Thèmes et variations à propos des trois nouvelles d’Amants, heureux amants de Valery Larbaud” inFiction de l’intime, Schnitzler, Larbaud, Woolf, Cahiers de littérature comparée, SEDES, 2002, p. 57-88.
Ponctuation
Qu’ont de commun les trois nouvelles de ce recueil, qui nous frappe tout d’abord, si ce n’est leur nom, leur titre ? Trois hémistiches, tirés de vers de Malherbe, La Fontaine et Tristan l’Hermite1 et qui épinglent, comme autant de figures obligées, de petits motifs amoureux. Les vers, d’ailleurs, dont sont tirés ces hémistiches, disent à peu près à eux seuls les histoires qui sont racontées : une femme est belle, on l’aime, on est parfois heureux, et comme elle nous donne décidément trop de souci (au sens fort, du XVIIe2), on prend conseil en soi-même (je pense…), enfin, on voyage (…donc je fuis). Quelques vers suffisent, c’est le privilège de la poésie, à dire déjà tout ce que les trois3 nouvelles vont développer. Malherbe nous parle de son « Dessein de quitter une dame », La Fontaine du voyage, Tristan l’Hermite a enfin la complaisance de nous fournir le nom de l’héroïne de Mon plus secret conseil … : Isabelle4.
Trois hémistiches, trois petites histoires, trois petits tours, et trois points de suspension. C’est-à-dire une ponctuation singulière pour des histoires qui en tiennent compte plus qu’il n’y paraît au premier abord. On connaît la sensibilité de Larbaud pour la typographie, ses démêlés avec les imprimeurs, et cette remarque particulière sur les points de suspension : ils sont trois par convention, mais ils pourraient être aussi bien deux, comme l’a exigé Léon-Paul Fargue, par exemple5. De là que la ponctuation, les trois points, ici, pourrait bien être motivée et constituer une donnée même du récit. Renvoyer à un trait distinctif de ces histoires, récits suspendus, qui ont en commun d’être indécises en leur conclusion, de ne pas se terminer au sens où cela s’entend. A la fin de Beauté, mon beau souci …, Marc commence « une nouvelle petite intrigue » (p. 610, qui pourrait être par exemple celle de l’une des deux nouvelles suivantes) ; Amants, heureux amants … échoue évasivement sur un « probablement » (p.646), ; Mon plus secret conseil… érige un point d’interrogation (suivi des derniers trois points)6. Voilà des histoires qui n’aboutissent pas, des héros qui s’évanouissent dans les sables de la fiction.
Qu’est-ce que la fiction en effet ?
Croyons-en un personnage des Enfantines : « Milou n’aime pas Jules Verne parce que ce n’est pas arrivé » (Le couperet, p. 411). Ces histoires d’amour, justement, n’arrivent pas, à l’instar de leurs héros toujours en voyage, qui ne font que d’aller d’une halte à l’autre. Or, si Felice Francia ne sait pas où et avec qui il se retrouvera après l’histoire, si Lucas Letheil ignore encore comment perdre Irène, si Marc Fournier disparaît dans ses lettres déchirées, jamais envoyées, c’est aussi que ce dernier, une fois pour toutes et pour les deux autres, se fait prendre sa place par Reginald, qui, lui, sait comment conclure une histoire avec une femme : « Et vers le commencement de l’après-midi, ils entrèrent dans la vallée bienheureuse » (p. 613).
Ces fictions, plutôt qu’elles ne sont des histoires, pourraient être plus justement figurées par des parties de cartes. C’est du moins Felice qui nous le suggère :
Dans cette espèce de partie de cartes que je joue tous les jours avec moi même et dont l’enjeu est ma satisfaction personnelle, cette vague approbation, ce contentement qu’on éprouve à la fin d’une journée bien remplie, elles [les femmes] ne sont pas atout : tout au plus des figures, qui comptent pour quelques points, mais qui ne me feront pas gagner. Je peux les jouer. Et en restant seul ici, je les joue. Et ce sera une impression curieuse et assez agréable quand, reprenant des cartes au talon, un jour ou l’autre, je les relèverai, pour les rejouer aussitôt (p.645).
Dans ce jeu de cartes tournées et retournées, figures battues, toujours changées de place, et dont l’ordre est en somme indifférent, a cependant émergé dans la première nouvelle, pour ne plus revenir dans les jeux suivants7, la figure de Reginald, le roi8. Nous y reviendrons. Mais notons tout de même dès à présent ceci, que le roi est la carte maîtresse qui oppose au jeu interminable et hasardeux de la fiction la réalité méditée d’un achèvement. Il y a une version dure (hard, dans Reginald Harding), un personnage qui voit où il veut en venir et qui y vient, et une version molle, celle de héros indécis et flottants. L’obstination quêteuse au regard de l’échappée incertaine. Au contraire de ces personnages de Lucien de Samosate, que Felice voudrait « tirer hors du texte, les voir vivre » (p. 634), l’inconsistance des monologueurs les feraient probablement s’évaporer à l’air libre.
C’est cette conclusion qui est en question dès lors qu’on veut juger de l’histoire. Entre la version inachevée, aux trois points de suspension, celle des trois héros, les trois Princes, et celle du Roi qui emporte sa conquête facilement ôtée à l’irrésolution des jeunes gens vers une fin paradisiaque, il n’est pas certain que l’auteur sache exactement laquelle vaut mieux. Du moins paraît-il hésiter : « qui pourrait dire lequel des deux était l’esprit original et créateur, et lequel l’imitateur routinier ? » (p.610)
Voici qui permet de s’assurer que le jeu n’a ni vainqueur ni vaincu, en somme. Laissons pour l’instant de côté l’idée que tout le monde se la « coule douce » (du moins du côté des hommes) dans ces histoires, pour retenir seulement que, lorsqu’il s’agit d’opposer le réel et le fictif, il n’est pas facile de choisir où se situe effectivement l’origine.
Le paradoxe de ces histoires qui ne finissent pas, qui n’en finissent pas – le paradoxe ou peut-être le principe, si l’on veut paradoxal – c’est qu’elles ont justement pour thème commun ce fameux « Dessein de quitter une dame », et d’en terminer avec elle. C’est justement pour cette raison que parmi les signes de ponctuation qui devraient servir, en réalité, à en finir, d’après Marc Fournier, les points de suspension ne figurent pas : « Après une liaison ennuyeuse, ou trop absorbante, ou scandaleuse, ou coûteuse, ou simplement désagréable : un point. Après une liaison qui n’a rien été de tout cela point et virgule » (Beauté, mon beau souci …p. 568).
C’est ainsi qu’écrire et vivre une aventure se ressemblent par le bout.
Le point, c’est effectivement ce qui termine l’histoire. Soit le point qui suit la phrase ou le récit ou l’histoire, soit – bien plutôt – le point qu’on met sur un i, pour signifier qu’il en sera ainsi, et pas autrement. Or, il se trouve que les trois héros ont affaire, sans doute pour leur malheur, à des femmes en i, sur lesquels il leur est bien difficile de mettre un point : Edith et Queenie dans Beauté, mon beau souci …, Inga dans Amants, heureux amants …, Isabelle dans Mon plus secret conseil …9 Les héros, pour mettre ces points sur les i d’Isabelle, Inga et autres Edith, ne manquent pas simplement de courage (ils en manquent, tout de même), ils sont tout simplement trop fictifs pour ces femmes trop réelles. De leur côté, ces héros si liseurs, ces héros dont la lecture est une alternative souvent choisie à la vie réelle (c’est fou ce qu’ils lisent, dans leur salon ou dans le train), veulent traiter leurs histoires d’amour comme des phrases, et les femmes comme des livres : après tout, elles sont, comme les livres, plus ou moins précieuses, ou rares, mais comme les livres, elles sont multiples. Aussi, « inutile de jouer la difficulté et de vouloir se procurer à grands frais de temps des exemplaires hors commerce, alors que les mêmes ouvrages sont en vente partout » (p. 670)10. Mais mettre un point sur un i n’est pas la même chose que mettre un point dans un texte. Il s’agit là d’entrer dans la réalité, dont les femmes sont les représentantes et les gardiennes : comme le notait Barnabooth, « la femme est une grande réalité, comme la guerre » (Barnabooth, journal intime, p. 259).
L’argent
« Faut ben l’admettre : on est les plus riches du canton », aurait dit maman Larbaud, à qui voulait l’entendre11. C’est précisément à ce genre de distinction que Larbaud semble avoir cherché à en opposer d’autres. Soit dans la surenchère (Barnabooth sera l’homme le plus riche, non du canton mais du monde), soit dans des registres d’un autre type de prestige.
On connaît, qui pourrait être revendiquée par des contemporains de Larbaud, la hiérarchie décrite par les bohèmes dans Louise, de Charpentier12 (Acte III) : les ouvriers rêvent d’être des bourgeois, les bourgeois rêvent d’être des nobles, et les nobles rêvent d’être des artistes. Hiérarchie dont on retrouve la logique dans Mon plus secret conseil … :
un homme tel que Lucas Letheil, qui était… quoi donc? Oh, bien des choses; mais avant tout et surtout, quelque chose de plus rare de plus haut dans l’échelle sociale qu’un grand seigneur ou qu’un milliardaire: un poète (p.651).
Larbaud semble avoir encore ajouté une autre catégorie, celle des érudits. Fuyant la bourgeoisie pour la littérature, il a ensuite choisi dans celle-ci les côtés curieux et rares, quitte à renoncer lui-même à la création. Comme Stendhal, Larbaud est l’homme des happy few, et s’inquiète des divers cercles, ou, comme il l’écrit, des diverses « zones » de la notoriété littéraire. Stendhal lui-même, justement, déchoit dès lors qu’il devient connu, et apprécié des « lecteurs de troisième zone »13. Il se transformerait en une sorte de parvenu littéraire. L’obstination avec laquelle Larbaud s’entête à introduire en France les auteurs étrangers les moins connus étonne ses éditeurs, mais Valery Larbaud travaille avant tout pour les connaisseurs, les collectionneurs d’auteurs rares.
Or les femmes, qui sont du gros de la réalité, n’ont pas en elles-mêmes de distinction. Quel ennui d’entendre Edith qui avait un « goût fâcheux pour ce qu’elle appelait ?la vie intellectuelle? » citer de la philosophie !14 ; « Il y a eu, comme presque toujours, deux ou trois fautes de goût dans la conversation d’Inga » (Amants, heureux amants … p. 637). Quelle faute de goût, de la part d’Isabelle, enfin, de se montrer flattée d’avoir dîné près de Chamberlain !15. Les femmes, en somme, pour les trois héros du recueil, n’ont pas accès au « monde de la pensée » (p.550).
Pour les faire aborder, ou revenir, ou les réintégrer – au niveau de la fiction, il faut trouver des procédures qui sachent inverser la fatalité décrite par le toujours cynique Barnabooth : « les liaisons commencent dans le champagne et finissent dans la camomille » (p. 156). « Ne suis-je pas la vérité, moi ? », leur fait-il dire (ibid.). La réalité, peut-être, qui est l’envers de la fiction. La vérité, ce n’est pas dit.
Il y a, heureusement, les langues étrangères. La fiction, c’est l’exotisme. Elles, les femmes, (pour se racheter) seront donc, de préférence, étrangères. Dans la relation amoureuse, on peut jouer de la langue. Soit que le français devienne, par inversion, à son tour allochtone pour l’anglaise Edith, lorsque Marc Fournier use du tutoiement :
Marc […] poussait, au lieu du sobre et énergique « Good ! » qu’elle attendait, des exclamations exotiques telles que : « Vas y, ma petite! » et : « Anda mujer !» qui la faisaient rougir et sourire, comme si son instinct lui eût fait reconnaître l’éloquence sensuelle du tutoiement (Beauté, mon beau souci …p.551)
soit que, déléguant à un autre personnage, un jeune paysan du midi, le regard qu’il pourrait porter sur ces femmes, le héros prenne conscience que l’inconnu de la langue apporte un incontestable supplément d’être :
Comme ses yeux [au petit paysan] s’agrandissaient pour emporter leur image [à Inga et Romana]. Elles étaient pour lui, quoi? des grandes dames comme on en voit au cinématographe; des anges s’exprimant en des langues inconnues ! (Amants, heureux amants … p. 641)16.
Bien entendu, ce supplément, cet exotisme ne s’arrête pas à la langue, mais celle-ci y contribue. Ces étrangères ont de plus des attitudes orientales : la femme d’une autre culture sera obéissante, flexible, maniable, dévouée, là où une Française manierait l’arrogance vulgaire17 – les Anglaises n’échappent pas à la règle : « si soumise, déjà (comme sa mère) » (p . 560) « Queenie […] se soumit, comme sa mère l’eût fait en pareil cas », p . 613 – ou bien, régressant par la langue imparfaitement maîtrisée, elle se dulcifient en femme-enfant18.
Par parenthèse, Isabelle est seule française, encore qu’elle soit du nord et traitée en Flamande : mais elle avait été choisie d’abord pour sa distinction : une distinction d’apparence, qui ne relève point du langage, mais d’un autre aspect théâtral, le costume. Comme les femmes étrangères sont d’une certaine façon la langue qu’elles parlent, la malheureuse Isabelle était un costume : « Quelque chose comme ce vêtement du grand tailleur, notre tout premier effort d’élégance, essayé souvent, payé cher, et qui n’allait pas bien » (Mon plus secret conseil …p. 651).
Cet amour sensuel des langues est un trait bien connu de Larbaud, qui use dans sa correspondance de l’anglais19, de l’allemand, de l’italien, de l’espagnol, etc. sans oublier le latin et le grec. La langue étrangère distingue. Il en use et abuse dans les trois nouvelles d’Amants, heureux amants … évitant même d’éventuelles et importunes traductions. Au lecteur de comprendre, au lecteur qui ne comprend pas de s’écarter s’il n’est suffisamment érudit lui-même. Les langues étrangères entrent dans une stratégie générale du style « monologue intérieur », dont nous aurons à reparler.
L’argent, encore
Mais revenons à l’argent, qui semble avoir deux rôles pour ainsi dire contradictoires dans les nouvelles.
Tout d’abord l’argent des comptes. Dont on ne nous laisse pas ignorer grand’chose (c’est le côté balzacien de Larbaud) : dans Beauté, mon beau souci …, Queenie compte gagner comme secrétaire huit à dix livres par mois ; elle hérite de mille livres ; on sait tout le détail des conditions financières qui lui seront faites par son mari20, lequel empoche trois mille livres de rentes annuelles ; elle achète une valise de cinquante livres pour Marc Fournier. Et c’est précisément sur une question d’argent que s’achève la nouvelle : la dizaine de livres que coûte une tranche de saumon engendre la première (et, narrativement, la dernière) querelle du couple Reginald-Queenie. Celui-ci, auquel Queenie n’avait cessé de reprocher de faire sonner son argent21, n’accepte pas qu’à son tour elle se mêle de faire des comptes.
Ces comptes se retrouvent ailleurs qu’en livres ou en francs : s’il y a une chose qu’on n’ignore pas, c’est encore l’âge des personnages : au début de Beauté, mon beau souci … (la deuxième partie se situant quatre ans après), Marc Fournier a vingt-cinq ans, Mme Crosland trente-huit ans et sa fille quatorze ans ; Reginald Harding, dans la seconde partie, trente-deux ans. Un an avant le début de Amants, heureux amants …, Finja avait dix-neuf ans, le narrateur a vingt-cinq ans au début du récit. Mon plus secret conseil … : Lucas Letheil, a vingt-et-un ans et huit mois ; Isabelle a vingt-trois ans quand il fait sa connaissance22.
On conçoit que la jeunesse est un capital, un capital à l’envers : moins le chiffre est élevé et plus on a de valeur23, – mais un capital quand même. Il semble que Larbaud se décide à faire dans la fiction les comptes qu’il a refusé à sa mère de faire dans la vie, de virer sur des livres imaginaires des chiffres dont il n’a pas voulu dans leur aspect concret. On