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La mort leur va si bien

Simon Critchley, citant ces propos, suggère de relier cette terreur à l'évocation répétée, par le philosophe, de ses amis disparus (notamment Barthes ou Paul de Man) - ceux dont le deuil est impossible et qui demeurent proches, comme des présences fantômes qui insistent et persistent. Ce n'est qu'un exemple, parmi les nombreuses remarques - jetées comme en passant, sans s'appesantir - qui parsèment Les philosophes meurent aussi, singulière compilation de trépas philosophiques.

Car Critchley, professeur à la New School for Social Research de New York, a choisi le thème de la mort pour évoquer, en trois lignes ou trois pages, la silhouette de 190 philosophes, de l'Antiquité à nos jours. De Thalès qui, au VIe siècle avant notre ère, succombe à une insolation pendant un concours d'athlétisme, jusqu'au regretté Dominique Janicaud, qui fut un des maîtres de l'auteur, et périt noyé, en 2002, au pied du chemin d'Eze qu'autrefois parcourait Nietzsche, ce livre passe en revue, comme kaléidoscope baroque et allègre, les derniers moments de penseurs fort dissemblables.

Certains sont célébrissimes, d'autres peu connus, quelques-uns carrément obscurs. Mais on apprendra chaque fois, si le fait est connu, de quoi ils sont morts, comment ils se sont comportés, ce qu'ils ont dit à l'instant fatal. A quoi s'ajoute, pour faire bonne mesure, ce qu'ils ont pu penser de notre finitude - sans oublier quelques repères, parfois ironiques, concernant ce qu'ils firent dans la vie.

Ce qui frappe, dans cet ensemble, c'est le triomphe éclatant des contingences absurdes : Héraclite étouffant sous la bouse de vache, Platon dont on ne sait s'il mourut à sa table d'écriture, des suites d'un banquet ou d'une invasion de poux, Hegel enlevé par le bacille du choléra... C'est aussi au hasard que succombent les plus grands.

Collectionnant les anecdotes, Critchley rappelle par exemple comment Thomas Hobbes organisa, auprès de ses amis, un petit concours d'épitaphes pour garnir sa tombe. Sa préférée : "Voici la véritable pierre philosophale." On apprend aussi - faits trop souvent ignorés - qu'on doit la conception du pont de Brooklyn à l'un des meilleurs étudiants de Hegel, et que Sartre n'avait pas prévu les frais de ses obsèques. Ce livre, on l'aura compris, n'est délibérément pas sérieux. Il renoue, sur le mode parodique, avec le genre antique de la "doxographie", où l'on trouve pêle-mêle, à propos d'un penseur - comme autrefois chez Diogène Laërce -, phrases marquantes, petits faits pittoresques, lieux et dates essentiels.

LEÇONS D'EXISTENCE

Reste à savoir pourquoi on s'intéresse tant à ces fatras mortuaires. Après tout, personne ne songe à rédiger un ouvrage sur la manière dont meurent les coiffeurs, les notaires ou les charcutiers. Qu'est-ce donc qui fait attribuer aux philosophes une relation élective à la mort ? Chacun sait depuis le Phédon de Platon que "philosopher, c'est apprendre à mourir". Montaigne reprit la formule de Socrate, et Schopenhauer à sa suite. Mais il va de soi qu'en fait, toujours, il s'agit de vivre, et d'autant mieux, et plus intensément, que la limite est intégrée au parcours.

Les philosophes ne se contenteraient donc pas de mourir. En pensant la mort, ils feraient de ce savoir-mourir le fondement d'un savoir-vivre. Voilà ce qu'on répète ? Ne serait-ce pas, une fois encore, une des belles histoires qu'on se raconte pour esquiver l'absolu scandale de l'absurde ? Et si les philosophes ne savaient rien de plus ni de mieux que tout un chacun ? Leur demander des leçons d'existence serait alors un leurre, un de ces pièges où l'on se complaît à tomber, faute d'avoir l'ardeur suffisante pour vivre sans maître.

Toutefois, même cette désillusion a ses limites. Ainsi, en 1957, dans Pourquoi je ne suis pas chrétien, Bertrand Russell affirmait crânement : "Je pense que la mort m'offrira à la pourriture et que rien ne survivra de mon moi. Je ne suis plus très jeune et j'aime la vie. Mais trembler de terreur à l'idée d'être anéanti serait pour moi chose des plus méprisables."


Les philosophes meurent aussi (The Book of Dead Philosophers) de Simon Critchley. Traduit de l'anglais par Jean-François Chaix, François Bourin Ed., 382 p., 23 €.

 

Roger-Pol Droit

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