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Catégories : A lire, CE QUE J'AIME/QUI M'INTERESSE, L'art

Un livre de Nathalie Heinich

Le premier plan du Citizen Kane d’Orson Welles s’ouvre sur un préambule en forme de signe paradoxal (à la fois menace et curiosité de l’interdit) : « No Trepassing » (défense d’entrer) qui va enserrer toute la problématique de l’œuvre : où se trouve la vérité dans l’espace de la vie et du palace de Kane ?
Nathalie Heinich, dans son livre L’Élite artiste, à la manière de Welles, met en garde les visiteurs égarés en sanctuarisant d’emblée le terrain de la sociologie et précisant ce qu’elle n’est pas : « [...] Ce livre a trait à l’art (peinture et sculpture, littérature, musique), mais on n’y trouvera rien sur la création artistique et les œuvres : seul nous intéressera le statut des créateurs. Il s’agit d’une question sociologique à part entière qui n’a pas à être subordonnée, ni même articulée, à des problématiques esthétiques » (p. 11). Et elle définit ce que le livre sera : « Par "statut" des créateurs, il faut entendre non seulement leur situation réelle, mais aussi leur rôle imaginaire et leur place symbolique » (p. 11). Nathalie Heinich élabore son approche sociologique « à partir de » l’art. La sociologie de l’art qu’elle avance est à prendre donc dans son sens ablatif et non pas dans son sens génitif (l’art comme objet de la sociologie). Elle clarifie cette pensée : « [...] ce ne sont pas les théories du statut d’artiste ou de la création qui retiendront principalement notre attention, dans la tradition de l’histoire des idées, mais l’expérience ordinaire et les valeurs de sens commun. C’est pourquoi seront mis avant tout à contribution les fictions (romans, nouvelles, pièces de théâtre) et les témoignages d’époque (Mémoires, journaux, correspondances, pamphlets), complétés par les données scientifiques existantes (statistiques, études morphologiques, histoire des institutions). » (p. 12)

Le parcours qu’elle se fixe nous amène à suivre les fluctuations du statut de l’artiste de la période démocratique post-révolutionnaire à « presque-nos-jours ». Le « presque » est volontairement employé car la problématique actuelle du statut de l’artiste et de son devenir symbolisée par la lutte pour la préservation du régime de l’intermittence est absente du livre. Mais la sociologue nous répondrait sûrement que le périmètre d’investigation qu’elle s’est fixé n’invite pas le politique et qu’elle s’est attachée à suivre l’artiste dans ce que son statut lui confère encore de singularité élitaire, non dans sa diversité sociale. Nathalie Heinich concentre son étude sur la multiplicité des figures de l’artiste qui se construisent dès le XIXe siècle dans les œuvres littéraires, en s’attachant tout particulièrement à la formation de l’identité bohème. La force et l’attrait du livre résident dans son approche méthodologique. Nathalie Heinich « expose » sous la plume de Balzac, Flaubert, Zola, Musset et bien d’autres les différentes représentations du peintre : l’homme de la page, l’écrivain représentant, « croquant », « portraiturant » l’homme de la toile, le peintre. Welles usera du même procédé mais inversé : génie de l’image, dans son devenir-artiste de légende, il décrit la fulgurante ascension d’un Kane démiurge, virtuose des mots et de l’écrit, entrepreneur éclairé de son temps (l’entrepreneur, voilà encore une figure atypique de l’artiste qui fera carrière et qu’évoque l’auteure à travers ce qu’elle appelle le processus d’« artification » traduisant la revendication d’autres créateurs à être considérés comme des « artistes »). C’est essentiellement à travers ces figures littéraires du peintre (abondantes, précises et variées) que l’auteure construit sa pensée. Elle fait naître de cette riche matière citationnelle le portrait d’un artiste qui n’est plus un artisan ou un professionnel mais avant tout un être d’exception placé sous le régime de la singularité, le régime vocationnel.

Dans une première partie : « Singularité : la vocation de l’excentricité » et dans l’introduction qui précède, l’auteure réserve une place prépondérante à Balzac, à travers Le Chef-d’œuvre inconnu ; l’œuvre apparaissant comme révélatrice des mutations décrites par la sociologue. De fait, Balzac ignore, dans son œuvre, les apprentissages (modèle artisanal), l’enseignement (modèle professionnel), pour privilégier une transmission propre au régime vocationnel. La sociologue décrypte avec justesse l’enthousiasme, la compulsion et le délire dépeints par Balzac et associés à l’imagerie de la vocation : « Forme atténuée de possession mystique, cet enthousiasme, typiquement romantique, fait du travail artistique une affaire purement individuelle (c’est l’art en personne), fulgurante (c’est la convulsion du génie, opposée à la lente maturation de la technique), élective (seuls y ont droit ceux qui sont nés doués), et quasi pathologique, singularisée jusqu’à la folie. » (p. 17)
L’auteure nous décrit aussi avec force détails comment possession, pulsion, incorporation et spiritualisation des qualités, passion, religion, mysticisme viendront s’agréger à la figure de l’artiste. Le talent n’est plus acquis mais inné : il est vocation et don. Nathalie Heinich résume bien le changement charnière qu’elle déclinera tout au long du livre : « Marginalité de la bohème, mystère de l’initiation, enthousiasme d’un geste créateur plutôt que reproducteur, magie transcendant la technique, don inné, maître faisant fonction de médium plus que de professeur, souffle divin passé dans le corps de l’artiste [...] : ainsi s’explicite sous la plume de Balzac, pour la première fois dans l’histoire de la littérature, le paradigme de l’artiste romantique » (p. 19-20). À travers l’œuvre de Balzac, le paradigme vocationnel prend le dessus, et l’idée de l’art pour l’art s’affirme, une autonomisation du champ artistique se produit qui s’écarte de la mission qui consistait à rendre compte du réel. Nathalie Heinich focalise son attention sur la figure bohème, visitant l’excentricité du dandy, les cercles enchantés des jeunes créateurs et la misère des artistes qui vivent mal de leur art. Van Gogh viendra incarner la bohème désespérée du génie méconnu et condamné au malheur. Il livre de cette expérience une remarque saisissante : « Ils sont plus à plaindre qu’un cheval de fiacre ou qu’une fille de joie, ceux-là qu’on appelle : les vieux rapins. » Chamfleury présente les choses avec plus de légèreté dans ses Souvenirs et portraits de jeunesse : « obligé tout jeune de gagner sa vie, lancé dans la Bohème, Fauchery en avait étudié le code dont quelques articles sont à signaler.1° Un loyer ne doit jamais être payé. 2° Tout déménagement s’effectue par la fenêtre. 3° Tailleurs, bottiers, chapeliers, restaurateurs appartiennent tous à la famille de Monsieur Crédit. » Dans ces portraits, il est toutefois difficile de trancher entre mythe et réalité de la condition bohème, « Aussi n’est-ce pas au sociologue de décider de la bonne réponse, en se substituant aux acteurs dans le rôle du pourvoyeur de vérité sur les valeurs : son rôle consiste à déployer l’éventail des indicateurs permettant de déterminer en quoi la vie de bohème fut en partie une réalité et en partie une représentation idéalisée ; puis à comprendre les raisons qui poussent les acteurs à adopter plutôt telle représentation du phénomène ou telle autre » (p. 38). L'auteure revient à nouveau sur la démarche méthodologique à travers une définition de la réalité : « Les trois dimensions de la réalité – le réel des situations vécues, l’imaginaire tel que le véhiculent les mises en forme fictionnelles, le symbolique des significations plus ou moins conscientes – ne peuvent se réduire les unes aux autres, car elles possèdent leur nécessité et leur cohérence propre » (p. 39). Dans le régime de singularité qui s’installe dès le XIXe siècle, les valeurs changent : le don remplace l’apprentissage ou l’enseignement, l’inspiration le labeur soigné et régulier, l’innovation l’imitation des canons et le génie le talent et le travail. Voilà qui est illustré par Musset en 1852 dans Histoire d’un merle blanc : « C’est quelque chose, me dis-je, que d’être un merle blanc : cela ne se trouve point dans le pas d’un âne. J’étais bien bon de m’affliger de ne pas rencontrer mon semblable : c’est le sort du génie, c’est le mien ! Je voulais fuir le monde, je veux l’étonner ! » (p. 42). Dans cette période post-révolutionnaire, Nathalie Heinich montre aussi les contradictions attachées à la condition d’artiste : garder une singularité faite parfois de privilèges et s’inscrire dans une période qui a aboli ces mêmes privilèges. Nathalie Heinich évoque aussi une des conséquences de l’attirance croissante vers les métiers artistiques : la paupérisation. Elle montre également la fin du système étatico-académique au profit d’un système marchand-critique. L’homme de lettres se transforme : « dès les Lumières, et culminant avec le romantisme, se produit une "mutation anthropologique de la condition littéraire", où celui qui n’est plus seulement philosophe ou poète mais "écrivain" fait de la littérature un "magistère moderne", un "sacerdoce laïc" ; ce passage d’une définition "traditionnelle" à une définition "charismatique" de l’activité littéraire, dans le langage de Max Weber, fait de l’"homme de génie" une nouvelle incarnation du prophète, un "être providentiel d’une essence supérieure", à la fois "élu et maudit", que symbolisera le Zarathoustra de Nietzsche » (p. 76). Dans cette première partie, l’auteure montre bien l’évolution progressive vers un art qui s’autonomise. Les frères Schlegel, hérauts du romantisme allemand, résument cette pensée : « Est artiste celui qui a son centre en soi-même. » L’auteure précise aussi comment, au XIXe siècle, le littérateur, le romancier discrédite la singularité picturale : le peintre est toujours un raté. Elle souligne aussi que la figure de l’artiste maudit est absente de la fiction du XIXe siècle car elle s’incarne dans des êtres réels : Van Gogh transforme l’incapacité en génie, la méconnaissance en reconnaissance, incarne à lui seul l’archétype de l’artiste maudit.

Dans une deuxième partie « Faire groupe : comment être plusieurs quand on est singuliers », l’auteure confronte la singularité de l’artiste à l’effet de génération, aux fraternités, à l’avant-garde et à l’émergence d’une identité collective des créateurs. Elle se demande s’il est justifié de parler d’une génération romantique et apporte un éclairage sociologique à la notion de génération : « Or la notion de génération implique non seulement l’écart temporel, mais aussi le partage d’une expérience commune inscrite dans des événements historiques » (p. 134). Et à travers Balzac, l’auteure pointe bien le désir d’une unité chez certains artistes. Pour ce faire, elle cite l’ouvrage de Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973, p. 441 : « L’un des moyens d’échapper à l’isolement social et de retrouver une fraternité, c’est la bande, fût-elle en lutte ouverte avec la société. Balzac a été hanté par le mythe de la bande, la bande unie par un pacte et tournée vers l’affirmation de soi, vers l’action, la bande qui retrouve la morale et refait, en mineur, la société. » (p. 156)

Dans une troisième partie : « Excellence : une nouvelle élite », l’auteure va montrer comment, au XIXe siècle, le poète va remplacer l’aristocrate déchu au sommet de la hiérarchie. Les artistes deviennent les héritiers de l’aristocratie de l’Ancien Régime. À travers Stello d’Alfred de Vigny (un texte où il est question de religion, d’aristocratie et d’art), on sent bien le glissement des valeurs de l’Ancien Régime vers des valeurs post-révolutionnaires. La vocation remplace la naissance. Le poète incarne une valeur démocratique ; il tire sa valeur de ses capacités personnelles et non d’une position héritée de naissance. L’auteure confirme cette mutation avec citation à l’appui : « pour ces nouveaux élus de la vocation, la promesse de vie éternelle n’est plus suspendue à une eschatologie religieuse mais à la postérité que confère la renommée ("la postérité a remplacé les ancêtres", note Joseph Joubert en 1797 dans ses carnets) ». L’artiste-écrivain est aussi sacralisé ; il devient, avec le romantisme, un interprète et un guide, il est au centre du monde de l’esprit. Le poète n’est plus en position de « renonçant », « d’être hors du monde » mais il est aussi « être dans le monde », même si c’est à la marge, sur les sentiers de la vie de bohème. Et si l’aristocratie symbolisait le passé, l’artiste est signe de postérité. Le glissement de valeurs est bien décrit par l’auteure : « C’est pourquoi vont de pair la marginalisation volontaire des jeunes héritiers et l’idéalisation des valeurs artistiques par déplacement des valeurs aristocratiques, transformant le privilège de naissance en don inné, le nom en signature et renom, l’élite du pouvoir en élite de la création et cercle initiatique de la bohème, ou encore l’interdiction du travail roturier en dévalorisation des gains pécuniaires au profit d’une rémunération immatérielle – la gloire » (p. 213-214). Le monde de l’art, à partir du romantisme, va osciller entre populisme et aristocratisme ; ces deux valeurs se retrouvant dans un solide mépris de la bourgeoisie.
Dans cette partie, l’auteure décrit avec précision le prestige progressif associé au statut de créateur. Elle cite Jules Janin : « C’est un beau mot, artiste ! C’est comme si l’on disait intelligent. » Elle apporte toutefois quelques réserves, en précisant par exemple que l’aristocratie de province reste réfractaire, gardant ses distances avec les artistes, comme le prouve cette anecdote : « La méfiance reste de mise, au risque de froisser les susceptibilités : ainsi Erik Satie se voit-il prié, au cours d’une soirée où l’on jouait ses œuvres, de quitter le buffet des invités pour celui des musiciens. » (p. 224)
L’auteure décrit les figures de l’aristocrate-artiste et du dandy et s’efforce de donner une définition propre au terme d’élite. Face à la vision moniste (une vision restrictive, concentrée sur une catégorie dominante, issue du milieu politique, administratif ou des affaires) et la vision pluraliste (où l’élite perd son caractère substantiel en devenant une « saillance » à l’intérieur des différentes catégories sociales, engendrant une pluralité d’élites), l’auteure privilégie une troisième voie, inspirée de Norbert Elias : « La solution réside dans l’application à la notion d’élite d’un concept emprunté à Norbert Elias ; celui de configuration. Il désigne un espace de pertinence des relations d’interdépendance – ici, l’espace des relations entre individus occupant des positions éminentes [...]. L’accent est donc mis dans cette conception sur la dimension relationnelle, le fait que des gens se fréquentent effectivement [...] » (p. 258)

La quatrième partie, « L’art en régime de singularité », pourrait se résumer en deux citations qui traduisent bien l’avènement de la vie de l’artiste comme sujet principal de l’œuvre d’art : « J’ai mis mon talent dans mon œuvre et mon génie dans ma vie », déclarait Oscar Wilde et l’on citera George Brummell, qui, selon ses mots, « fit de sa vie une œuvre d’art ». Le régime de singularité partage l’artiste idéal-typique en trois pôles : « le pôle du privilège, vécu au XIXe siècle dans la mondanité et le dandysme ; le pôle de la démocratie, fantasmé sinon réalisé dans l’engagement politique de l’avant-garde ; et le pôle de l’excentricité, incarné dans la bohème. » (p. 279) Pour l’artiste excentrique, elle déploie trois figures : 1. le saint, grandi par ses sacrifices, c’est Van Gogh ; 2. le génie, caractérisé par sa vitalité créatrice, sexuelle et génésique, c’est Picasso ; 3. le héros, qui se singularise par ses gestes légendaires, c’est Marcel Duchamp. Elle complète la galerie de portraits par Dalí, le bouffon ; Warhol, le dandy ; Beuys, le prophète. Tous ces artistes ont construit un « modèle » singulier qui échappe aux modèles : c’est le propre de la singularité. Après avoir montré tous les paradoxes à maintenir un statut d’artiste engagé (le seul ayant réussi dans cet exercice de style périlleux étant Picasso, Nathalie Heinich dresse un portrait en « mode mineur » de l’artiste privilégié ; cette partie, peu convaincante, s’attacherait à montrer l’aspiration de différentes catégories de créateurs à obtenir le statut d’artiste et d’auteur et ferait état de l’impunité dont pourraient bénéficier les artistes dans le domaine administratif, économique et juridique en se plaçant au-dessus des lois.
Nathalie Heinich finit son ouvrage par cette question toute simple qui sous-tend toute la réflexion du livre : « Comment fonder l’inégalité en justice ? » ; voilà posée la question de l’élitisme démocratique. La sociologue ne tranchera pas. Les promenades littéraires à travers les différentes figures du peintre qu’elle nous offre forment une matière suffisamment riche pour se faire une idée. Il est à noter qu’une partie des thèmes abordés dans le livre étaient présents dans le Citizen Kane de Welles : la singularité de l’artiste, la destinée, le don, l’artification du journalisme, la critique toute-puissante, la marchandisation de l’art…, sans que l’on puisse toutefois percer les secrets du génie de Kane. Pour appréhender l’œuvre de Nathalie Heinich, il faut reconstituer son puzzle éclaté du statut de l’artiste pour espérer voir apparaître le bouton de rose de la vérité. Patience !

Jean-Luc Deschamps, professeur d’anglais, comédien

 

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