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Catégories : CE QUE J'ECRIS/CE QUE JE CREE, Mes textes en prose

L'Amérique malade de ses infrastructures

Par Karl de Meyer | 09/09 | 06:00 | 2commentaires
 

Ponts, aéroports, canaux, gestion des eaux, trains... aux Etats-Unis, des secteurs entiers sont quasi obsolètes. La solution ? Pour les experts, elle réside dans la mise en place d'une véritable stratégie nationale, de partenariats public-privé bien pensés et une implication accrue des échelons locaux.

La ville de New York offre un exemple frappant du contraste entre la puissance économique du pays et la vétusté de ses infrastructures. Parmi elles, la gare de Penn Station fait l'objet de railleries récurrentes. - Photo Bebeto Matthews/AP/Sipa
La ville de New York offre un exemple frappant du contraste entre la puissance économique du pays et la vétusté de ses infrastructures. Parmi elles, la gare de Penn Station fait l'objet de railleries récurrentes. - Photo Bebeto Matthews/AP/Sipa

C'était un jeudi, il y a quelques semaines, peu après 19 heures. Ce jour-là, William Scott est saisi d'effroi. Dans le rétroviseur de son camion à 18 roues, il voit s'effondrer le pont qu'il vient d'emprunter, au-dessus de la Skagit River, à 40 kilomètres de la frontière canadienne. Son chargement de matériel de forage était trop haut. Il a heurté l'armature du pont. Sous le choc, une partie de la structure est tombée dans l'eau glacée, 15 mètres plus bas, entraînant avec elle deux voitures. Il n'y a pas de morts, seulement des blessés légers. Un miracle, vu le trafic habituel : 71.000 véhicules par jour. L'Interstate 5 Corridor, qui relie Portland et Seattle à la Colombie-britannique, est coupé. L'économie locale va être perturbée, le manque à gagner sera probablement de plusieurs dizaines de millions de dollars. Le pont, construit en 1955, était classé comme « fonctionnellement obsolète » par la Federal Highway Administration. En gros, il n'était plus aux normes nécessaires pour faire face au trafic d'aujourd'hui. Malgré tout, l'ouvrage ne sera pas reconstruit. Cela coûterait trop cher. Il sera tout bonnement « réparé », pour quelque 15 millions de dollars.

A lui seul, cet accident a relancé le débat, aux Etats-Unis, sur l'état des ponts du pays. La nation a encore en tête le dramatique effondrement de celui de Minneapolis, en 2007, qui avait fait 13 morts et 145 blessés. Et l'accident de la Skagit River est survenu juste après la publication d'un rapport alarmant de la Société américaine des ingénieurs civils (l'ASCE). Selon cette dernière, 11 % des 607.380 ponts des Etats-Unis sont « structurellement déficients ». Les ingénieurs donnent globalement une note de C+ aux ponts. Pas brillant. Ce qui est particulièrement inquiétant, c'est que l'ASCE attribue à l'ensemble des infrastructures américaines (aéroports, canaux, traitement des eaux, recyclage, trains…) un D+.

Conclusion : certains secteurs sont encore moins bien lotis. Il y a bien des réussites, comme le rail ferroviaire, que les entreprises privées (propriétaires des rails) ont bien rénové au moment de la crise économique, qui a déprimé le trafic et rendu plus facile la modernisation, d'autant que les taux d'intérêt très bas encourageaient à emprunter. Mais des secteurs entiers sont en piètre état. Comme la gestion des eaux.

Red Hook, un quartier au sud de Brooklyn, à New York, un dimanche après-midi. Au bord de l'eau, dans une maison abandonnée, une association de riverains joue « Un ennemi du peuple », d'Henrik Ibsen. Une pièce de théâtre séminale pour les mouvements environnementaux européens, l'histoire d'un médecin qui découvre que les thermes de sa ville, en Norvège, sont contaminés. L'association a monté la pièce pour protester contre un projet de l'Environmental Protection Agency. L'EPA veut pomper les eaux hautement toxiques du canal Gowanus de Brooklyn - où la Mafia se débarrassait jadis de ses cadavres encombrants -, récupérer les sédiments dangereux, les conditionner dans des caissons et plonger le tout dans le port avoisinant. C'est sans doute à cause de projets aussi douteux que l'ASCE accorde un D au traitement des eaux usées.

La ville de New York offre un exemple éclairant du contraste entre la puissance économique et technologique du pays, et la vétusté de ses infrastructures. La gare de Penn Station est l'un des objets de raillerie les plus courants. Cette femme d'affaires bostonienne qui prend souvent, pour aller à New York, l'Acela, un train à « grande vitesse » (120 km/h de moyenne), concède : « A Penn Station, on se demande si on arrive à New York ou dans une petite ville du Kazakhstan. »

Selon l'ASCE, le pays devrait investir 3.600 milliards de dollars dans ses infrastructures, d'ici à 2020, pour les mettre à niveau. A peine 2.000 milliards sont inscrits au budget d'ici là. Brian Pallasch, directeur chargé des relations avec le gouvernement, souligne que « le pays investit beaucoup moins, en % du PIB, que les autres économies développées ».

Pourquoi cette surprenante impéritie ? Ce n'est pas par désintérêt au sommet de l'Etat. Barack Obama a souligné, en février, dans son discours sur l'état de l'Union, la situation préoccupante des ponts. Il réclame depuis longtemps au Congrès un plan d'investissement massif. Lui qui oeuvre pour la réindustrialisation du pays sait bien que les manufacturiers doivent pouvoir acheminer rapidement, et de manière fiable, leurs biens jusqu'au consommateur final. Lui qui veut doper les exportations sait bien que cela passe par des ports performants.

Alors, où cela coince-t-il ? Dans les bureaux de l'ENO, une fondation qui a pour mission d'améliorer les infrastructures, Joshua Schank remet en question le chiffrage de l'ASCE sur les investissements nécessaires : « ils ont intérêt à dramatiser la situation. » Mais il ne nie pas qu'il y a un vrai problème. D'un air résigné, il énumère tout ce qui ne va pas. « Il faut prendre les choses à plusieurs niveaux. Commençons par dire qu'on construit mal. On dépense ensuite beaucoup d'argent en réparations diverses, des ponts par exemple, ce qui coûte beaucoup plus, au final, que si on les construisait mieux au départ. » Le Congrès, malade de ses divisions partisanes, porte une lourde responsabilité. Comme l'explique encore Joshua Schank, il y a un problème de ressources. « Prenez la taxe sur les carburants qui alimente le Highway Trust Fund, le fonds qui finance 80 % des autoroutes. Elle n'a pas augmenté depuis 1993. Ce n'est pas populaire. Avec l'arrivée des véhicules électriques et des véhicules plus économes, avec la crise, qui pousse les gens à moins conduire, la consommation baisse. Il faudrait de nouveaux revenus. » Or la taxe sur les carburants est une patate chaude. Une augmentation n'est envisageable que dans le cadre d'une réforme fiscale globale. Inutile d'y songer avec un Congrès toujours prêt à se déchirer dès qu'il s'agit d'impôts. Il y a ensuite une tendance au court-termisme qui n'est pas favorable. Le Congrès a bien voté une loi importante sur le transport de surface, l'an dernier, qui s'appelle « Map 21 ». Sauf que le texte prévoit des crédits pour deux ans seulement. Or les investisseurs ont besoin de visibilité, de certitude sur des périodes beaucoup plus longues. Au moins sur cinq ans, affirmait récemment Ray LaHood, le secrétaire aux Transports, qui vient de quitter le gouvernement et pour qui « l'Amérique est devenue une ornière géante ». Même manque de vision dans le plan de relance en réponse à la crise. Les crédits votés devaient être utilisés rapidement : ils sont allés, trop souvent, à des travaux d'embellissement des routes, de remplacement du revêtement.

C'est que le thème des infrastructures n'est pas porteur politiquement. « Aucun élu du Congrès ne veut jouer son mandat sur ce sujet. Sur la réforme de la santé, oui, sur des questions de société qui clivent le pays, oui, pas sur les transports », explique un expert d'une ambassade européenne, en poste à Washington. Les élus pourraient pourtant convaincre leurs administrés qu'ils ont pas mal d'argent à gagner à améliorer leurs infrastructures. D'après les calculs de Brian Pallasch, « la situation actuelle coûte autour de 3.000 dollars par an à une famille moyenne, à coups d'essieux cassés sur un nid de poule, de denrées alimentaires qu'on doit jeter du congélateur après une coupure d'électricité prolongée, etc. ».

Plus largement, la compétitivité du pays souffre de ce sous-investissement chronique. A la Chambre de commerce américaine, Janet Kavinoky s'époumone sur le sujet : « Je reviens d'une visite le long du Mississippi, un axe fluvial crucial pour les produits agricoles, le charbon, le pétrole. Eh bien, 90 % des écluses ont plus de cinquante ans. Elles tombent en ruine. Il faudrait 80 milliards de dollars pour les adapter. Le Congrès vote des crédits de 3 à 5 milliards de dollars par an. » Tous les experts le disent, ce qui manque aux Etats-Unis, c'est une stratégie nationale. Le Canada voisin, lui, poursuit une vision fédérale qui convainc. Ottawa attire l'attention du monde entier sur la modernité de ses ports de Prince Rupert et de Vancouver, avec l'objectif de capter une part croissante des exportations de l'Asie vers l'Amérique du Nord.

Comment l'Amérique peut-elle redresser le tir ? Janet Kavinoky pense que le pays n'y arrivera pas sans impliquer plus le secteur privé : « Il nous faut des partenariats public-privé bien pensés, qui assurent des retours suffisants aux investisseurs privés. Je ne pense pas que les collectivités locales ou les Etats soient réticents, mais il y a un manque d'information à ce sujet. Ce n'est pas aussi courant qu'au Royaume-Uni ou en Australie, par exemple. Je parcours le pays pour promouvoir les PPP. Il faut absolument saisir la chance que nous avons d'avoir des taux d'intérêt aussi bas. » Janet Kavinoky souligne le rôle précurseur que jouent, au niveau régional, les gouverneurs de Virginie et du Colorado dans ce domaine. Certains Etats ont aussi commencé à relever la composante régionale de la taxe sur les carburants. Robert Puentes, spécialiste de la Brookings Institution, en est persuadé : « La solution naîtra de l'échelon local, vers l'échelon fédéral. "Bottom up". Regardez où ça bouge aujourd'hui : au niveau des municipalités, à Los Angeles, à Chicago. Sur la côte Ouest, les Etats de Californie, d'Oregon, de Washington et de Colombie-Britannique ont créé une structure commune, WCX, West Coast Infrastructure Exchange, qui facilite les projets interrégionaux en facilitant les appels d'offres et les financements. » Pour parvenir à une situation satisfaisante au niveau national, selon Janet Kavinoky, il faudra tout ensemble « une impulsion politique d'Obama, le courage politique du Congrès, la mobilisation des échelons régionaux et le travail des chambres de commerce »  ! Une vraie gageure… Mais les projets encourageants sont déjà là. En mai, l'aéroport JFK de New York a inauguré un terminal 4 flambant neuf. Le fruit d'une collaboration efficace entre Delta, l'autorité portuaire de New York et du New Jersey, et le groupe Schipol. 

Karl De Meyer
Bureau de New York

 

 
Les points à retenir
Dans un rapport récent, la Société américaine des ingénieurs civils a dressé un constat alarmant : aux Etats-Unis, 11 % des ponts seraient « structurellement déficients ».
Et certains secteurs, comme le traitement des eaux, seraient encore moins bien lotis.
Selon ces experts, le pays devrait investir 3.600 milliards de dollars dans ses infrastructures, d'ici à 2020, pour les mettre à niveau
A peine 2.000 milliards sont inscrits au budget d'ici là.

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