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Catégories : A lire

Un « Monde » cruel

Une galerie de portraits, ébouriffante et sans concession, traverse ce long récit.

Monde MON TOUR DU « MONDE » ÉDITIONS GALLIMARD , 542 pages , 22.5 €

MON TOUR DU « MONDE »
d’Éric Fottorino
Éditions Gallimard, 542 p., 22,50 €

Vingt ans de bonheur, cinq ans de pouvoir et, au bout de ce quinquennat, une « révocation » qui libère en même temps qu’elle laisse un goût amer. Voilà résumée la trajectoire professionnelle d’un homme qui ne s’était jamais imaginé à la tête du journal   Le Monde.    Il suffisait de partager avec tant d’autres les joies de la liberté et du plaisir d’écrire, de voyager, de rencontrer, de rendre compte de ce que l’on avait vu. De vibrer pour les gens et pour les choses. Mais non, il lui faudrait monter jusqu’en haut et tomber de là-haut. Qu’allait-il faire dans cette galère ?

Éric Fottorino, dans ce volumineux et passionnant « récit » consacré à ses années Monde , journal qu’il dirigea de 2007 à 2011, donne une des clés du journalisme qui a justifié bien d’autres vocations que la sienne :   « Le jeune introverti que j’étais a guéri sa timidité par le journalisme. »    Le journalisme comme thérapie, comme drogue, c’est affaire entendue, et l’arrogance que l’on reproche à certains n’est que le masque de carnaval d’une inaptitude répandue à agir. Nous sommes des yeux prolongés par des plumes. Et Dieu sait si celle d’Éric Fottorino, dans sa double capacité de journaliste et d’écrivain, excelle !

Écrivain ou journaliste, faut-il choisir ? Que d’interlocuteurs ont eu avec lui cette discussion, à commencer par l’auteur de cette chronique ! Mais d‘aucuns l’ont fait plus méchamment, comme Nicolas Sarkozy lui-même, lui reprochant d’être un « cumulard »,  ou le directeur de la rédaction de naguère, Edwy Plenel, ou, plus tard, l’incontournable Alain Minc et pour finir, une partie de sa rédaction.

Qu’il se soit montré journaliste passionné et talentueux, la relecture de centaines d’articles, de reportages, d’enquêtes, de portraits, de billets, en attesterait aisément. Mais il fallait encore plus à ce graphomane et, deux ans après son entrée au Monde  comme rubricard économique intervenue en 1986, Fottorino publiait ses deux premiers livres. Une vingtaine suivraient…

Le récit d’Éric Fottorino est construit comme un roman vrai : il commence par la fin et se termine… par la fin. Par l’évocation de cette séance du conseil de surveillance du journal, en décembre 2010, lorsque les nouveaux propriétaires du journal, qu’il a contribué à faire venir, le chassent sans ménagement, les regards fuyants. Fottorino, alors, témoigne qu’il était venu à cette séance du sacrifice avec le   « soulagement de se savoir condamné ».  

Il avait enfin cessé de ressentir « cette barre dans la région du cœur qui ne me lâchait plus depuis que j’avais pris les commandes du navire à l’été 2007 » .    Il puisa dans ce soulagement l’avertissement donné aux nouveaux maîtres du  Monde  : « Pour diriger ce journal il faut l’art et la manière, s’il n’y a plus de manière alors il n’y a plus d’art. »  

Une galerie de portraits, ébouriffante et sans concession, traverse ce long récit. D’innombrables personnages tournent autour de ce journal, mythe dévorateur qui attire des gens de toutes sortes, des glorieux de toute nature. On voit Alain Minc, le conseiller du président Sarkozy et de tant de puissants de la terre, résumé ainsi : « On ne devient pas l’ami d’Alain Minc. On est au mieux l’obligé d’un marionnettiste. »  On revoit Jean-Marie Colombani, le directeur de la période 1995-2007 : « Il ne semblait vous aborder que de biais. »  

On revoit Edwy Plenel, qui dirigea la rédaction avec « la forfanterie de croire qu’il était un mythe vivant du journalisme »   et s’était « lancé dans la guerre du scoop et la chasse à l’homme ».   On voit un président de la société des rédacteurs du   Monde  halluciné d’ambition personnelle. Et, bien sûr, on assiste à plusieurs rencontres avec le chef de l’État, mélange de brutalité, de vulgarité, de suavité menaçante, de colères qui ne sont pas sans effets pratiques.

Quelle aura été la marque d’Éric Fottorino dans la longue histoire de ce journal, la série de ses « crises », de ses combats pour l’indépendance ? Il le constate lui-même, sans détour : aux yeux de beaucoup « je resterais le directeur qui aurait vendu   Le Monde   ».    Le journaliste qui aurait tenté de dessiller les yeux de ses confrères, les illusionnés de l’autogestion, les nostalgiques d’un pouvoir rédactionnel exsangue de « soviet » caduc. Car il aura répondu à la question : « Est-on indépendant quand on perd de l’argent ? »   Et compris que non.

Le constat lucide qu’il tire de tout cela, comment ne pas le comprendre : « C’était là mon destin au    Monde  : y entrer pour ce qu’il était et que j’aimais, le quitter pour ce qu’il était devenu et que je n’aimerais pas, bien que je fusse l’artisan forcé de sa métamorphose. »   Il faudrait bien une victime expiatoire pour que le collectif du Monde   fasse payer à quelqu’un la perte de l’indépendance, la fin des illusions de plusieurs époques et la vanité, désormais, d’une morgue journalistique autosuffisante. Ce serait lui. On le révoquerait donc, sans le regarder. On le libérerait. Et sa plume aussi, avec ce pavé régalant.

 

 

BRUNO FRAPPAT

http://www.la-croix.com/Culture-Loisirs/Culture/Livres/Un-Monde-cruel-_NG_-2012-04-11-791210

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