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Catégories : CEUX QUE J'AIME, L'art, Soulages Pierre

Soulages a fait du noir une couleur

Véronique Prat
16/11/2009 | Mise à jour : 15:10

soulages.jpgCrédits photo : (Vincent Cunillère)

Une carrière internationale commencée il y a plus de soixante ans, une œuvre toujours vivante et intransigeante, une rétrospective riche d'une centaine d'œuvres au Centre Pompidou : Soulages fait l'événement. En exclusivité, il nous a ouvert les portes de son atelier.

J'avais 10 ans, peut-être moins, je ne sais plus, je jouais, je traçais à l'encre des traits noirs sur une feuille de papier blanc. Une amie de ma sœur, plus âgée que moi d'une quinzaine d'années, me voyant tellement appliqué m'a demandé ce que je faisais. Je lui ai répondu "un paysage de neige". Je revois encore son visage stupéfait. Et pourtant, je n'avais ni le goût du paradoxe ni l'envie de la provocation. Ce que je faisais était effectivement un paysage de neige. Le blanc du papier s'illuminait comme la neige grâce aux traits noirs que j'y peignais...»

Plus tard, il y eut le lycée, l'adolescence, les activités des adultes, mais Pierre Soulages n'en démordra pas : l'art lui est toujours apparu comme la seule chose qui vaille qu'on lui consacre sa vie. Natif de Rodez (en 1919), son enfance est vagabonde : le braconnier du coin lui apprend à piéger les grives et les lapins, à pêcher la truite à la mouche dans les eaux de l'Aveyron. Il fait la connaissance d'un archéologue qu'il accompagne sur ses chantiers de fouilles dans les Causses. Le musée Fenaille de Rodez expose toujours quelques pointes de flèches paléolithiques trouvées alors par Soulages. En 1938, il monte à Paris pour passer le concours de l'Ecole des beaux-arts, et le réussit. Mais, faute de se reconnaître dans l'enseignement académique que l'on y délivre, il rentre à Rodez. Il a tout de même eu le temps de découvrir Cézanne et Picasso, exposés à la Galerie Rosenberg.

Il ne retournera à Paris qu'en 1946, mais il n'est plus seul : Colette l'accompagne. Aujourd'hui, voilà plus de soixante ans qu'ils ne se quittent pas. Le couple s'installe à Courbevoie. Refusé au Salon d'automne, Soulages tente sa chance au Salon des surindépendants, où Picabia voit ses toiles et lui prédit, comme gage de succès : «Avec ce que vous faites, vous n'allez pas tarder à avoir beaucoup d'ennemis.» Dès 1948, il est reconnu outre-Rhin et expose en Allemagne avec d'autres artistes qui, comme Hartung ou Kupka, resteront ses amis jusqu'au bout. Le petit groupe se distingue de la peinture dynamique et colorée qui s'impose après la guerre. Fidèle aux couleurs de son enfance, Soulages, lui, peint « sombre ». Un après-midi, un colosse à l'accent américain pousse la porte de son atelier. Il regarde attentivement les toiles, répète plusieurs fois «J'aime. J'aime ça», et tend sa carte à Soulages. C'était James Johnson Sweeney, le directeur du Museum of Modern Art de New York, l'homme qui avait découvert Pollock et fait connaître Calder. Samuel Kootz, son marchand américain, va vendre les toiles de Soulages non seulement aux grands musées américains mais aussi à des réalisateurs comme Otto Preminger, Billy Wilder et Alfred Hitchcock. Bientôt, Soulages sera connu dans le monde entier et, à partir de 1960, les rétrospectives se multiplient.

Son « œuvre au noir » intrigue. On voit assez bien ce que sa peinture n'est pas : ni figurative, bien sûr, ni narrative, ni expressionniste. Elle est abstraite, alors ? Peut-être, mais d'une abstraction singulière, sans programme ni théorie. D'autres artistes, ses contemporains, ont au même moment une période surréalisante, ils regardent vers Miró et vers Paul Klee. Pas Soulages. Ses œuvres sont à part, on peut les admettre ou les refuser, mais elles ne se discutent pas. D'une rigueur absolue, elles sont structurées de forts signes architectoniques. Quand il évoque son long parcours, Soulages aime rappeler cette anecdote. Une nuit de janvier 1979, il travaille à une toile de plus en plus chargée de noir : «Depuis des heures, je peinais, je rajoutais du noir, je le retirais, j'avais l'impression de patauger dans un marécage, sans trouver d'issue. J'avais pourtant le sentiment que cette toile avait quelque chose à me dire. Je suis allé dormir. Deux heures plus tard, en regardant ce que j'avais fait, j'y ai vu quelque chose de nouveau: ma peinture ne jouait plus sur les contrastes de couleurs, mais sur les variations de lumière. Je ne travaillais plus avec le noir, mais avec cette lumière secrète venue du noir. En acceptant d'intégrer le reflet de la lumière par la surface peinte, en travaillant l'opposition du lisse et du strié dans l'épaisseur de la couleur, j'inaugurai une peinture tout autre que la peinture classique. J'ai poursuivi dans cette voie. Pour moi, une nouvelle période avait commencé.» «L'outrenoir», comme il l'appellera lui-même, ouvrait à Soulages une peinture aux possibilités nouvelles.

Il fabrique lui-même ses outils: bâton de craie, semelle, écorce d'arbre

Trente années plus tard, à la veille de son 90e anniversaire, Soulages nous reçoit dans son atelier parisien situé près de l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Une pièce blanche et presque vide. On ne voit que le dos des toiles, toutes tournées vers le mur. Sur une table, bien rangés, reposent ses outils : non pas les pinceaux traditionnels des peintres, mais des outils que Soulages a détournés - comme des racloirs de tanneur, des couteaux d'apiculteur, des brosses de peintre en bâtiment - ou qu'il a fabriqués - comme des morceaux de semelles en caoutchouc ou des balais. Tous destinés à multiplier les jeux de relief, d'empreintes, de lissage dont Soulages dote sa peinture comme autant de pièges à lumière. Il lui arrive de venir dans son atelier, puis de repartir sans avoir rien fait : «Je suis en face de la toile blanche, sans oser faire le premier pas. Je tourne autour, et il ne se passe rien. D'autres fois, j'ose quelque chose, et il y a une réponse. Un enchaînement entre ce qui se passe là et ce que je ressens devant ce qui se passe. De proche en proche, j'arrive à quelque chose qui peut se transformer en une toile. Mais même lorsque c'est très exaltant, il ne faut pas perdre la tête. Il arrive que l'on ne sache pas s'arrêter, et c'est la catastrophe. Il arrive aussi que l'on s'arrête sans savoir pourquoi, et l'on s'aperçoit plus tard que le tableau était fait. L'œuvre vit alors sa propre vie.» Telle est l'aventure, audacieuse et puissante, où Soulages nous entraîne à sa suite.

Pour exposer ces peintures noires, toutes vibrantes d'ombre et de lumière, les responsables du Centre Pompidou ont accepté, selon le souhait du peintre, une nouvelle formule d'accrochage : non sur des cimaises, mais au beau milieu de l'espace muséal, où deux fils d'acier sont tendus du sol au plafond. L'exposition démarre avec des œuvres sur papier, des brous de noix des années 1947-1949, les raclages des années 50, les noirs et blancs des années 60. Puis vient la rupture de 1979, l'apparition des peintures « outrenoir » où le tableau devient piège à lumière selon l'heure et la force de l'écla irage. Chacun des pas des spectateurs, en changeant les reflets qui scandent la toile, tire d'elle de nouveaux rythmes. Dans la dernière salle de l'exposition sont réunis, pour la première fois, 17 grands polyptyques, certains datant de 2009. Pour en parler, Soulages reprend une formule qu'il affectionne : «Quand je travaille, je n'ai pas de projet. C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche et qui dépasse parfois mes intentions. La réalité est toujours plus riche que ce qu'on imagine et je découvre, à mesure que le tableau progresse, des développements auxquels je n'avais pas pensé.» De l'enfant qui peignait à l'encre noire un paysage de neige au peintre célébré aujourd'hui dans le monde entier, la trajectoire n'a jamais dévié : dès le Soulages des années 50, l'affirmation de soi, d'une volonté que la société ne peut soumettre, d'une indépendance radicale, se manifeste déjà avec tant d'évidence que rien, on le sait, ne la fléchira.


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