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Catégories : La littérature

Quelle littérature pour l'école?

Dialogue entre l'académicien présidant la nouvelle commission de réflexion sur l'enseignement des humanités et l'historien qui publie « la Littérature en péril » par Marc Fumaroli et Tzvetan Todorov

Le Nouvel Observateur. - Réforme de la grammaire, lutte contre l'illettrisme, débats sur l'enseignement de la littérature... La transmission des savoirs et des valeurs dans notre pays est en crise. Quel est votre diagnostic ?
Marc Fumaroli.
- J'ai été chargé par Gilles de Robien de présider une commission de réflexion sur le minimum de « culture humaniste » qu'il est souhaitable de rétablir dans l'enseignement primaire et au collège. Sur quelles oeuvres littéraires les maîtres peuvent-ils étayer l'enseignement du bien-lire, du bien-dire, du bien-écrire ? Que doit connaître un élève de troisième de l'histoire littéraire et de l'histoire de l'art, mais encore du chant, du dessin, des sciences naturelles ? Les programmes actuels sont interminables, étouffants, écrits dans le jargon concocté dans les IUFM (instituts universitaires de formation des maîtres), ils noient l'essentiel dans la routine. Notre tâche est de ramener les instructions à la clarté et à la simplicité - sans perdre de vue l'éducation du jugement. Chacun le sait, l'école n'a plus la même situation dans la société actuelle qu'il y a un demi-siècle. Aujourd'hui enfants et adolescents sont d'avance « éduqués » (ou « déséduqués » ?), en dehors de l'école, par les moyens de communication dont ils sont les consommateurs privilégiés. L'école est tenue de refaire ce qui a été défait par ce bain d'images et de bruits. Elle doit relativiser les idoles, construire l'attention, la concentration, la mémoire, la considération d'autrui. Il faut doter l'élève de cette arrière-boutique - au sens de Montaigne - où il puisse prendre du recul à l'égard de la grande machine à émotions préfabriquées, tsunamis compassionnels et téléthons politiques !

N. O. - Tzvetan Todorov, dans votre dernier livre « la Littérature en péril », vous incriminez la conception « ascétique » de la littérature qui s'est imposée à partir des années 1970 dans les écoles et les universités.
Tzvetan Todorov.
- Dans les années 1970, l'enseignement littéraire a subi une mutation. Les intentions de départ étaient bonnes : on voulait enrichir l'approche purement biographique et historique qui avait dominé jusqu'alors par une analyse des oeuvres elles-mêmes, conduite à l'aide de concepts clairement définis. Mais on n'a pas su maintenir cet équilibre. Au lieu de garder présent à l'esprit l'objectif ultime - comprendre le sens des textes pour enrichir sa propre vie intérieure -, on s'est concentré sur la seule étude des outils conceptuels. Or, en études littéraires, l'ignorant n'est pas celui qui ne sait pas distinguer entre métonymie et synecdoque mais celui qui ne connaît pas « les Fleurs du mal ». Cette approche produit en conséquence une image appauvrie, étriquée de la littérature, qui apparaît aux yeux des élèves comme un simple jeu de procédés formels. Faut-il s'étonner, ensuite, que la filière littéraire au lycée soit délaissée ou que les jeunes lisent peu ?
N. O. - Ainsi le moyen d'analyse est devenu un but d'examen... Mais quelles sont les causes de cette déviation ?
T. Todorov.
- La réponse superficielle à cette question serait de dire : c'est la faute au structuralisme ! Mais elle est un peu courte : il faudrait alors expliquer les raisons du succès structuraliste - sans imaginer un complot ourdi dans les couloirs du ministère de l'Education nationale. Il s'agit en réalité des effets d'un mouvement bien plus profond. Car cette même conception de la littérature comme pur jeu formel se retrouve bien au-delà des bancs de l'école : à l'université, dans les rédactions des journaux, à la direction des théâtres subventionnés et même chez les écrivains - ce qui, entre nous, pourrait expliquer le peu de vigueur de la littérature hexagonale aujourd'hui. Les jeunes écrivains français apprennent que le personnage est mort, que raconter des histoires est une naïveté impardonnable, que croire à la relation entre la littérature et le monde relève de la niaiserie. Or la littérature n'est pas un simple jeu de mots, elle révèle le monde et nous révèle à nous-mêmes. Situation d'autant plus dramatique que les seules exceptions admises à cette tyrannie de la forme conduisent à des impasses. Ainsi du nihilisme qui prétend que la violence est l'unique vérité de l'être humain et qui clame : « Vive la mort ! » Ou encore du solipsisme, nom savant du nombrilisme, qui amène l'auteur à raconter à longueur de pages ses petits soucis. Ce qu'on oublie, dans tous les cas, c'est que moi et les autres, le « réel » et l'« imaginaire » appartiennent à un monde commun.
M. Fumaroli. - L'enseignement public français a beaucoup souffert des épigones de la linguistique dite scientifique, du structuralisme, de la sémiologie et de la sociologie néomarxiste qui ont colonisé les instances de décision pédagogique. C'est devenu en trois générations un drame national, qui a retenti sur notre langue, sur le sérieux de notre presse et sur la tenue de notre littérature, au moment même où nous passions d'un enseignement pyramidal à un enseignement de masse. La linguistique chassant la grammaire, plusieurs générations de jeunes Français ont été privés du plaisir de l'analyse des textes, de la joie de construire une phrase, un paragraphe, de distinguer un adverbe d'un adjectif... Les grands textes, poèmes et prose, ont été rendus insipides par une prétendue science transcendante qui les met sur le même plan que des comptes de blanchisseuse. Je vois tous les jours d'ex-étudiants qui ne connaissent que deux temps du verbe : le présent et l'imparfait !
N. O. - Diriez-vous que cette conception étroite a pesé sur le destin de la littérature ?
M. Fumaroli. - Evidemment. Les écrivains ont d'abord été fascinés par la lubie de la « textualité », puis ils l'ont fuie dans le strip-tease. Le Nouveau Roman formaliste a tué l'intrigue, le personnage, l'émotion, l'auteur. Par contrecoup, on est tombé dans le nombrilisme dont vous parlez et l'inflation d'une écriture qui a coupé les ponts elle aussi avec l'humanisme littéraire.
La littérature est la forme la plus ouverte de la connaissance de l'homme par l'homme. Ce qu'elle découvre d'imprévu n'abolit pas ce qu'elle a déjà découvert. Genet n'abolit pas Balzac, ni Racine, ni Euripide. Il n'y a pas de table rase en littérature.
T. Todorov. - C'est aussi un excellent moyen de rencontrer les autres.
M. Fumaroli.
- La littérature prend pour devise la phrase de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde. » Un roman de Balzac inspire toujours une profonde pitié pour l'humanité. Primo Levi raconte qu'en arrivant dans un camp de la mort il a trouvé de la force dans le souvenir de deux vers de Dante qui décrivent l'exclusion des damnés du nombre des humains. Maintenant Littell nous explique que Stendhal et Flaubert ont écrit pour qu'un bourreau nazi psychopathe trouve un répit dans leurs livres, entre deux massacres bien ordonnés. Je préfère l'interprétation de Levi.
T. Todorov. - C'est bien pourquoi il faut insister sur l'existence d'un monde commun. La bonne connaissance des classiques chinois n'a pas empêché Mao de devenir l'un des plus grands meurtriers de l'histoire de l'humanité. C'est que les deux activités restaient enfermées dans des compartiments étanches. Faire l'éloge de la littérature ne doit pas conduire à l'esthétisme, ou éviction de l'éthique par l'esthétique. La littérature n'est pas destinée à une tour d'ivoire, elle transforme de l'intérieur notre être et notre vie. C'est grâce à un roman que je découvre comment sentent et pensent des êtres autres que moi. L'assassin de Dostoïevski me devient proche, ou les personnages du « Dit du Genji », roman japonais du xie siècle. La vocation de l'homme, disait Kant, est d'apprendre à penser en se mettant à la place de tout autre être humain ; la littérature est la voie royale pour y accéder. Pour cette raison, elle est nécessaire à tous, et pas aux seuls professeurs de littérature.
M. Fumaroli. - Je crains que très peu d'élèves de collège n'aient accès à Nietzsche ou à Tolstoï. On leur fait décortiquer des extraits de presse, des documents administratifs...
T. Todorov. - Certaines réformes de l'enseignement sont faciles à imaginer, d'autant plus qu'elles rencontreraient, je crois, l'assentiment de la majorité des professeurs. Ainsi, ne jamais perdre de vue l'objectif ultime : le sens des textes et, à travers lui, la compréhension du monde humain. Cet objectif rejoint celui de l'histoire et de la philosophie, même si les matières sont différentes, c'est pourquoi l'enseignement de ces trois disciplines, les bien-nommées « humanités », devrait être étroitement coordonné. Toutes, elles nous aident à mieux vivre. Malheureusement, les réformes se heurtent, non pas tant à un mauvais vouloir qu'à l'inertie de cette immense institution, l'Education nationale. Et je ne suis pas sûr que la volonté politique de la réformer soit bien présente.
M. Fumaroli. - Le « château » Grenelle a professé un égalitarisme du plus petit commun dénominateur qui a provoqué un sauve-qui-peut vers l'enseignement privé des quartiers privilégiés. Il s'agit aujourd'hui de trouver une formule plus généreuse, moins bureaucratique, conciliant un enseignement de qualité pour tous avec des enseignements de haute qualité pour les talents qui le méritent. Une goutte de bonne littérature ici, une dose plus forte, avec grec et latin, là où elle est désirée. C'est une chance inouïe pour un jeune d'aujourd'hui de rencontrer les livres qui désenferment, qui font fleurir l'imagination et l'ingéniosité.


Historien, essayiste, né à Marseille en 1932, Marc Fumaroli est professeur au Collège de France (1986), membre de l'Académie française (1995) et de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1998). Dernier livre paru : « Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry » (Gallimard, 2006).

Historien, philosophe, Tzvetan Todorov , né en Bulgarie en 1939, vit en France depuis 1963. Directeur de recherche au CNRS, auteur de nombreux ouvrages sur la littérature et l'histoire des idées, notamment « Mémoire du mal. Tentation du bien » (2000). « La Littérature en péril » vient de paraître chez Flammarion.

 

Catherine David
Le Nouvel Observateur

http://hebdo.nouvelobs.com/p2201/articles/a329402.html

Commentaires

  • bonjour , je passe , je lis , je vote ..
    bon week end

  • Je reviendrai lire cet article intéressant mais je dois laisser l'ordinateur à ma fille qui arrive et qui n'en a pas chez elle . Dommage........

  • Je peux dire que je suis une littéraire, j'avais choisi cette filière au lycée. Je me sens toujours littéraire. Mais ceux qui ne se sentent pas littéraires lisent-ils ? J'aime la phrase de Kant citée plus haut (la vocation de l'homme est d'apprendre à penser en se mettant à la place de tout autre être humain...).
    Bon week end.

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