation est la somme des expériences de notre enfance. Peu importe l'endroit où nous sommes allés à l'école et ce que nous y avons étudié; ce qui compte, c'est ce qui nous est arrivé en amour et en sexe durant cette période. Je savais dès le départ que ce livre serait plus long que les autres car je devais donner deux enfances à mon héros, Jack: celle qu'il imagine avoir eue (et qui a été manipulée par sa mère) et puis celle qu'il découvre lorsqu'il atteint la trentaine (et qu'il a toujours ignorée). Une veuve de papier était construite comme une pièce en trois actes; j'ai construit Je te retrouverai comme une pièce en cinq actes, qui part de l'enfance et s'achève dans l'enfance.

Beaucoup de vos personnages sont des écrivains; Jack, lui, est acteur. Pourquoi?
J.I.
Pour éviter que vous me parliez d'un roman autobiographique! Jack, qui n'a pas connu son père et a vécu une enfance trouble, devient un acteur par nécessité: il est plus à l'aise pour incarner les autres (y compris les femmes) que pour s'incarner lui-même. Il réussit parfaitement à s'inventer d'autres vies et d'autres personnages. Au début du roman, il est un enfant très accessible; au fil du temps, il deviendra un adulte fuyant, presque inexistant.

La plupart des écrivains versent dans l'autobiographie dans leur premier roman puis s'en détachent peu à peu. Vous, c'est l'inverse. Comment l'expliquez-vous?
J.I.
En effet, lorsqu'on a la chance de publier son premier roman assez jeune, on pense qu'avant de développer son imagination il faut nécessairement tirer le plus parti de ses propres expériences. Moi, c'est l'inverse. Mon premier roman était historique et n'avait rien à voir avec mes expériences. Et même Le monde selon Garp: ce livre n'a, au fond, que très peu à voir avec moi. Je suppose que cet aveu renseigne sur le peu d'estime que j'avais pour moi-même en tant qu'enfant et adolescent. Je ne suis devenu à l'aise avec moi-même qu'en devenant père. Ce roman-ci, je l'ai écrit en pensant à mon plus jeune fils, Everett. J'aurais été incapable de l'écrire il y a trente ans.

Cette question de la paternité traverse toute votre œuvre. Pourquoi avez-vous toujours affirmé que vous n'aviez pas souffert de ne pas avoir connu votre père alors que, à la lecture de ce roman, il semble que ce soit faux?
J.I.
Quand on est jeune, on dit un peu n'importe quoi pour survivre. Oui, j'ai toujours affirmé que je me fichais de savoir qui était mon père. Je ne l'ai pas connu puisque ma mère s'est remariée et que je porte le nom de mon beau-père, que j'adorais. A l'âge de six ans, j'ai changé de nom: je m'appelais John Wallace Blunt Jr., du nom de mon père, et je suis devenu John Winslow Irving, du nom de jeune fille de ma mère (Winslow) et du nom de mon beau-père (Colin Irving). Enfant, j'ai été curieux de savoir qui était mon vrai père, mais aucun adulte de la famille ne me parlait de lui. Je me suis donc imaginé qu'il devait être un monstre. Pour m'avoir abandonné. Pour que personne ne parle de lui. Et puis, pour ne pas déranger ma mère, ma grand-mère, mes tantes et mes oncles, qui m'ont élevé et que je considère comme ma véritable famille, j'ai décidé de l'oublier. Par découragement, aussi. Je connaissais son nom et il m'aurait sans doute été facile de le retrouver, à l'époque.

Pourquoi ne l'avez-vous pas fait?
J.I.
Parce que j'avais peur qu'il soit, en effet, ce type terrible dont je m'étais forgé l'image. Pour l'enfant que j'étais, il était peut-être plus facile de continuer à imaginer qui il pouvait être plutôt que d'être confronté à son indifférence. Que me serait-il arrivé si, l'ayant retrouvé, j'avais découvert un homme qui n'avait rien à faire de son fils? Je n'ai pas voulu savoir. Je ne crois pas que ce soit par lâcheté mais pour éviter d'être déçu autant que pour protéger les gens qui m'aimaient. Pouvez-vous comprendre cela?

Je crois que oui: je suis dans le même cas. Revenons à vous.
J.I.
Ah... Alors vous savez, n'est-ce pas, ce que l'on ressent. Il m'a fallu soixante ans pour écrire ce roman, mon onzième, que je porte en moi depuis l'enfance. Chaque fois que je terminais un roman, celui-ci surgissait et me narguait: «Salut, souviens-toi de moi...» Et je le mettais de côté: «Non, pas encore.» Il fallait que je mette assez de distance entre cette histoire et moi pour que naisse ce roman et qu'il ne soit pas mauvais à mes yeux. Et puis il y a l'imagination. L'imagination vous est donnée: vous jouez avec, mais elle ne dort jamais, ne se repose jamais, ne peut pas être coupée à la fin de la journée comme on coupe un robinet... même quand vous n'écrivez plus, elle continue de travailler. A quatre ou cinq heures du matin, elle vous réveille et vous entraîne dans des zones où votre vie consciente ne vous permet pas d'entrer. Alors vous vous dites: «Mais, au fait, qui était-il vraiment, ce père biologique? S'est-il intéressé à moi? A-t-il lu mes livres? Venait-il voir mes matchs de lutte sans que je le sache, anonyme parmi le public?» Je te retrouverai est né de ces interrogations. Pendant toutes ces années, j'ai préféré me dire, en parlant de mon père biologique: «Ça n'a pas d'importance» plutôt que: «C'est important mais personne ne veut m'en parler.» Même quand mes propres enfants me questionnaient sur l'identité de mon père, je répondais avec une totale sincérité que je ne me posais pas la question de savoir qui il était, ce qu'il avait fait, s'il vivait encore, puisque mon beau-père avait joué pour moi le rôle de père. Honnêtement, je n'y pensais plus.

Jusqu'à ce qu'il fasse irruption dans votre vie! Comment est-ce arrivé?
J.I.
En décembre 2001, soit plus de trois ans après que j'ai débuté l'écriture de Je te retrouverai, un homme de 39 ans m'a contacté en m'annonçant qu'il était peut-être mon frère. Il s'appelait Chris Blunt. Et j'ai découvert ainsi que j'avais trois frères et une sœur dont j'ignorais tout! Depuis, j'ai fait leur connaissance et celle de leurs enfants...

Vous, le romancier du père absent et des enfants perdus, avez donc fini par retrouver votre père...
J.I.
Non. Car quand mon frère a retrouvé ma trace, mon père était mort depuis 1996. Mais j'ai découvert sa vie. Il s'est marié quatre fois. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il était pilote. Son appareil fut abattu en 1943 alors qu'il survolait la Birmanie. Il réussit à passer en Chine à pied avec son équipage, parcourant près de 350 kilomètres en quinze jours. Je savais déjà cela car, au moment où je divorçais d'avec ma première femme, en 1981, ma mère m'avait donné les lettres qu'il lui avait écrites depuis l'Inde et où il disait vouloir la quitter sans toutefois cesser de me voir - ce qu'elle refusa. Je découvris, en revanche, grâce à Chris, des photos de lui à l'âge de 60 ou 70 ans. Les regarder fut pour moi une expérience très pénible. Peut-être parce que je lui ressemble beaucoup physiquement...

A-t-il appris que vous étiez John Irving, l'écrivain?
J.I.
Allez savoir! Nul ne le saura jamais... Dans L'œuvre de Dieu, la part du diable, je me suis inspiré de son récit d'évasion à travers la jungle ainsi que de certains détails concernant son hospitalisation en Chine pour créer le personnage de Wally. C'était ma façon de lui dire: «Eh, coucou, ça te dit quelque chose? Voilà la seule chose que je sais de toi.» Mais il ne m'a jamais donné signe de vie. Peut-être cette anecdote a-t-elle joué un rôle dans le fait que j'ai entièrement réécrit le roman pour passer du «je» au «il».

Pourquoi avez-vous abandonné le «je»?
J.I.
Parce que plus je me sentais proche de mon personnage, Jack, plus le livre devenait sombre. Ce roman ressemblait davantage à une confession qu'à un roman. Je m'étais trop identifié à Jack: ce dernier n'existait plus comme personnage de roman, il n'était que le décalque de l'enfant et de l'adolescent que j'avais été. C'était à la fois sombre et sans grand intérêt pour le lecteur - il faut toujours écrire pour son lecteur, ne pas le duper. Je devais donc me détacher du «je» pour retrouver le ressort de la fiction. Dans Une prière pour Owen ou L'hôtel New Hampshire, le narrateur n'est pas le personnage principal. Mais, ici, Jack est vraiment le personnage central: il ne pouvait donc être le narrateur. Je commence toujours mes livres par la fin: je connais toujours le dénouement de l'intrigue et je vois cette partie beaucoup plus clairement que toutes les autres au moment où je me lance dans l'écriture d'un roman. Or, connaissant la fin de l'histoire, je comprenais au fur et à mesure que j'écrivais que je faisais fausse route en utilisant le «je»: en débutant par la fin, je procède à rebours, c'est-à-dire que je trouve d'abord la dernière phrase du livre, puis de là je déduis la dernière partie ou le dernier chapitre, puis les scènes intermédiaires qui conduisent à cette fin. Je fais mon plan à l'envers, en somme. Je ne sais jamais ce qui va se passer dans le roman quand je commence à écrire mais je sais à quelle fin je dois arriver et, donc, quels sont les tournants affectifs de mes personnages, s'ils doivent mourir ou rester vivants. Qui sont les personnages? Que leur arrive-t-il? Comment se termine l'histoire? Telles sont les trois questions auxquelles je dois répondre avant d'écrire le premier chapitre d'un de mes romans. Et il me faut en général un an ou dix-huit mois pour faire ce plan. En ce qui concerne Je te retrouverai, le dénouement que j'avais choisi imposait en réalité que l'on écrive à la troisième personne et non à la première. Surtout parce que l'usage de la troisième personne permet de cacher au lecteur beaucoup de choses - ici, la véritable enfance de Jack... Une grande part de mon écriture - je ne veux pas employer le terme «mon style» - consiste à faire croire au lecteur qu'une certaine chose va se produire quand, en réalité, une autre se passe. Si je me place du point de vue du lecteur, il fallait que ce livre soit écrit à la troisième personne. J'ai mis neuf mois pour le réécrire entièrement.

Comment écrivez-vous?
J.I.
Je me suis lancé dans ce livre parce que j'en avais l'âge, vous disais-je. Mais je savais, malgré ma forme physique (je fais du sport tous les jours) que je n'aurais pas eu la vigueur de l'écrire si j'avais encore attendu quelques années: ce roman a été le plus épuisant à écrire. Huit heures par jour. Pendant sept ans. Je ne me suis interrompu que pour écrire des choses plus légères et plus courtes comme La quatrième main et le scénario de L'œuvre de Dieu, la part du diable, ainsi que le scénario de La quatrième main qui devrait être prochainement tourné. Ce furent mes récréations. Ce fut épuisant pour d'autres raisons, aussi. Depuis l'âge de quatorze ans, je fais du sport et j'écris chaque jour. Quand j'écris un roman, j'ai besoin d'être le premier levé dans la maison, de faire le café pour toute la famille, de sortir à l'aube promener mon chien, puis je m'enferme dans mon bureau d'où je ne sors que pour le déjeuner, ma gymnastique ou une nouvelle promenade. C'est une discipline que je pratique comme une seconde nature. J'écris à la main, puis sur une vieille machine à écrire. Or j'ai une tendinite chronique de l'avant-bras droit, suite à de vieilles blessures de lutte. Alors que je corrigeais les épreuves de ce roman, je me suis cassé le majeur droit et déchiré le tendon de l'index. A la lutte. Evidemment, c'est à la main droite alors que je suis... droitier. Mon médecin pensait que je manifestais «des tendances bipolaires». Que j'étais maniaco-dépressif, quoi! Il m'a prescrit un antidépresseur qui m'a donné une forme éblouissante, au point que j'en oubliais le nom de mes personnages et que ma famille ne me reconnaissait plus. Mon frère Chris m'a appris que mon père souffrait de dépression, qu'il était totalement bipolaire... et qu'il est mort fou (et adepte de la scientologie). Je vous avoue qu'en écrivant ce roman j'ai parfois cru devenir fou: la rage me faisait régresser au stade de l'enfant impuissant qui pique des crises parce qu'il est incapable d'exprimer sa colère. Une rage qui me faisait peur.

Vous voulez parler des passages où Jack, adulte, interroge sa mère sur le passé de son père?
J.I.
Oui, mais aussi des passages sur le mal que l'on fait aux enfants en leur forgeant des souvenirs. Pourtant, je n'ai pas le sentiment que ma mère m'ait fait du mal. Seulement, il y avait cette muraille de silence...

Les expériences sexuelles de Jack, garçon précoce, vous sont-elles arrivées?
J.I.
Là aussi, c'est une expérience que j'ai tenue à distance pendant des années. Que voulez-vous que je vous dise? Que j'ai été violé à l'âge de onze ans? Et que c'était par une femme beaucoup plus âgée que moi? Bon. Soit. J'ai été violé à onze ans par une femme plus âgée. Mais il faut une explication. Dans le roman, j'ai inventé pour Jack un cycle d'abus beaucoup plus préjudiciables et plus répétés que ce qui m'est véritablement arrivé. Jack se fait dépuceler par une femme d'une quarantaine d'années et qui a déjà abusé d'un de ses enfants. C'est un personnage beaucoup plus sombre que la femme qui fut mon initiatrice sexuelle. Elle avait une vingtaine d'années, était clairement dérangée mais je l'aimais bien. J'avais 11 ans, Jack en a dix dans le roman.

Pourquoi avez-vous exagéré dans le roman?
J.I.
Mais parce que dans un roman il faut que ce soit pire pour que ce soit meilleur! Prenez Dickens: il a manipulé sa propre enfance et c'est ce qui a donné des chefs-d'œuvre comme David Copperfield ou Oliver Twist. Il n'y serait jamais arrivé s'il s'était contenté de raconter ses petites misères: pour faire une bonne fiction, il faut exagérer les moments de vérité. L'absence du père, l'abus sexuel dont il est victime enfant par une femme quatre fois plus âgée sont bien plus préjudiciables à mon personnage qu'à moi. Sans doute le fait que, dans la plupart de mes romans, mes personnages ont une vie sexuelle adolescente assez turbulente vient de mon expérience, mais je dois avouer que cette expérience ne m'a pas traumatisé très longtemps. Je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir été «violé» ou «abusé», comme on le dirait aujourd'hui en portant l'affaire en justice. Parce que j'ai immédiatement intégré cette expérience sexuelle comme une part non négociable de ma vie et comme un matériau pour raconter des histoires.

Que voulez-vous dire lorsque vous écrivez: «Notre enfance est toujours volée»?
J.I.
La prétendue perte de l'innocence est le grand sujet du roman moderne. Il y a des expériences qui transforment les enfants en adultes bien plus tôt qu'ils ne devraient l'être. L'absence de père et l'abus sexuel, notamment. Mais, encore une fois, je parle là des expériences telles que les a vécues et ressenties Jack. Moi, c'était moins violent.

Mais tout aussi vrai...
J.I.
Oui, mais moins violent. C'est un point essentiel. Le monde adulte peut endommager le monde de l'enfance à tout moment: pas seulement le corrompre, mais encore emporter au loin toute enfance. C'est ce qui arrive à Jack. Moi, peut-être mon enfance a-t-elle été corrompue mais elle n'a pas été emportée au loin. Enfin, je crois... Mais dites donc, vous êtes psy ou journaliste? Bon, passons. Et puis, en exagérant, en écrivant ce roman, je conjure le sort.

Vous croyez vraiment cela?
J.I.
Intellectuellement, non, pas du tout! Mais psychologiquement, je me raccroche à cette idée illogique: en écrivant au sujet de ce que je crains par-dessus tout, ça n'arrivera pas à ceux que j'aime par-dessus tout, en l'occurrence mes enfants. En d'autres termes, si ce roman est autobiographique, il y a également beaucoup de choses qui ne le sont pas. Emma, par exemple, la meilleure amie de Jack, qui fait son initiation sentimentale et deviendra romancière, était déjà présente dans d'autres romans. A vous de la retrouver.

Esther dans Une prière pour Owen?
J.I.
Oui, bien vu. Et surtout Mélanie dans L'œuvre de Dieu... C'est-à-dire une jeune femme sexuellement agressive qui, quand vous la rencontrez, semble d'abord être une menace pour le personnage masculin, plus faible, mais devient en réalité une protectrice. Croyez-moi, je n'ai jamais connu une telle personne.

C'est ce qui ferait dire que c'est aussi autobiographique: vous créez pour la troisième fois un personnage que vous regrettez de n'avoir pas croisé...
J.I.
Logique. Tordu, mais logique. On écrit sur ce qui nous est arrivé mais aussi sur ce qu'on aurait voulu qui nous arrive. Peut-être aurais-je souhaité qu'il y ait dans ma vie une telle fille pour me venger de celle qui m'a abusé. Ce que je veux montrer à travers ce personnage - Esther, Mélanie ou, ici, Emma - est ceci: une personne dont vous êtes très proche mais avec qui il n'y a pas de sexe peut être un filet de sécurité.

Pourquoi vos romans (et particulièrement celui-ci) parlent-ils de façon si volontairement explicite de la sexualité?
J.I.
Parce que je vois surgir, dans l'Amérique d'aujourd'hui et donc dans tout l'Occident, une forme de retour en arrière des mentalités, un démenti régressif et puritain de ce qui se passe réellement dans le paysage sexuel. Je suis surpris que le lecteur américain de 2006 soit offensé par ce que j'écris en ce qui concerne l'initiation sexuelle des adolescents, par les détails que je donne: ce sont précisément les détails qui sont constitutifs de la personnalité des adultes. Les occulter, c'est rendre aveugle toute la société. Ecrire de façon sensible sur les tabous de la tribu est ce qui irrite la majeure partie de la population. Tant pis! L'écrivain n'a pas à plaire: s'il doit songer à son lecteur, ce n'est qu'en termes d'efficacité narrative, certainement pas en lui disant ce qu'il veut entendre. La sexualité est un problème majeur: il faut avoir le courage de l'affronter. Je ressens de plus en plus fortement le fait qu'une partie des engagements d'un écrivain consiste à être démodé, c'est-à-dire à être contre tout ce qui appartient à la pensée dominante, unique, «correcte». Je sens aussi que beaucoup d'écrivains contemporains ont développé une certaine paresse au sujet des romans longs, compliqués, abordant de façon frontale et sans tabou la question de la sexualité sur un long temps, disons de la petite enfance à l'âge adulte. Le rôle de l'écrivain est d'être conscient de lui-même.

Pouvez-vous préciser ce point?
J.I.
Etre conscient de soi-même, quand on est écrivain, c'est accepter de jouer le rôle d'agitateur des tendances que l'on nous impose en nous disant qu'elles sont vraies parce qu'elles sont populaires. La popularité n'est pas un critère de vérité. L'écrivain doit dire la vérité, quitte à ne pas plaire.

Est-ce pour cette raison que vous avez immédiatement soutenu Günter Grass lorsqu'il a révélé, le mois dernier, son appartenance à la Waffen SS à l'âge de 17 ans?
J.I.
Oui, mais il y a une autre raison. C'est une question compliquée. Il faut comprendre la lenteur du processus d'écriture avant de juger Grass et de le condamner à l'emporte-pièce. Et puis, je me méfie de ceux qui exigent de tout connaître de la vie d'un écrivain: fallait-il que je révèle plus tôt que je ne viens de le faire que j'avais subi des attouchements sexuels à l'âge de onze ans? Grass s'est mortifié toute sa vie d'avoir été soldat dans le mauvais camp et dans une pareille unité. Je le connais et peux vous dire qu'il s'est toujours torturé au sujet de ce comportement moral. Relisez ses fictions: vous verrez qu'il s'est toujours jugé responsable!

Votre vision du monde a-t-elle changé depuis Le monde selon Garp?
J.I.
J'ai été père très jeune, alors que j'étais encore à l'Université et avant d'écrire mon premier roman. Cette expérience a fortement nourri Le monde selon Garp: je vois le monde comme un endroit dangereux et imprévisible alors qu'on nous le vend comme un endroit confortable et sans surprise. Quand vous êtes écrivain et père vous-même, vous êtes censé vous inquiéter davantage du sort du monde que de votre propre sort. En créant Garp, je prenais davantage soin de sa vie que de la mienne. Je n'ai pu réussir cela que parce que j'avais des enfants, c'est-à-dire des êtres dont je prenais soin plus que de moi-même. Avoir des enfants donne au romancier l'oubli de soi qui est nécessaire pour créer une fiction totalement libérée. Je dis cela parce que je crois que le monde est beaucoup plus violent qu'à l'époque où j'écrivais Garp. Depuis le 11 Septembre, le monde (et pas seulement l'Amérique) a basculé dans une ère nouvelle: cela nous a rappelé que le monde est plein de surprises et nous a plongés dans l'effroi. Moi, je n'ai pas eu besoin du 11 Septembre pour le comprendre: le fait d'être père et de redouter le pire pour mes enfants m'y avait préparé. Mes romans aussi, sans doute. Le monde est un piège qui attend de se refermer sur vous.

http://www.lire.fr/entretien.asp?idc=50477&idR=201&idG=4

Commentaires

  • Très très intéressant. Son livre fait 1 000 pages. Il a souffert en l'écrivant mais je pense que maintenant il doit être délivré du poids de ses "secrets".
    Je ne pense pas avoir lu un de ses livres mais il témoigne d'une chose importante dans la vie d'un garçon : le père qui est absent. Le père biologique.
    Le mari de ma petite soeur (de St Quentin) a retrouvé son vrai père à l'âge de 40 ans. Il a pu le rencontrer pendant 7 années. Maintenant, il est décédé ce papa mais il a gardé ses meubles et souvenirs. Voilà ce que je voulais dire. Bonne journée LAURA.

  • plein de choses en tête à écrire mais je n'arrive pas à me poser

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