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Catégories : Le paysage

L'énonciation du paysage

Le paysage intérieur dans le Romantisme allemand

séminaire du 15 avril 2010

Apparition, au tournant du XIXe siècle, d’une nouvelle conception du paysage, dont les composantes plastiques sont associées aux tonalités affectives du moi qui le regarde, enclin à ne rechercher dans la contemplation du paysage que le reflet de son monde intérieur. Privilégier le signifié affectif du paysage au détriment de sa représentation plastique. Le paysage littéraire représente non seulement la nature mise en perspective par le regard, mais encore la nature poétisée où les realia sont personnalisés. Schiller développe l’idée d’une analogie entre les mouvements intérieurs du coeur humain et certaines manifestations extérieures.

UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2
THÈSE DE DOCTORAT Discipline : Études Germaniques

présentée et soutenue publiquement par
Patricia DESROCHES
le 29 novembre 1999
LE PAYSAGE DANS LA LITTÉRATURE ALLEMANDE :
DE L’EMBLÈME AU PAYSAGE INTÉRIEUR (XVIIe - XIXe siècles)

Publication électronique intégrale:

http://theses.univ-lyon2.fr/

4.1.2

Ces quelques exemples permettent d’illustrer l’évolution de la représentation littéraire du paysage à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Conformément aux idées que développe Jean Paul [Richter] dans ses écrits théoriques, la perception et le sentiment s’unissent pour former un ‘Tout poétique intérieur’. Les reproductions mimétiques de la nature qu’obtenaient les poètes du début du XVIIIe siècle en procédant à un découpage visuel rigoureux font ainsi place à des représentations plus subjectives, sous-tendues par l’expression d’un sentiment du paysage homogène. Au paysage est désormais systématiquement associée une ‘tonalité’ (‘Stimmung’) spécifique, ainsi que l’expose C. G. Carus dans son essai consacré à la peinture de paysage :

Wie nun aber die angeschlagene Saite eine zweite, ihr gleichnamige, wenn auch höhere oder tiefere, mit in Schwingungen versetzt, so müssen auch in Natur und Gemüth die verwandten Regungen sich hervorrufen, und auch hierhin erscheint wieder die Individualität des Menschen als untrennbarer Theil eines höhern Ganzen. Das unbefangene Gemüth wird daher vom angeregten, aufstrebenden Naturleben, reinem Morgenlicht, heiterer Frühlingswelt ermuthigt und belebt, von reiner blauer Sommerluft und voller ruhiger Blätterfülle der Waldung erheitert und beruhigt, vom Erstarren der Natur im trüben Herbst schwermüthig gestimmt, und von den Leichentüchern der Winternacht in sich selbst gewaltsam zurückgedrängt und gelähmt [Note_576].

C. G. Carus (1789-1869), Briefe über Landschaftsmalerei, geschrieben in den Jahren 1815-1835, zuvor ein Brief von Goethe als Einleitung, éd. par D. Kuhn (fac-similé de l’édition de Leipzig de 1835), Heidelberg 1972 p. 42.

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C’est sur cette adéquation presque mécanique entre certaines manifestations naturelles et certains mouvements de l’âme que C. G. Carus fonde sa conception du paysage, défini comme ‘Stimmungslandschaft’ [Note_577].

note_577 Rappelons simplement la fonction, éminemment subjective, qu’assigne C. G. Carus à la peinture de paysage : ‘Darstellung einer gewissen Stimmung des Gemüthlebens (Sinn) durch die Nachbildung einer entsprechenden Stimmung des Naturlebens (Wahrheit)’ (in : op. cit., p. 41).

Cette notion s’inspire largement de la philosophie de la nature développée par Schelling, ainsi que le concède Carus lui-même dans son ouvrage autobiographique Lebenserinnerungen und Denkwürdigkeiten :

Das, was um jene Zeit Schelling durch den Begriff der Weltseele auszusprechen suchte, es war recht eigentlich der Kardinalpunkt, um den sich diese Gedankenzüge [über die Landschaftsmalerei] bewegten. Erst wenn man in der weiten großen Natur der Oberfläche des Planeten das lebendige geistige Prinzip erkannt oder mindestens geahnt hat, bekommt ja alle Scenerie der Landschaft einen höhern und mächtigern Sinn; erst von da aus verstehen und empfinden wir das geistige Band, welches die Regungen und Umgestaltungen des äußern Naturlebens an die Gefühlsschwankungen unsers Innern mit dieser geheimen Gewalt fesselt, und erst von da aus kann auch eigentlich klar werden, was die wesentlichen Forderungen sind, welche wir an die Landschaftsmalerei, oder, wie ich besser zu nennen vorschlug, an die ’Erdlebenbildkunst’ dann zu machen berechtigt sind [...] [Note_578].

C. G. Carus, op. cit., 4 vol., Leipzig 1865-1866, vol. 1, p. 182.

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De même que Schelling considère chacune des composantes de la nature, aussi multiples soient-elles, comme une partie intégrante d’un ‘Tout’ organique et infini, Carus reconnaît l’existence d’un ’principe spirituel vivant’, que la peinture de la ’vie de la terre’ a charge de révéler. Ce principe unificateur et universel, désigné chez Schelling par le concept de ‘l’âme du monde’ (‘Weltseele’), est à l’origine de cette attraction irrésistible (’mit dieser geheimen Gewalt’) qu’exerce la nature animée sur notre sensibilité.

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Cette idée d’une correspondance intime entre des ‘tonalités’ affectives et des états naturels, comme le formule Carus dans sa troisième lettre [Note_579],

note_579 ‘Von dem Entsprechen zwischen Gemüthsstimmungen und Naturzuständen’, in : C. G. Carus, op. cit., p. 41. Aux quatres stades de la vie de la terre distingués par Carus et à l’alternance régulière desquels obéit chaque phénomène naturel (’Entwicklung und vollendete Darstellung, Verwelkung und völlige Zerstörung’) correspondent quatre ’types’ d’affection : ‘[...] das Gefühl des Aufstrebens, der Ermutigung, der Entwicklung ; das Gefühl wahrer innerer Klarheit und Ruhe, das Gefühl des Hinwelkens, der Schwermut, und die Fühllosigkeit, Apathie [...] ’).

est largement exploitée dans la littérature romantique [Note_580].

note_580 Rappelons que cette analogie entre les mouvements de l’âme et certaines manifestations extérieures était déjà suggérée par Schiller dans son essai Über Matthissons Gedichte (cf. supra : 1. 1. 3, p. 30 sq.).

Par exemple, dans le roman de Tieck Franz Sternbalds Wanderungen, l’aube vivifiante est considérée comme propice à la création artistique, tandis que la vue du crépuscule génère une nostalgie des lointains :

Der frische Morgen gibt dem Künstler Stärkung, und in den Strahlen des Frührots regnet Begeisterung auf ihn herab: Der Abend löst und schmelzt seine Gefühle, er weckt Ahndungen und unerklärliche Wünsche in ihm auf, er fühlt dann näher, daß jenseits dieses Lebens ein andres kunstreicheres liege, und sein inwendiger Genius schlägt oft vor Sehnsucht mit den Flügeln, um sich freizumachen und hineinzuschwärmen in das Land, das hinter den goldnen Abendwolken liegt [Note_581].

L. Tieck, op. cit., 1ère partie, Livre 1, chap. 3, p. 27.

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Par son ’génie intérieur’ (’sein inwendiger Genius’), qui incarne l’aspiration transcendante de l’âme, l’artiste parvient à se transporter dans un espace imaginaire, situé aux confins du monde sensible (’das Land, das hinter den goldnen Abendwolken liegt’).

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Chez Jean Paul, l’envol de l’âme est favorisé par le spectacle d’un ciel dégagé, tandis que l’amoncellement des nuages engendre l’humeur ’domestique et bourgeoise’, comme l’expose le narrateur, dans le roman Siebenkäs, soucieux de trouver une explication ’logique’ au penchant philistin de son héros:

‘Aber auf der andern Seite rückten die Bilder seines häuslichen Lebens immer lichter heran und wurden zu einer Bilderbibel, indes die Gemälde seines Wonnenmonats in ein dunkles Bilderkabinett zurückwichen. Ich mess’es in etwas dem Regenwetter bei.’, in : Jean Paul, op. cit., p. 457. [Note_582].

Unter einem blauen Himmel wünsch’ich mir Adlerschwingen, unter einem bewölkten bloss einen Flederwisch zum Schreiben; dort will man in die ganze Welt hinaus, hier in den Grossvaterstuhl hinein; kurz acht Wolken, zumal wenn sie tropfen, machen häuslich und bürgerlich und hungrig, das Himmelblau aber durstig und weltbürgerlich, Ibid. [Note_583].

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Cette nouvelle symbolique cosmique se traduit le plus souvent par des métaphores musicales, comme l’atteste par exemple l’extrait, cité plus haut, de la troisième lettre de Carus. Selon lui, l’âme de l’individu et la nature résonnent en sympathie comme sur certains instruments, tel le luth ou la viole. De même, ce sont le plus souvent les composantes musicales du paysage, telles que le bruissement du feuillage et le murmure des eaux, comme dans le texte de Tieck par exemple [Note_584], ou bien le son d’un cor de postillon [Note_585], qui véhiculent l’émotion du spectateur.

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Ainsi, il semble que l’évolution de la représentation littéraire du paysage s’accompagne désormais d’un renversement esthétique, confirmé par Jean Paul dans ses écrits théoriques: au modèle pictural se substitue peu à peu le paradigme de la musique.

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Le désir d’adapter la représentation d’un morceau de réel au monde intérieur du spectateur mène à la recherche de correspondances entre les couleurs et les sons. Car, comme l’a rappelé Schiller dans son essai Über Matthissons Gedichte, l’art approprié à l’expression de sentiments en soi ’impropres à toute représentation’ sensible ne peut être que celui de la musique :

Zwar sind Empfindungen, ihrem Inhalte nach, keiner Darstellung fähig; aber ihrer Form nach sind sie es allerdings, und es existiert wirklich eine allgemein beliebt und wirksame Kunst, die kein anderes Objekt hat als eben diese Form der Empfindungen. Diese Kunst ist die Musik [...] [Note_586].

note_586 62 F. Schiller, op. cit., p. 998. Les couleurs doivent ainsi être traitées comme des sons : ’Wir fodern auch von Farben eine Harmonie und einen Ton und gewissermaßen auch eine Modulation.’ (in : ibid., p. 999).

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C’est sur cette conception particulière de la musique comme un ’langage’ du monde intérieur que repose, notamment chez Tieck , l’idée d’une analogie profonde entre les couleurs et les sons. Ainsi, dans son essai intitulé Die Farben, publié en 1799 dans un recueil esthétique conçu en collaboration avec Wackenroder, Phantasien über die Kunst, Tieck compare le jeu des couleurs naturelles à de véritables variations musicales :

Farbe ist freundliche Zugabe zu den Formen in der Natur, die Töne sind wieder Begleitung der spielenden Farbe. Die Mannigfaltigkeit in Blumen und Gesträuchen ist eine willkürliche Musik im schönen Wechsel, in lieber Wiederholung: die Gesänge der Vögel, der Klang der Gewässer, das Geschrei der Tiere ist gleichsam wieder ein Baum- und Blumengarten: die lieblichste Freundschaft und Liebe schlingt sich in glänzenden Fesseln um alle Gestalten, Farben und Töne unzertrennlich. Eins zieht das andre magnetisch und unwiderstehlich an sich [Note_587].

L. Tieck, op. cit., in : W. H. Wackenroder, Sämtliche Werke und Briefe. Historisch-kritische Ausgabe, éd. par S. Vietta et R. Littlejohns, Heidelberg 1991, vol. 1, p. 191.

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Cette correspondance entre éléments visuels et éléments auditifs, sous-tendue, comme chez Jean Paul, par l’idée d’un Tout (’Farben und Töne unzertrennlich’), est traduite par une suite d’images synesthésiques, qui reposent sur l’association intuitive de la vue et de la perception auditive.

http://ehess.tessitures.org/scenographies/lineaments/le-dehors-et-le-dedans/enonciation-du-paysage.html

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