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Catégories : Des femmes comme je les aime

"Françoise", de Laure Adler : Françoise Giroud, femme de passion

LE MONDE DES LIVRES | 20.01.11 | 10h59  •  Mis à jour le 20.01.11 | 10h59

Par la puissance de ses passions, par le feu de sa volonté, par son intelligence et son imagination, Françoise Giroud avait réussi à faire entrer plus d'une vie entre les deux dates qui bornèrent la sienne (1916-2003). Journaliste, écrivain, femme politique, mais aussi scénariste et parolière, elle fut une militante de la cause féminine, l'amie de tout ce que Paris comptait d'intelligence et la plus avisée des découvreuses de talents. Aussi fallait-il une certaine audace pour s'attaquer à sa biographie - pour essayer d'attraper, dans la masse des événements, des contradictions et des mystères, ce que fut cette figure du XXe siècle. Laure Adler, qui a souvent travaillé sur des destins de femmes (notamment Marguerite Duras et Hannah Arendt), était évidemment bien placée pour approcher cette personnalité fascinante, dont Christine Ockrent a donné un premier portrait, en 2003 (Françoise Giroud, une ambition française, chez Fayard).

La force de son travail, pourtant, tient à autre chose qu'à son aspect documentaire, si complet soit-il. Car plus qu'une biographie, au sens classique du terme, Françoise est une rencontre. Le résultat d'un face-à-face entre deux femmes, l'une observant l'autre depuis le balcon de sa propre vie, de sa connaissance du monde et de sa sensibilité. Du coup, le texte qui émerge de cette confrontation est l'inverse d'un récit sec et minutieux. Comme l'indique le simple prénom choisi pour titrer le livre, Françoise est l'expression d'un regard - tour à tour amical, admiratif, perplexe, sans illusion ou même, en une occasion, complètement écoeuré - mais aussi d'une forme de complicité.

Laure Adler entre dans la vie de son sujet par une chronologie souple, qui n'enferme pas les individus dans les contraintes d'un temps trop strict. Pour éclairer le parcours et la personne de Françoise Gourdji, devenue Giroud, sa biographe a choisi de l'approcher par la face des passions. Cette journaliste qui exhortait ses lectrices à devenir des "personnes désirantes", comme le rappelle Laure Adler, était elle-même un être de désirs. Et son ardeur à vouloir fut sans doute la source de l'immense vitalité qui conduisit, en quelques années, la petite fille pauvre à devenir l'une des femmes les plus influentes de France. Tout est observé à l'aune de cette incroyable énergie, appuyée sur deux préceptes : "Ne jamais dire : Je n'ai pas le temps. Se répéter : Je suis vivante."

Les meilleures plumes

Vivante, oui, jusqu'à la brûlure. Vivante dans sa part lumineuse, qui lui fit accompagner certaines des plus belles aventures de presse du XXe siècle. A Elle, d'abord, puis à L'Express, Françoise Giroud fut la cheville ouvrière, l'inspiratrice, celle qui inventait de nouveaux styles et veillait au moindre détail, tenait la maison, écrivait, encourageait ses troupes et, surtout, sentait l'époque avec une incroyable acuité, au point souvent de la devancer. On est frappé, en lisant l'histoire des journaux qu'elle a accompagnés, de voir à quel point certaines de ses innovations (parfois imposées envers et contre tous) sont aujourd'hui devenues des classiques, notamment dans le lien avec les lecteurs et la manière de les solliciter en direct. Ajoutons à cela qu'elle avait le chic pour imaginer des "coups" , mais aussi pour recruter les meilleures plumes, faisant de L'Express un cénacle où se côtoyaient Mauriac et Camus, Sartre et Sagan.

"L'Express est, avant tout, une histoire d'amour", écrit Laure Adler. Un amour fou : celui qui unit Françoise Giroud à Jean-Jacques Servan-Schreiber, fils du codirecteur des Echos et brillant journaliste, avec qui elle créera l'hebdomadaire, en 1953. Mais cette histoire fut aussi une affaire de convictions et d'engagement, à un degré qui laisse pantois. Vue de notre époque flasque et souvent réduite aux conflits de personnes, la manière dont la rédaction de L'Express se jeta dans la bataille de la décolonisation, s'engagea contre la torture en Algérie ou pour l'élection de Pierre Mendès France au poste de président du Conseil, a de quoi surprendre. Françoise Giroud finit d'ailleurs par passer "de l'autre côté", quand elle fut nommée secrétaire d'Etat à la condition féminine, en 1974.

Brûlante dans ses passions, Françoise Giroud le fut aussi dans ses douleurs. Sauvée in extremis du suicide après que Jean-Jacques Servan-Schreiber l'eut quittée, elle lui écrivit des lettres anonymes répugnantes, suintant d'un antisémitisme d'autant plus paradoxal qu'elle avait toujours pris position contre ce type de haine et que ses propres parents étaient des juifs turcs émigrés en France. Laure Adler aborde avec délicatesse un épisode qui lui a soulevé le coeur ("Là est la limite du biographe"), mais aussi le curieux rapport à l'identité de Françoise Giroud, à qui sa mère chérie fit promettre, sur son lit de mort, de ne jamais révéler les origines juives de la famille. De ces lettres, Françoise Giroud n'a jamais soufflé mot à personne. Elle a emporté dans la tombe le secret d'une obscurité qu'aucun biographe, si doué soit-il, ne pourra jamais percer.


FRANÇOISE de Laure Adler. Grasset, 494 p., 22 €.

Laure Adler est membre du conseil de surveillance du "Monde".

http://www.lemonde.fr/

 

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