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Catégories : Des bibliothèques

« Ne pas avoir peur de Google »

par Frédérique Roussel

 

Avec Internet, la numérisation des livres apparaît comme un enjeu majeur. Google a compris dès 2004 l’intérêt de rendre les textes accessibles et a scanné depuis près de douze millions de titres. La France, par la voix de Jean-Noël Jeanneney, alors président de la Bibliothèque nationale de France, s’était élevée contre le danger de monopole du moteur de recherche américain. Son ouvrage, Quand Google défie l’Europe (éd. Mille et Une Nuits) vient d’être réédité.

Bruno Racine, qui lui a succédé à la tête de l’établissement en 2007, a fait passer la BNF à un rythme de numérisation plus soutenu. Gallica, son versant numérique, vient d’atteindre le million de documents. La polémique a resurgi en août quand on a appris que l’établissement discutait avec Google. Le gouvernement vient de décider qu’une partie du grand emprunt, 160 millions d’euros, sera consacrée à la numérisation du patrimoine. Dans un livre qui paraît ce jour, Google et le Nouveau Monde, Bruno Racine livre un état des lieux précis des enjeux et explique pourquoi un partenariat avec un acteur privé, Google ou autre, doit être envisageable. Rendu public lundi, un rapport d’information de la commission des finances du Sénat, abonde en ce sens. Le rapport juge « indispensable » un recours à l’entreprise américaine dans la mesure où « il faudrait environ 750 millions d’euros et 375 ans pour numériser l’ensemble » de la BNF. Entretien avec Bruno Racine, candidat à un second mandat.

Pourquoi cet ouvrage ?

L’avenir du livre à l’ère numérique est au cœur de ma mission et réflexion. Nous vivons une période de tâtonnements et il me paraissait salutaire de clarifier mes idées et dégager quelques convictions. Diriger un établissement et définir sa stratégie nécessitent des repères. J’ai pensé utile pour moi-même, pour la Bibliothèque, pour l’extérieur, de les exprimer. Mais il faut rester modeste. Nous sommes dans un domaine sans vérité préétablie.

Votre prédécesseur Jean-Noël Jeanneney, avec qui vous n’êtes pas du tout sur la même ligne, réédite ce mois-ci son ouvrage avec une postface polémique…

Mon but n’est pas du tout de polémiquer, mais de montrer que dans cet univers incertain, une réflexion objective peut aider à y voir clair sur les intérêts et principes que nous avons à défendre. J’ai aussi voulu prendre de la distance par rapport à des clivages simplistes - l’Europe contre les Etats-Unis, le public contre le privé - qui n’aident guère à avancer. Nous vivons une révolution comparable à celle de l’imprimerie et nous ne faisons qu’en entrevoir les conséquences. L’imprimerie a suscité les mêmes appréhensions, parce que l’on quittait le domaine des érudits pour toucher tous ceux qui savaient lire. Internet, c’est le même bouleversement.

Aujourd’hui, grâce à Gallica, des ouvrages qui ne peuvent être communiqués qu’avec d’infinies précautions à des chercheurs sont accessibles à toute heure du jour et de la nuit et en tout point de la planète. C’est un profond changement de paradigme. Un livre n’est pas seulement un objet matériel, mais aussi une manière d’organiser et de communiquer la pensée. Or le numérique n’est pas un simple fac-similé du papier dans un univers immatériel, car il ouvre un grand nombre de possibilités inédites. Si nous nous cramponnons à une position défensive ou réactionnaire, nous serons balayés. Les langues et les cultures qui n’auront pas très vite investi ce domaine vont se trouver marginalisées. Une présence massive en ligne de notre patrimoine écrit est un enjeu majeur. Cette considération est prioritaire à mes yeux. Comment organiser cette richesse et comment lui donner du sens ne peut venir que dans un deuxième temps. J’ai la chance d’être à la tête d’une bibliothèque qui a été pionnière dans ce domaine ; qui est passée de 6 000 documents numérisés annuellement en 2008 à 6 000 par semaine en 2010. Avec le grand emprunt, la numérisation du patrimoine va passer à la vitesse supérieure.

Que pensez-vous de la critique du « vrac » de Jeanneney, quand il prône la sélection des ouvrages à numériser ?

C’est une question dépassée. Depuis près de trois ans, la France est engagée dans des programmes de numérisation de masse. Autrement dit, dans un processus qui n’est pas compatible avec une sélection opérée à partir d’un jugement de valeur sur les contenus. Cette critique me paraît surtout méconnaître le changement majeur qu’apporte le numérique. Dans l’univers physique, un livre doit avoir un emplacement précis, une cote, sinon il est introuvable. Dans l’univers numérique, les possibilités de classement sont infinies, aussi nombreuses que la curiosité des individus. Il faut constituer la masse la plus grande possible et offrir des outils de recherche encore plus sophistiqués que les moteurs actuels pour s’adapter à la variété des requêtes.

Quid de la polémique née au sujet de discussions entre la BNF et Google ?

Elle a permis de définir aujourd’hui un point d’équilibre qu’incarne le rapport Tessier (1) [Chargé d’une mission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques et remis en janvier à Frédéric Mitterrand, ndlr]. Il souligne l’importance que pourrait avoir un partenariat avec Google sans exclusive et fournit des cadres. Mais il insiste, et cela a toujours été ma conviction, sur la nécessité de rester maîtres de nos contenus et de respecter le droit d’auteur. La France est un cas unique pour le moment. L’ampleur de l’effort public est telle qu’il donne à notre pays une marge de manœuvre qu’on nous envie. Nous sommes en position de force, car en mesure de nous passer de partenariats. Mais j’ai voulu montrer qu’il ne fallait pas avoir peur de discuter avec Google. Le ministre de la Culture doit se rendre en Californie en avril. Quelle que soit la décision prise, cela veut dire qu’il était légitime de poser la question.

Mais les éditeurs français sont en procès avec Google…

Si un partenariat devait être envisagé, il faudrait qu’il soit triangulaire ; que Google ne soit plus en conflit avec les éditeurs français. Google a outrepassé ses droits en numérisant massivement et sans autorisation des livres couverts par le droit d’auteur. Aux Etats-Unis, il s’en est suivi un feuilleton judiciaire, qui n’est pas terminé, dans lequel Google, les auteurs et les éditeurs américains essaient de trouver un compromis. Au niveau national et européen, il faut procéder autrement et édicter les règles plutôt que de laisser les parties en litige élaborer la loi.

Je soutiens la volonté de Frédéric Mitterrand de proposer un texte sur la numérisation des œuvres dites orphelines et je pense que nous devons trouver rapidement avec les éditeurs les moyens de donner accès à des œuvres épuisées. La voie législative et contractuelle me paraît plus conforme à nos valeurs. Il n’est pas trop tard pour le faire. Mais en ce qui concerne le patrimoine, je suis d’avis qu’une gamme de partenariats aurait pour effet de démultiplier l’effort public. Ces partenariats privés pourraient se faire avec Google comme avec d’autres acteurs. En Espagne, l’opérateur Telefonica est ainsi un partenaire important de la numérisation. Je serais heureux si, à la suite de la nomination de Christine Albanel [comme directrice de la communication de l’opérateur de télécommunications, ndlr], France Télécom et la BNF développaient une coopération sur les contenus.

En ce qui concerne Google, Marc Tessier a proposé des échanges de fichiers avec la BNF et évoque même une plateforme conjointe de numérisation. Le collaboratif peut-il servir la numérisation ? La BNF met en place une expérience avec Wikipédia portant sur 1 400 textes de Gallica. L’idée est d’utiliser l’interactivité du Web pour corriger les erreurs. Le problème de la qualité se pose à nous comme il se pose à Google. Les procédés de reconnaissance optique de caractères [OCR, ndlr] sont encore perfectibles. Nous numérisons en très haute qualité d’OCR 20% de nos ouvrages. Sur les 80% restants, il y a un pourcentage d’erreurs qui peut être significatif. Le coût de la qualité est exponentiel. De nouveaux modes d’élaboration de la connaissance tiennent à la constitution de communautés virtuelles. C’est ce qu’a bien compris Google, qui crée de la valeur grâce à cette intelligence collective du Web. S’il faut être vigilant sur les abus en cas de position dominante, il y a aussi intérêt à profiter de cette force de frappe pour accroître la nôtre.

Votre mandat arrive à échéance le 31 mars, êtes-vous candidat à un second mandat ?

Trois ans, c’est court par rapport aux enjeux d’une grande institution, en particulier pour le domaine numérique. J’ai fait part à Frédéric Mitterrand de mon vœu de continuer à servir la BNF. Le défi majeur va être la mise en œuvre du grand emprunt pour accomplir ce saut en avant dans la numérisation. Mais le numérique touche aussi la conservation, le dépôt légal sur Internet, les services en ligne… à peu près tous les aspects de notre activité. En trois ans, la BNF a réussi à passer au stade de la numérisation de masse. Il a fallu surmonter beaucoup de difficultés, mais la maison s’est mobilisée et y est parvenue. Elle projette aujourd’hui une image moderne, pas du tout poussiéreuse. Je suis aussi profondément convaincu de la nécessité de l’ancrage dans l’héritage culturel. La rénovation du site Richelieu commence. Et c’est une des joies de mon existence que d’avoir réussi à finaliser l’acquisition des manuscrits de Casanova. Pour moi, l’hypermodernité ne va pas sans le patrimoine. Photo Jean-François Robert

(1) Marc Tessier a présidé France Télévisions.

Paru dans Libération du 4 mars 2010

 


http://www.ecrans.fr/Ne-pas-avoir-peur-de-Google,9355.html

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