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Catégories : Des évènements

Werner Schroeter, la mort en face par Philippe Azoury

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CC BY spaceodissey

Imaginez deux hommes allongés sur la moquette d’un petit appartement, au mois de décembre 1981. Le premier est un immense philosophe chauve. Le second, un jeune cinéaste underground allemand, très grand, les mains pleines de bagues, visage à la Dürer, de longs cheveux blonds portés jusqu’à la taille, qu’il coiffe d’un Stetson. Ils ont en commun l’intelligence, la culture, l’homosexualité et une idée peu commune du suicide : ils disent n’avoir plus peur de la mort. Et comme pour défier cette dernière, ils préféreront toujours la passion à l’amour, parce que, selon le philosophe, « elle est portée à l’incandescence, elle se détruit elle-même ». Le philosophe est mort en 1984, c’était Michel Foucault (1). Lundi soir, les suites d’un cancer de la gorge contre lequel il n’avait cessé de lutter ces dernières années ont emporté le cinéaste : Werner Schroeter est mort à l’hôpital de Cassel (Allemagne). Il était né à Georgenthal, le 7 avril 1945.

Décrivant l’hystérie de la passion, Foucault savait qu’il ne faisait que dire ce qui se passe dans un plan sidérant de Werner Schroeter : la passion et son corollaire la souffrance s’y communiquent de visage à visage. Visages de femmes, vivant le plus souvent entre elles (la Mort de Maria Malibran, 1972, son chef-d’œuvre underground), dans des lieux hors du temps, déconnectés : des motels dans le désert (Willow Springs, 1973), des maisons à l’abandon (Deux, 2002), des asiles de fous (le Jour des idiots, 1981), des scènes de théâtre (Eika Kattapa, 1969), des chambres de bordels dans tous les ports du monde (Weiße Reise, 1980).

Des femmes, ou plutôt des représentations de femmes : il fit jouer ensemble des actrices (Isabelle Huppert, Carole Bouquet, Bulle Ogier, Amira Casar, Maria Schneider, Margareth Clémenti), des chanteuses d’opéra (la Callas, Anita Cerquetti, Elisabeth Cooper, Ingrid Caven) et des travestis (Magdalena Montezuma, Candy Darling). Non par provocation, mais par indistinction naturelle : elles ont en commun de n’exister pleinement qu’en représentation. Et Schroeter était précisément le cinéaste du cérémonial, de l’artifice comme vérité, de la représentation au carré.

Symboliste jusqu’au bout des ongles, mélancolique comme un dernier romantique allemand, moderne et expérimental, baroque et opératique : un décadent traversant les poussières de Mai 68 en portant sur ses épaules un cinéma pur venu tout à la fois de l’underground pédé, du muet (les divas, les fantômes, la grandiloquence des primitifs) et de l’écoute passionnelle des disques de la Callas, sa « messagère de Dieu ». Le tout, unique en son genre, arrivait à nous sous la forme de stupéfiants échos du silence.

« Je suis arrivé au cinéma presque par hasard, racontait-il à Libération en janvier 2009. J’avais arrêté des études de psychologie et j’envisageais reprendre mes activités de putain. J’avais fait ça quelques mois, à Mannheim, et c’était très instructif. J’avais une clientèle de pères de famille. Mais mes parents n’étaient pas enchantés que je reprenne mes occupations érotiques, aussi m’ont-ils encouragé à m’inscrire dans une école decinéma tout à fait théorique. Moi qui suis tactile, j’ai tenu trois mois, avant d’aller au festival underground de Knokke-le-Zoute. Là, dans une atmosphère de liberté incroyable, j’ai découvert les films de Gregory J. Markopoulos. Je ne connaissais ni le cinéma de Warhol, ni Jack Smith, et je suis tombé amoureux d’un garçon de 25 ans, qui répondait du doux nom de Rosa Von Praunheim. Rosa ne supportait l’autre que si l’autre était créatif, alors je me suis mis à faire des films avec la caméra 8 mm de mon enfance. Un an après, mes films étaient montrés dans un cinéma d’art et essai à Munich. Puis j’ai acheté une caméra Baulieu 16 mm et j’ai enchaîné, avec mesamis travestis qui constituaient pour moi une famille. De fil en aiguille, la télévision me passa commande de films, puis les gens du théâtre et de l’opéra sont venus à moi. »

L’époque l’assimila à la nouvelle vague allemande : Rainer Werner Fassbinder, Daniel Schmidt (qui était suisse), Werner Herzog. Ses films étaient sans doute plus proches des premiers Garrel. Il était alors son propre chef opérateur, se faisait un point d’honneur à faire lui-même les costumes. En démiurge artisan. Il mène films expérimentaux et mises en scène d’opéra (dont à l’écran, il mélangeait les airs avec des vieux calypsos ou des ballades d’Elvis Presley). Il n’est nulle part et partout à la fois, insituable comme ses personnages, développant une esthétique de l’isolement et de la redéfinition de soi. Il se rêvait déjà en exil, vivant à la fin des années 70 au Mexique « avec une famille dans une lagune, confiait-il à Gérard Courant. Ce sont des gens très pauvres qui ont quatorze enfants et qui sont sans emploi. Ils vivent un peu du trafic. Ils m’ont adopté. »   Il sort de l’underground en tournant le Règne de Naples, en 1981, qui est, de toute sa période narrative, son film le plus vibrant, tentative de transcrire à l’image toute la violence et le raffinement d’un Jean Genet. Son lyrisme baroque se confirmera à chaque grand film suivant : Palermo, le Jour des idiots, le Roi des roses, Malina, ou le récent Nuit de chiens (présenté à Venise en 2008, la Mostra lui décernant pour l’occasion un lion d’or couronnant son œuvre). Ce film crépusculaire, adapté d’Onetti, s’ouvrait sur une citation du Jules César de Shakespeare que Schroeter avait tenu à lire lui-même : « De tous les prodiges dont j’aie jamais entendu parler, le plus étrange, pour moi, c’est que les hommes ont peur, voyant que la mort est une fin nécessaire qui doit venir quand elle doit venir. »

En janvier de l’année dernière, il nous confiait : « Maintenant, je sais que la brutalité, la violence, sont créées par ceux qui ont peur de la mort. Ça rejoint mon seul sujet, depuis toujours, dans ma vie comme dans mes films : la quête de l’amour. » Il exprimait son admiration pour Onetti avec des mots qui lui allaient comme un gant : « Il était le contraire du capitalisme : un homme qui a vécu avec son intelligence seule. »

Au festival de Vienne, qui lui rendait hommage, en novembre 2009, alors que la maladie le terrassait, il assista, mutique et assis sur un canapé placé au centre de la scène, à un défilé d’acteurs et d’actrices venus lui rendre un hommage anthume. À la fin de chaque éloge, il se levait, avec des gestes nobles, et venait accrocher en silence une rose dans les cheveux des filles et à la boutonnière des garçons. « Si je prends mon briquet et une cigarette, c’est banal, glissait-il en 1981 à Foucault. L’important, c’est de faire le geste. C’est ce qui me donne ma dignité. »

(1) Anecdote rapportée par Gérard Courant dans sa monographie (Goethe Institut/Cinémathèque, 1982).

Paru dans Libération du 14 avril 2010

Sur le même sujet :

- Schroeter, le retour d’outre-nuit
- Souvenirs de plages et morts à Venise

http://www.ecrans.fr/Werner-Schroeter-la-mort-en-face,9660.html

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