Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Catégories : La littérature

Cher San-Antonio...

Par Didier van Cauwelaert
07/05/2010 | Mise à jour : 11:07 Réactions (9)

Frédéric Dard en 1985. Farouche ennemi du politiquement ­correct, l'écrivain y répondait par le « poliment correct ».
Frédéric Dard en 1985. Farouche ennemi du politiquement ­correct, l'écrivain y répondait par le « poliment correct ». Crédits photo : Eyedea Presse

Frédéric Dard est mort il y a dix ans. Le romancier Didier van Cauwelaert, qui fut son ami, lui rend hommage.  

Lontemps les critiques t'ont regardé de loin, de travers, en silence. La verdeur de ta langue, tes audaces, ta truculence, aggravées par ces tirages vertigineux qui exaspèrent le prosateur moyen, faisaient de toi un auteur de gare aux œuvrettes jetables, un fournisseur qui ne serait jamais admis dans le monde des lettres que par l'entrée de service. Des cravates trop voyantes, une production excessive, des inventions sans bornes, un style tenant du buffet à volonté - «Trop de notes», comme on disait pour Mozart. Ton sort était réglé : on te trouvait vulgaire. San Antonio avait phagocyté son créateur, ce Frédéric Dard dont les premiers romans, comme La Crève, demeuraient des cris confidentiels, des merveilles de révolte isolées que les autorités littéraires s'abstenaient d'avoir lues. C'était pratique. D'autant plus que, te qualifiant toi-même d'«écrivain forain», tu te mettais délibérément hors jeu, par instinct de survie, en refusant de briguer les «sucettes honorifiques». Quand d'aventure tu t'abstenais de publier directement en livre de poche, tu donnais à des chefs-d'œuvre comme Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ? le nom pudique de «grand format».

Et puis, comme tu ne changeais pas, apparemment insensible à la pression de l'indifférence, on a fini par te rendre hommage. Une autre forme de censure, un peu plus pernicieuse : l'encensoir qui asphyxie. N'ayant pas réussi à te domestiquer, ni à dissuader tes lecteurs ni à te réduire au silence, on a voulu faire de toi un classique. On a examiné tes «hénaurmités» au microscope de la sémantique. On s'est souvenu que c'est Jean Cocteau qui, le premier, s'était extasié sur toi. On a exhumé les éloges d'Albert Cohen et d'Alfred Sauvy. On a essayé de t'embaumer, toi le tambouilleur aux deux cents millions de couverts, en t'injectant le formol de Villon, Rabelais, Céline… «Les beaux esprits ne m'ont pas lu davantage, mais se sont mis à hocher la tête d'un air entendu en compulsant les thèses qui fleurissaient sur mon fumier.» Et tu ajoutais, avec la bienveillance lucide qui te faisait disséquer sans haine et sans fard l'âme de tes contemporains : «Il n'y a pas de justice, il n'y a que des récupérations.» Mais, n'en déplaise aux décorés taris, la gloire ne stérilise que les médiocres.

Besoin de solitude

Ton œuvre poursuivit donc sa double vie. Quand les universitaires te demandèrent si Frédéric Dard était jaloux que sa créature San-Antonio fût entrée avant lui dans le Larousse, tu répondis : «Guignol est célèbre, mais qui connaît son père ?» Devenu un «phare du néologisme», un «sociologue-soldat des valeurs anticonformistes», tu continuais d'afficher, quand tu sortais de ta tanière, le même étonnement rigolard, la même chaleur fraternelle pour cacher en vain, par courtoisie, ton angoisse décuplée par la ferveur ambiante. Plus les autres te fêtaient, moins tu t'aimais et plus tu écrivais noir. L'éloge unanime te donnait des boutons, à l'ère de ce politiquement correct auquel tu t'obstinais à répondre par le «poliment incorrect». Ta définition du consensus ? «C'est con, ça sent, et ça use.»

Tu me manques, Frédéric. Dix ans après ta mort, le vide que tu laisses est intact. Je t'ai lu trop tôt et connu très tard. Bérurier au sérail, offert par une station Total en échange d'un plein de mon père, m'avait fait tomber à huit ans dans ta potion magique. J'ai provoqué notre rencontre, vingt ans après, en te faisant décerner par les parfums Charles Jourdan un éphémère prix de l'insolence, que mon jury te remit au Crazy Horse. Ton discours de remerciement donne un arrière-goût de celui que tu aurais mérité de prononcer sous la Coupole : «Face aux perfections de ces culs et ces nichons transcendés par la grâce, ne vous étonnez pas, Messieurs, si la jolie bande que vous offrez à mon livre se transforme en cilice.»

Nous ne nous sommes plus quittés. À la différence de tant d'écrivains, tu gagnais à être connu. Mon auteur de chevet était devenu un copain de table. J'adorais nos agapes complices, nos rires baignés d'yquem, et ces moments entre chien et loup où ton angoisse venait lézarder le plaisir d'être ensemble. «Qu'est-ce que je fous si loin de ma machine ? Je suis triste à point pour écrire, et c'est bon, on est bien, mais je suis mal.» Le même besoin de solitude nous renvoyait dans nos coulisses. Et on se téléphonait le lendemain pour se raconter ce qu'on avait fait de nos manques.

Tu sais quoi ? Un papier de commémoration qui, dix ans plus tard, m'émeut autant que si j'étais en train d'écrire, au lendemain de ton décès, ta nécro sur le vif, c'est encore un cadeau que tu me fais. Tu t'es peut-être éteint, mais, chaque fois qu'on te lit, on te rallume. Non, la jubilation couillue de San-Antonio n'a pas pris ses quartiers d'hiver dans la mémoire vide et glacée des panthéons. Ton œuvre parle pour toi - celle que tu nous as laissée, comme celle que poursuit ton fils Patrice. Mourir, dans ton cas, c'est vivre double.

Alors, que te dire de neuf ? Merci, Frédéric, de n'avoir pas changé. Et bon anniversaire.

À lire aussi

Frédéric Dard, mon père San-Antonio,
de Joséphine Dard, Michel Lafon, 190 p. 29 €. ­Publication le 19 mai.

La fille cadette de l'inventeur de l'inénarrable commissaire propose un beau livre très réussi, foisonnant de photos et de documents. Des dizaines de clichés permettent aux fans de San-Antonio de suivre toutes les étapes de la vie du génial créateur. Des fac-similés de copies de classe, de carnets intimes, de lettres, notamment de ses amis Jean Dutourd et Pierre Simenon, sont publiés. Tout comme une photo dédicacée par Albert Cohen, son voisin en Suisse. Au fils des pages, des citations désopilantes sont reproduites en gros caractères, accompagnés d'hommages variés, de Frédéric Beigbeder à Thierry Roland en passant par Robert Hossein.

POUR ACHETER LE LIVRE :
» Frédéric Dard, mon père San-Antonio, de Joséphine Dard, Michel Lafon, 28,41€ sur Fnac.com
 

San-Antonio et son double,
de Dominique Jeannerod, PUF, 244 p., 25 €.

En librairie mi-mai. Une étude très fouillée et sérieuse, par un spécialiste du roman noir, illustrée par Boucq.

POUR ACHETER LE LIVRE :
» San-Antonio et son double, de Dominique Jeannerod, PUF, 19,95€ sur Fnac.com


Frédéric Dard ou la vie privée de San-Antonio,
par François Rivière, Pocket.

En juin, la biographie la plus complète de Dard, parue en 1999, sera rééditée. B. de C.

POUR ACHETER LE LIVRE :
» Frédéric Dard ou la vie privée de San-Antonio, de François Rivière, Pocket, 6,56€ sur Fnac.com

http://www.lefigaro.fr/livres/2010/05/05/03005-20100505ARTFIG00732-cher-san-antonio.php

Les commentaires sont fermés.