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Le plaisir des mots

  • Catégories : La langue (française)/ les langues

    Le plaisir des mots

    Par Claude Duneton.
     Publié le 11 octobre 2007
    Actualisé le 11 octobre 2007 : 12h45

    L’amour, toujours

    FAUT-IL L’AVOUER ? Beaucoup de mots français flottent d’un genre à l’autre. Certains parce qu’ils ont changé de genre entre le XVIe siècle et nos jours, la langue populaire ayant conservé longtemps leur sexe d’origine – c’est le cas des grosses légumes, ou de la poison. D’autres
    continuent à être en suspens ; le mot perce-neige, par exemple, est porté féminin par tous
    les dictionnaires, continûment jusqu’à aujourd’hui, alors qu’on l’emploie au masculin depuis
    la Restauration. Une chanson de 1807 s’intitule La Perce-neige, une autre de 1830 Le Perce-neige. Le Robert relève les deux genres, en 2001, sans broncher.
    Ongle fut autrefois masculin ou féminin selon les gens ; Bossuet met indifféremment aigle à l’un et l’autre genre, disant tantôt « ainsi qu’une aigle volante » dans une oraison funèbre, tantôt « avec la vitesse d’un aigle » dans une autre. La Fontaine l’aimait bien femelle : « On fit entendre à l’aigle qu’elle avait tort »…Or, tandis que le masculin gagnait du terrain pour l’oiseau vivant, l’aigle en effigie, sur des étendards, demeurait féminine ; on ne parle que de l’aigle romaine, et l’usage veut que l’on ait conservé « les aigles impériales ».
    Question délicate : faut-il dire une couple de pigeons, comme l’affirme votre vieil oncle lettré
    pendant les repas de famille où on les sert avec des petits pois du jardin ? Oui, on le peut, c’est joli. Mais contrairement à ce que croit votre parent, on n’est pas obligé… Bien sûr couple devrait être féminin de par son origine latine copula. Il l’a été longtemps : « Belle couple, heureuse union », dit Du Bellay. « Comme une couple de chevaux attelés », dit Montaigne.
    La question n’était pas tranchée au XVIIe siècle ; Ménage accepte indifféremment un ou une couple de pigeons. Il ajoute (c’est essentiel) : « Comme disent les femmes ». Cette remarque en dit long : le féminin se sera perpétué en catimini aux cuisines. « Marguerite nous préparera
    une couple de pigeons pour le baptême ! » Cela sent les raffinements de la cuisine bourgeoise de Mme Saint-Ange ; votre vieil oncle a raison !
    Mais on peut dire aussi une couple de boeufs, une couple d’heures – sauf si les boeufs sont attelés ensemble au joug, alors on dira une paire de boeufs. Ô nuance !…Pour Richelet (en 1694), couple est masculin en parlant des personnes, féminin en parlant d’animaux ou de choses – ce qui paraît d’un systématisme un peu exagéré. Au fond, au temps jadis, c’était surtout au choix du client ; ajoutons que dans certains cas l’usage a séparé les sens : une pendule donne l’heure, un pendule donne…des frissons : «Et l’amour, dites-moi ? »
    Oh ! l’amour, grande affaire intime ! Pour Vaugelas (1647) : « Il est masculin et féminin,
    mais non pas toujours indifféremment, car quand il signifie Cupidon, il ne peut être que masculin, et quand on parle de Dieu. » L’amour est divin, et pas divine. « On dit fort bien, continue le grammairien de Savoie, l’amour des pères et des mères pour leurs enfants est si pleine de tendresse, ou bien si plein de tendresse, et ainsi de tous les autres. » Cependant, pour lui-même, Vaugelas préfère le féminin, « selon l’inclination de notre langue qui se porte d’ordinaire au féminin plutôt qu’à l’autre genre ». Il donne enfin pour exemple : « La petite amour parle, et la grande est muette. » C’est vrai, au fond, comme la douleur…
    D’autres auteurs du siècle classique suggéraient que l’amour fût masculin en prose, et féminin dans les vers ; ce qui paraît bizarre, mais que l’on peut comprendre à une époque où l’on portait la poésie plus haut que tout. Nous aurions des amours rimées et des amours prosaïques… Thomas Corneille, le petit frère du « Grand », a énoncé la règle qui a prévalu, couci-couça, dans le monde moderne : « Quand l’amour est pluriel, dit-il, et qu’il signifie des commerces de passion, il doit être féminin. » Oui, l’amour fou, mais de folles amours. Les amours enfantines sont de beaux attachements éprouvés dans l’enfance; des « amours enfantins » désignerait un sentiment niais, un peu simplet. Ah ! que j’aime, pour ma part, ces fluctuations au gré des humeurs : des « amours printaniers » seraient au mieux des Cupidons précoces ; tandis que les amours printanières s’en vont main dans la main, vêtues de robes claires, le long de chemins herbus. C’est la richesse d’un idiome de pouvoir se plier à des caprices d’auteur. Pour vous vanter encore la beauté de notre langue, il me faudrait une couple d’heures, au moins !
  • Catégories : La culture

    Le plaisir des mots: la solution du letton

    Par Claude Duneton.
     Publié le 04 octobre 2007
    Actualisé le 04 octobre 2007 : 11h25
    LES PETITS pays ont un avantage : ils se savent convoités par les gros - les gros voisins qui sont en mesure de ne faire d'eux qu'une bouchée. Ils ont souvent été avalés au cours des âges et savent prendre des précautions : l'instinct de survie. Aujourd'hui, bien sûr, en Europe repeinte en rose droits de l'homme, les invasions physiques sont peu à craindre ; il ferait beau voir !... De nos jours, les agressions sont devenues culturelles. Or, qu'est-ce que la culture d'un pays ? Avant tout, c'est sa langue. Je me répète : c'est elle qui assure et nourrit son identité depuis des temps immémoriaux.
    La Lettonie, qui ne se fait pas grande illusion sur sa puissance, surtout face à son voisin ouralien, prend donc des précautions d'une simplicité évangélique. Se sachant fluette, la Lettonie protège sa langue qui est comme sa seule et évidente patrie - parce que pour le reste, depuis des siècles, la Courlande, la Livonie, ça va, ça vient... La Lettonie n'existe que parce qu'elle parle letton. Comment ce pays placé en sandwich entre l'Estonie au nord, la Lituanie au sud, coincée à l'est par la Russie et à l'ouest par les harengs de la Baltique, s'y prend-il pour protéger sa langue, donc son identité ? Là réside l'astuce : la Lettonie possède deux chaînes de radio nationales, et ces deux radios n'ont le droit de diffuser que des émissions en langue lettonne. Il fallait y penser ! L'élégance du procédé, c'est que rien n'est interdit, mais seul le letton est autorisé sur les ondes.
    À l'évidence, le but de cette précaution, fort simple, est de se protéger du russe, le pays compte trente pour cent de russophones, et l'ensemble de la population est plus ou moins bilingue pour des raisons historiques récentes qu'elle préférerait ne pas voir se renouveler. Très belle langue d'ailleurs, le russe ! Flexible et harmonieuse comme quatre... Mais laissé à ses instincts, il envahirait tout et déracinerait les palais. La loi veut donc que, si une émission est diffusée en russe, elle doit être traduite, ou, à la télévision, sous-titrée.
    Oui, je sais, en France ce serait choquant ; les Français, qui se laissent aisément manoeuvrer, sont hostiles par principe aux législations sur les langues. Les langues doivent être libres, égales et fraternelles. On peut les tuer, mais dans la liberté ! Les Français ne cherchent pas à se renseigner ; si on leur affirme que les lois ne servent à rien et que les réglementations sont antidémocratiques, ils ont la bonté de le croire.
    Mais tout le monde n'est pas français, les pays linguistiquement en danger, donc menacés dans leur existence même, savent bien que seule une armature juridique permet de sauver sa langue et sa peau. Le Québec, la Catalogne, la Finlande du début du XXe siècle se sont munis d'un arsenal de lois « Toubon » qui les ont empêchés de sombrer corps et biens dans le sein de leurs puissants riverains. La Lettonie semble avoir rejoint le club à son tour.
    La conséquence inattendue de cette réglementation est que l'on n'entend pas du tout de chansons en anglais sur la radio nationale lettonne. Oh ! redisons-le, rien n'est à proprement parler interdit - seulement comme l'anglais n'est pas du letton, et que seul le letton est autorisé à l'antenne, ma foi, voilà ! Vous ne pouvez pas vous imaginer, à moins d'en avoir fait l'expérience, ce que ça fait drôle de ne pas entendre chanter en anglais dans les lieux publics - les cafés, les magasins, les hôtels, les marchés, les fêtes foraines. À la vérité, il existe bien une radio privée qui, elle, passe de l'anglais, mais elle est très minoritaire et contrairement à la chaîne publique, elle n'est pas diffusée partout sur le territoire.
    Cette absence d'anglais crée une humeur originale sur les ondes ; nous avons oublié, tant notre oreille à nous autres Français est habituée à entendre de la musique syncopée chargée de sons lourds ou plaintifs, une salade de mots incompréhensibles - même les anglophones de souche s'y cassent le tympan ! -, nous n'avons plus souvenir de ce qu'est un environnement sonore monolingue où tout ce qui est dit et chanté fait sens. Pour les deux tiers de la population française actuelle cela ne s'est même jamais produit.
    Bien que je n'entende pas le letton, j'ai donc eu l'impression d'une couleur particulière, locale, qui ne frappe pas tout d'abord le visiteur, mais qui se dégage au bout de quelques jours. Il existe un ton qui se distingue du monde aplani de la culture d'aéroport par une sorte de joliesse, d'authenticité finement râpeuse qui fait du bien à l'écoute. Une fraîcheur naît de ce bruit sui generis, comme les craquements d'un bateau à voile vous font sentir le poids de la mer - comme le cri des mouettes souligne l'odeur des algues et du sel.
    Ah ! que la France ne se prend-elle pas pour un petit pays ! Elle saurait tirer les conséquences... Au lieu que son illusion de grandeur l'entraîne, comme jadis Jonas, dans le ventre de la baleine.
    La solution du letton... c'est du bronze !