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Catégories : A lire, CE QUE J'AIME/QUI M'INTERESSE, La poésie

Yves di Manno | Terre ni ciel

Éditions Corti | mars 2014

 

Depuis une vingtaine d’années, et parallèlement à son œuvre « proprement dite », Yves di Manno développe une réflexion très singulière autour des questions que soulève la poursuite de l’aventure poétique moderne, à la croisée de plusieurs héritages et des mutations qui caractérisent le monde actuel. Les premiers résultats de cette enquête attentive et impliquée ont été recueillis dans « endquote » (Flammarion, 1999) et Objets d’Amérique (Corti, 2009).

Terre ni ciel reprend cet arpentage sous un angle plus personnel, livrant même quelques fragments d’une «autobiographie de lecture » qui éclaire de manière inattendue le paysage contemporain, des rues affligées de Grenoble jusqu’aux rives du Gange : mais c’est pour mieux souligner l’émergence d’une nouvelle invention de la poésie dont l’auteur voudrait faire percevoir l’exigence et la richesse. Un long entretien au centre de l’ouvrage esquisse un premier bilan de cette déjà longue équipée, qui a bien sûr nécessité l’appui de quelques complices – comme ici Jude Stéfan, Paul Louis Rossi, Mathieu Bénézet, Marie Etienne, Ivan Ch’Vavar, Philippe Beck ou Nicolas Pesquès – mais aussi la traversée « éclairante et bouleversée » d’un territoire dont on ne mesure pas encore précisément les perspectives qu’il ouvre vers d’autres contrées intérieures, d’autres prosodies imaginables, d’autres vies à réinventer.

 

Du même auteur chez Corti : Objets d’Amérique
Traductions chez Corti : William Carlos Williams,
Paterson | Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré | George Oppen, Poésie complète.
 

Du même auteur chez Corti : Objets d’Amérique
Traductions chez Corti : William Carlos Williams,
Paterson | Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré | George Oppen, Poésie complète.
 


Yves di Manno © Jean-Luc Bertini

Né en 1954, Yves di Manno a publié une vingtaine d'ouvrages, et quelques traductions. Parmi lesquels :

Qui a tué Henry Moore ? Terra Incognita, 1977.
Les Célébrations. Bedou, 1980.
Le Méridien. Editions Unes, 1987.
Solstice d’été. Editions Unes, 1989.
Kambuja, stèles de l’empire khmer. Flammarion, 1992.
Partitions, champs dévastés. Flammarion, 1995.
La Tribu perdue. Java, 1995.
Disparaître, épisodes. Didier Devillez éditeur, 1997.
La Montagne rituelle. Flammarion, 1998.
« endquote », digressions. Flammarion, 1999.
Domicile. Denoël, 2002.
Un Pré, chemin vers. Flammarion, 2003.
Discipline. Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005
Objets d'Amérique
, Corti, 2009.
Terre sienne, Isabelle Sauvage, 2013.
Champs, Flammarion, 2014 (rééd. en un tome)

Traductions
William Carlos Williams : Paterson, édition revue et corrigée, Corti, 2005.
Ezra Pound : Les Cantos (en collaboration), nouvelle édition
revue et augmentée, Flammarion, 2002.
Jerome Rothenberg : Les variations Lorca, Belin, 2000.
Jerome Rothenberg : Les Techniciens du sacré, Corti, 2008.
George Oppen : Poésie complète, Corti.

Il dirige depuis 1994 la collection Poésie/Flammarion.

 

 

 


 

Ceci n’est pas un livre sur l’état des ciels, ceci n’est plus un livre des ciels, encore moins une météorologie du moi qui se réfléchirait dans un paysage-état d’âme. Plutôt un recueil de révélations liées aux lectures et aux rencontres, de celles qui incluent la faille et la négation, le manque et l’à-venir, comme en témoigne ce « ni » isolé — Terre ni ciel — qui unit dans la désunion un couple sans doute irréductible. Des révélations et des expériences telles que la terre en propose malgré tout : échappées matérielles et singulatives en lesquelles les lecteurs que nous sommes pouvons reconnaître d’autres ciels, des cieux peut-être, des territoires et des matières sans aucun doute, des destins et des œuvres, des projets, des audaces et des configurations spatio-temporelles. 


La terre lit le ciel comme le ciel réfléchit la terre ; un ciel lié à la terre de même qu’une lecture poursuit l’écriture. Ainsi une écriture prolonge et détermine toute lecture. Yves di Manno cerne cet entre-deux, espace tendu et toujours en mouvement par lequel il invente une lecture continue qui est création d’un réel non réaliste : réel d’une écriture nourrie par une tradition élue et revendiquée, pensée et dépensée (Breton, Apollinaire, Pound, Borges, Pessoa, Kafka, Pavese). Une tradition qui porte et déporte, et conduit à des paysages lettrés qu’aucun voyage exclusivement spatial ne pourrait découvrir : la Belgique constitue ainsi, et notamment « Liège en hiver », un « nouveau monde » qui exige une traversée toute intérieure de l’océan atlantique. Un élan, donc, rend progressivement possible le « je » tourné vers des mondes interprétés (Grenoble, « l’Argentine intérieure », « l’Autriche extérieure », la traversée du Luxembourg, une Asie composant décomposant les signes), « je » interprétant leurs rythmes et leurs nuances : sentiments, visions-paysages qui entremêlent voix du sujet et voies révélées par la matière verbale spécifiquement modelée. Cet élan et cette rigueur ont pour nom écriture. Elle personnalise tout en préservant l’anonyme. Son courant hante la parole de l’écrivain qui, à partir du corps et cependant bien au-delà de son enveloppe, décrit la vie telle qu’elle s’invente, traverse les choses et les êtres, les imagine et les accompagne.

Toute lecture a une histoire, toute écriture est une histoire. Aussi ce recueil réunit-il des proses autobiographiques, des lettres horizontales et des poèmes verticaux qui tressent le roman d’une langue, celle qui permet à Yves di Manno de souligner sans ostentation aucune que le mot « terre » est plus aérien que ce « ciel » dont il ne s’agit pourtant pas de se détourner. Réécrire le ciel à partir de la terre, réinscrire la terre au ciel : l’esprit poétique est « tendu dans une forme d’inquiétude vers une scène absente, aux ombres matérielles ». Cette scène éloignée quoique perceptible, pas moins de quatre poèmes inauguraux (1978, 1983, 1986, 1993) tentent de la circonscrire, eux qui disent la profondeur à partir de la surface, le volume depuis le plat, et les précipités invisibles offerts par le visible : « j’ai vu/(dit-elle)/le cimeterre ». Cycle du change et du repos, continuation de la prose par le poème, dispersion d’une langue dans les tribus perdues, conversion d’une langue à ce monde-ci. « les mots nous appartiennent » : ce don effrayant et bouleversant excède la terre comme le ciel. L’encre est alors ce fil, « savoir de la main » qui noue l’espace au temps, entrouvrant la prose aux excès mesurés du poème, champ dégagé autant que chant ouvert.  

Signalons qu’Yves di Manno réédite justement ses Champs,un livre-de-poèmes, soit dix ans de poèmes, chez Flammarion.

Anne Malaprade | Poezibao 


[...]

« Il s’agit maintenant de tout reprendre, de tout recommencer. »

Avec l’écriture de Terre ni ciel, — dont le titre exclut la possibilité d’une poésie de l’idéal en même temps que celle d’un terreau personnel où aller puiser —, l’auteur poursuit un travail de réflexion qui s’inscrit dans la continuité de endquote, digressions (1999) et d’Objets d’Amérique (2009). Un triptyque de « poétique active », « provisoirement » clos, comme Yves di Manno l’indique en préambule et comme il semble le suggérer dans la petite phrase (donnée supra) sur laquelle s’achèvent les deux pages de « Note Bibliographique ».

« Composition par bribes », Terre ni ciel est un montage de textes de provenances diverses — notamment de publications en revue — écrits au fil du temps, et insérés dans le présent ouvrage. Ainsi, les sept « digressions » qui composent la section intitulée « Plusieurs complices » ont toutes fait l’objet de publications antérieures : « La certitude qui vient des signes », article consacré à Marie Étienne, a été publié en 2011 dans le n° 47 de la revue NU(e) ; « du geste une écriture », texte consacré à Nicolas Pesquès, a fait l’objet, en 2010, d’une mise en ligne dans la revue numérique Terres de femmes. « La réfutation lyrique » est une reprise de la préface du livre de Mathieu Bénézet — Œuvres 1968-2010 —, publié en 2012 aux Éditions Flammarion. Il en va de même pour les autres « complices », Jude Stéfan, Paul Louis Rossi, Philippe Beck et I. Ch’Vavar. Yves di Manno s’en explique. Dans « langue lagune inconnue » (« langue lagune inconnue dont il fallait apprendre la grammaire et la science secrète, sans en épuiser la lumière… »), l’écrivain confie à Matthieu Gosztola (in Entretien avec Matthieu Gosztola, 2) que cette pratique lui vient, non d’« un schéma établi d’avance », mais d’un lent apprivoisement de « l’art du montage » :

« Je n’ai jamais su où j’allais, ni ce que cherchaient à me dire ou à me faire dire tous ces mots, avant d’en avoir fini avec eux. Et j’ai toujours eu l’impression d’avancer dans une forêt de signes, un labyrinthe de langage dont l’écriture seule — et encore… — était susceptible de me livrer la clef. »

On pourrait objecter que ces reprises ont un caractère de déjà-vu-déjà-lu et nuisent à l’originalité du présent ouvrage. En réalité, il n’en est rien. Matthieu Gosztola souligne fort justement que cette insertion de textes anciens dans un nouveau contexte aboutit à constituer tout au contraire une « nouvelle configuration ». Laquelle « confère » à chacun des textes « un caractère inédit ». Agencés selon un ordre précis et réfléchi, textes anciens et textes inédits diffractent un éclairage inattendu. De fait, le livre se lit d’une traite. Il n’est jamais ennuyeux ni pesant, tant l’écriture est belle et souple. Passionnant et fluide, le propos emporte sans que se relâche l’attention. On pourrait presque dire, si l’on n’avait crainte de fâcher son auteur, que Terre ni ciel se lit comme un roman. Presque. Le roman d’Yves di Manno, de son histoire, liée de manière profonde et quasi viscérale aux affinités d’écriture et de re-création du langage et de ses formes, qui ont jalonné sa quête littéraire. Depuis la rencontre en 1977 de la première « confrérie », celle des poètes liégeois qui gravitaient autour de l’éditeur Robert Varlez et de sa maison d’édition, « L’Atelier de l’Agneau », qui avait déjà publié James Sacré, William Cliff, Jude Stéfan. Jusqu’à aujourd’hui, en passant par le vaste territoire d’exploration de « L’Argentine intérieure », qui ouvre de nouvelles perspectives d’écriture. Le monde de Jorge Luis Borges et de son cercle : Julio Cortázar, Ernesto Sabato, Bioy Casares, Silvina Ocampo, Manuel Puig… Filière prolongée de « manière éblouissante » par le romancier chilien Roberto Bolaño « dont l’écriture atteste d’un projet éminemment subversif, qu’il est l’un des rares à avoir su accomplir : l’invasion de la prose par la poésie. » Puis par la « lente métamorphose du regard », préparée, notamment, dès 1978, par la confrontation décisive avec l’œuvre de l’autrichien Peter Handke, seul écrivain « en son temps dans une Europe exsangue à avoir entrevu, sans retour en arrière, une issue possible à la désagrégation du sens et à la crise formelle auxquelles sa génération était confrontée… »

D’autres constellations, dans lesquelles viendront s’intégrer d’autres complices, prendront place dans la lenteur au-dessus des terres rêvées par Yves di Manno. Ainsi du poète Jude Stéfan dont la découverte, en 1983, des Suites slaves éblouissent le jeune homme de vingt-neuf ans. Mais il faut citer aussi les complices que furent « Denis Roche, Cholodenko, le Messagier des Poésies immédiates, le Savitzkaya des Couleurs de boucherie… Auxquels allaient bientôt venir s’agréger Michelena [Jean-Paul Michel], Paul Louis Rossi, le Hocquard des Dernières nouvelles… »

Outre la « composition par bribes », d’autres aspects permettent de rapprocher Terre ni ciel de l’œuvre aînée  : Objets d’Amérique. L’auteur reprend en effet dans le présent ouvrage une méthode déjà éprouvée antérieurement. Ainsi, de même qu’Objets d’Amérique s’ouvrait sur Prologue « X autoportraits », de même dans Terre ni ciel, une série d’autoportraits inédits (trois pour le présent ouvrage) précède la véritable entrée en lice d’Yves di Manno sur la scène littéraire et la traversée qui va en découler. Ainsi l’ouvrage s’ouvre-t-il sur « L’invention de la poésie », dont les deux premiers récits —  « Grenoble, décembre 1966 » / « Sortie d’Arles, mai 1970 » — racontent la fugue d’un lycéen, son errance le long de l’Isère ou son vagabondage vers les Saintes-Maries-de-la-Mer. Escapades a posteriori fondatrices. De cette expérience des limites, dont il écrit qu’« il n’en reviendra pas », découleront l’aventure littéraire d’Yves di Manno et sa quête obstinée d’espaces d’écriture poétique restés inexplorés.

[...]

© Angèle Paoli | Terre de femmes

 

 

 

 

 

 

 



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