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J'ai terminé hier soir:Les douze amours de Laurent Fabius

Laurent Fabius devant "La cathédrale de Rouen. Le portail et la tour d'albane, temps gris", Claude Monet, 1894. ©C.Helie Gallimard Laurent Fabius devant "La cathédrale de Rouen. Le portail et la tour d'albane, temps gris", Claude Monet, 1894. ©C.Helie Gallimard

Propos recueillis par

L'homme politique analyse dans un livre passionnant* les tableaux qui, selon lui, ont "fait la France".

La France compte un historien de l'art de plus ! En ciselant ce Cabinet des douze (Gallimard), l'ancien Premier ministre Laurent Fabius a voulu démontrer qu'il n'était pas seulement une voix, mais aussi un oeil. Démonstration réussie : son livre se lit comme une variation aboutie sur la peinture française, que ce fils et petit-fils d'antiquaires connaît bien. N'a-t-il pas grandi à l'ombre d'une des plus belles toiles de Georges de La Tour ? Du XVIIe à nos jours, en bref, des frères Le Nain à Soulages, en passant par Hergé, l'ouvrage fouille avec soin ce vieux grenier qu'est la peinture française.

Des thèmes sont habilement soulignés, comme les loisirs, le travail, le portrait des puissants, voire les affiches électorales ; pointe aussi une certaine nostalgie à l'endroit du XVIIIe, le "siècle de l'esprit", et une vraie admiration pour Georges Clemenceau, plutôt appréhendé comme le grand ami de Monet et des impressionnistes que comme l'un des auteurs du traité de Versailles. Quoi qu'en dise l'auteur, l'ouvrage est, en définitive, bien plus politique qu'il n'y paraît au premier regard.

Le Point : Presque tous les artistes qui constituent le "cabinet des douze" sont français ?

Laurent Fabius : Pas tous. Hergé est belge. Picasso, franco-espagnol. Et je fais de nombreuses références à des artistes étrangers. D'un côté, je souligne l'absence de frontières dans l'art, dont c'est une des bénédictions. De l'autre, il existe tout de même certains tropismes français à travers les siècles. Par exemple, l'impressionnisme est français, comme l'est une certaine peinture du sourire et de l'insouciance. Ma thèse est que notre pays, avec ses valeurs et sa mémoire, est autant représenté par ses peintres et par ses musées que par ses chefs d'Etat, ses paysages, ses auteurs ou ses industries.

Pourquoi, chez vous, une telle proximité avec le XVIIIe siècle ?

Parce que c'est le siècle de l'esprit. Quelle liberté ! Dans le chapitre que je consacre à Voltaire et au pastel qu'en compose Quentin de La Tour, j'établis un parallèle entre les deux personnalités. Le choix par Voltaire d'un portraitiste alors inconnu est étonnant. A partir de ce beau portrait, Voltaire organise tout un plan média. Et les deux personnalités finissent par se rapprocher : leurs échanges sont représentatifs d'une liberté d'esprit, d'une impertinence qui ont fait le tour du monde à une époque où la France était la puissance dominante.

Vous accordez une grande part à l'émotion ?

Oui, à l'émotion et à la sensation. Quand je pénètre dans une salle de musée ou une galerie, c'est l'émotion qui me guide vers tel tableau ou telle sculpture. Ensuite vient la réflexion. Et quand l'oeuvre est de grande qualité, une troisième dimension s'ajoute, celle de la recherche plus érudite. Une oeuvre me plaît profondément lorsqu'elle est capable de passer ces trois phases : l'émotion, la réflexion, le regard initié. Leur addition exclut toute lassitude.

La peinture française aurait évité les représentations du peuple ?

En tout cas, les couches les plus modestes de la population ont longtemps été absentes des images. A l'exception notable des frères Le Nain. Et notre peinture, à la différence des Allemands, est peu représentative de notre histoire industrielle, pourtant riche. Sans doute parce que ces oeuvres ont été conçues pour une certaine clientèle qui n'était pas spécialement intéressée par les scènes populaires. Ensuite, les impressionnistes ont associé leur art à la représentation de moments heureux de l'existence ou de la société. Avec des variantes : Pissarro, de conviction anarchiste, privilégie à Rouen la rive gauche de la Seine, ses toiles laissent découvrir des cheminées d'usine, alors que Monet ou Gauguin, dans le même cadre et à la même époque, ne voient pas et ne peignent pas la même chose... La Seine-loisir côtoie la Seine-travail. Mais le peuple reste peu présent, y compris dans les toiles représentant des usines. La France n'a donc pas eu son Menzel, ce peintre allemand qui a su magnifiquement illustrer la révolution industrielle wilhelmienne. Daumier, lui, a préféré se concentrer sur les petits métiers de Paris. Le créateur qui s'est penché en France sur la condition ouvrière, c'est plutôt un écrivain, Zola.

Le face-à-face de Monet avec la cathédrale de Rouen vous en impose ?

Les 28 "Cathédrale" de Monet font partie de la mémoire picturale française la plus établie. Mais il faut mesurer ce qu'en 1892-1894 leur peinture comportait d'audace. Rien n'est plus difficile à faire entrer dans un format moyen que cette façade gothique et verticale. Surtout, il y a l'audace intellectuelle de Monet, le renversement d'approche qu'il opère. Ce n'est plus l'objet qui importe, mais la lumière, la couleur, le regard du sujet. La série qu'il peint est nacrée le matin, orangée à midi, bleuâtre le soir, avec plus de 70 000 touches dans un seul tableau. Ce culot et cette maîtrise me fascinent, comme ils ont fasciné son grand ami Clemenceau. On connaît le mot célèbre du Tigre face aux peintures de Monet : "C'est la révolution sans fusil." Quand on commence à connaître une époque, à sentir ses artistes, à communier avec leurs toiles - et c'est ce que j'aime aussi dans la peinture - se crée une sorte d'intimité avec les personnalités et les décors. J'imagine Monet face à la cathédrale, cloîtré dans son atelier de planches, souffrant, pestant, s'acharnant : "Je dois finir mon grand oeuvre !" Il faut lire la correspondance facétieuse et fraternelle entre ces deux géants octogénaires, Clemenceau et Monet. "Nous sommes fous tous les deux, écrit Clemenceau, mais pas de la même folie ; et c'est pourquoi nous nous aimerons jusqu'au bout."

Pourquoi Caillebotte plutôt que Manet ?

J'admire l'un et l'autre, mais j'ai réservé Manet pour un futur travail plus spécifique et choisi d'analyser la France des villes en partant de Caillebotte. Celui-ci avait tout contre lui. Pensez donc : bourgeois, mécène envers ses amis impressionnistes, sportif, rendant service à chacun. Et, en plus, un talent extraordinaire ! Comment voulez-vous plaire dans ces conditions ? Ce n'est pas un hasard si l'institut d'Art de Chicago a fait de " Rue de Paris, temps de pluie " son symbole. Le musée de Giverny a récemment exposé deux splendides Caillebotte, dont un rameur avec haut-de-forme, véritable scène de cinéma, avec des effets de contre-plongée. Les rames se reflètent subtilement dans l'eau : la qualité vaut " Impression, soleil levant ". L'oeuvre de Caillebotte que j'ai choisie pour mon " cabinet des douze ", " Le pont de l'Europe ", est une des premières toiles dans lesquelles la ville devient pleinement sujet du tableau. La gare Saint-Lazare, les poutrelles de fonte en gros plan, les fumées vaporeuses, des personnages de dos qui symbolisent l'anonymat urbain : plusieurs décennies à l'avance, il y a un côté Magritte.

Vous goûtez Renoir et son image du bonheur ?

Oui, je ne partage pas la réserve pincée que certains manifestent envers lui. Certes, je n'éprouve pas une passion pour le Renoir de la fin, mais je me délecte par exemple de " La danse à la ville " et de " La danse à la campagne ". J'aime cette époque. Et puis " Le déjeuner des canotiers ", porte-drapeau de l'idéal français du bonheur et de l'insouciance, est une toile magnifique. La terrasse où se côtoient ses amis célèbre le brassage social et forme une sorte de nacelle flottante. On y ressent physiquement le bonheur. L'Américain Duncan Phillips ne s'est pas trompé : ce tableau qu'il achète pour sa collection a pulvérisé à l'époque tous les records.

Surprise : vous identifiez Picasso à la guerre plutôt qu'aux femmes ?

On connaît surtout les oeuvres de Picasso consacrées à ses compagnes et à ses proches. On connaît aussi " Guernica ". Mais là, j'ai choisi pour réfléchir au traitement de la guerre un autre aspect, une toile conservée au MoMa de New York, " Femme se coiffant ". La scène traditionnellement la plus intimiste, la plus douce, nimbée d'une dimension érotique, Picasso la transforme en un symbole implacable de la violence et de la lutte contre le nazisme. J'essaie de montrer comment ce tableau, par ses formes torturées, constitue un acte de résistance. J'analyse aussi comment, dans l'histoire de notre peinture, ce thème de la guerre a successivement été traité. Longtemps, à travers des scènes de batailles, nos peintres ont glorifié la geste des combats, l'héroïsme, les charges de cavalerie : c'est l'époque de Van der Meulen ou de Jean-Antoine Gros. Gustave Doré aborde le thème d'une façon originale, Fernand Léger aussi. Les choses changent radicalement avec le second conflit mondial. Quand les horreurs atteignent leur comble, le moment vient où on ne peut plus peindre la guerre et où on se demande même s'il est possible de continuer à peindre. L'une des raisons du succès de l'abstraction tient probablement au fait que la guerre a rendu la figuration impossible. Dans ce parcours changeant, la toile de Picasso constitue un temps fort, par le contraste entre l'intimité de la scène et la violence du traitement, évocateur de tous les tourments d'un conflit bientôt mondialisé. La sculpture a, elle aussi, cherché à rendre compte de la guerre, notamment Giacometti : sous la peau de beaucoup de ses figures, je sens affleurer le squelette.

Vous écrivez à propos de l'art contemporain : " La plupart des oeuvres - en majorité anglo-saxonnes - qui désormais triomphent internationalement sont des machines à fabriquer des excréments, des animaux en morceaux rangés dans des caissons de formol ou des fleurs en plastique géantes "...

Oui, j'appelle cela par dérision l' "ESS" : l'école snobo-spéculative. Il me semble que cette école ne manque pas de disciples parmi certaines oeuvres récentes. Cela n'empêche pas, heureusement, que beaucoup d'artistes français contemporains possèdent et montrent un très grand talent.

Vous appréciez le travail de Soulages ?

Je l'apprécie et je l'admire. Nous n'habitons pas loin l'un de l'autre et je suis de près son travail. Il s'exprime admirablement sur son art tout en étant économe de ses mots. Surtout, son traitement pictural de la lumière est révolutionnaire. Il rompt avec une tradition de plus de cinq cents ans dans laquelle la lumière vient de l'intérieur du tableau plutôt que de l'extérieur. Soulages, lui, appelle la lumière au lieu de nous en protéger. Il veut qu'elle révèle le tableau, le peintre et le spectateur à eux-mêmes. L'aime-t-on parce qu'il est révolutionnaire ou parce qu'il est classique ? En tout cas, son oeuvre, particulièrement celle des quinze dernières années, nous force à réfléchir sur l'art et sur nous. Si j'avais un pronostic à formuler sur les grands artistes qui marqueront notre temps, je citerais Soulages et Zao Wou-Ki. Tous deux ont à la fois assimilé l'héritage pictural de plusieurs siècles et expriment la rupture qui marque les vrais créateurs. Matisse avait parfaitement résumé cela : "Un grand peintre est celui qui trouve des signes personnels et durables pour exprimer plastiquement l'objet de sa vision."

* " Le cabinet des douze, regards sur des tableaux qui font la France ", de Laurent Fabius (Gallimard, 220 p., 22,50 E). Parution le 9 septembre.

http://www.lepoint.fr/culture/les-douze-amours-de-laurent-fabius-26-08-2010-1228983_3.php

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