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Catégories : La représentation des bohémiens:art et littérature

La représentation des bohémiens dans la littérature:"Les Zigani ou Gypsies de Russie" par George Borrow ,extrait de "The Zincali" 1841

 

Traduction libre

(les appelations originales de Borrow : Gypsy et Zingani ont été gardées)

 

On les trouve dans toute la Russie excepté dans la province de Saint-Petersbourg d'où ils ont été bannis. Dans la plupart des villes de province on peut en trouver à moitié civilisés et subsistant en trafiquant des chevaux ou en soignant les affections propres à ces animaux ; mais la grande majorité rejette ce mode de vie et traverse le pays en bandes comme les anciens Hamaxioboi ; les immenses plaines herbeuses de Russie leur fournissent la pâture pour leurs hordes de bétail desquels, ainsi que du produit de la chasse ils dépendent pour leur subsistance.

Ils ne sont cependant pas démunis d'argent, qu'ils obtiennent par des moyens variés, mais principalement en soignant les maladies du bétail des moujiks ou de la paysannerie, en disant la bonne aventure et assez souvent par le vol et le brigandage.

Leur pouvoir de résistance au froid est vraiment merveilleux et il n'est pas rare de les trouver en train de camper au milieu de la neige sous de légères tentes de toile, par une température de vingt-cinq ou trente degrés au-dessous de zéro1, mais l'hiver, ils cherchent généralement le couvert des forêts qui leur procurent du combustible pour leurs feux et abondent en gibier.

La race Romani est naturellement peut-être la plus belle du monde et parmi les enfants des Zingani de Russie on peut trouver fréquemment des visages qui en bonne justice mériteraient le crayon d'un second Murillo; mais l'exposition aux rayons d'un soleil brûlant, la morsure du gel et les assauts impitoyables de la neige ou du grésil détruisent leur beauté à un âge précoce. Et si dans l'enfance, ils sont remarquablement beaux 2, leur laideur à un âge avancé ne l'est pas moins, car alors, elle en est répugnante et même épouvantable. Même si je pouvais vivre encore cent ans, je n'effacerais pas de ma mémoire l'aspect d'un vieil ataman tsigane (Capitaine des Tsiganes)3 et de son petit-fils qui s'approchèrent de moi dans une prairie près de Novo Gorod, où se trouve le campement d'une nombreuse tribu. Le garçon avait un physique et un visage qui aurait pu lui permettre de représenter Astyanax, et Hector de Troie l'aurait serré contre sa poitrine en étant fier de lui 4 ; mais le vieil homme était peut-être comme une de ces figures à laquelle Milton fait allusion, mais que l'on peut seulement décrire comme exécrable - il ne parvint pas, à l'exception de la flèche et de la couronne de royale, à représenter le monstre qui s'opposait aux progrès de Lucifer, se précipitant les bras enflammés et dans sa gloire infernale vers la sortie de sa prison diabolique.5

Mais quand on parle des Gypsies de Russie, ceux de Moscou ne doivent pas être passés sous silence. La situation à laquelle ils sont parvenus dans la société de cette ville des plus remarquables est bien au-dessus de la sphère dans laquelle le reste de leur race évolue, ce que l'on peut considérer comme un phénomène dans l'histoire gypsy et sur ce point, on est en droit de faire une mention particulière.

Ceux qui ont été habitués à considérer le Gypsy comme un paria errant, incapable d'apprécier les bienfaits de la vie sédentaire et civilisée, ou bien (abandonnant sa propension au vagabondage et se fixant) comme quelqu'un qui n'est jamais parvenu à accéder plus haut qu'à la condition de petit trafiquant, seraient surpris d'apprendre que parmi les Gypsies de Moscou, il y en a un certain nombre qui demeurent dans des maisons imposantes, sortent en grand équipage et ne sont devancés par les plus hautes classes sociales russes ni par leur apparence, ni par leur culture.6 Ce phénomène doit être attribué au seul pouvoir de la chanson. Depuis des temps immémoriaux 7 les femmes Gypsies de Moscou se sont beaucoup adonnées à l'art vocal et leurs orchestres ou leurs ch?urs ont chanté contre rétribution dans les châteaux de la noblesse ou sur les planches du théâtre. Quelques chanteuses de premier plan sont apparues parmi elles et dont le mérite a été reconnu, non seulement par le public russe, mais par les plus exigeants critiques étrangers. Peut être que le plus haut compliment qui ait été fait à une chanteuse l'a été par la Catalani en personne à une de ces filles de Roma. Il est bien connu dans toute la Russie que la célèbre Italienne a été tellement enchantée par la voix d'une Gypsy de Moscou (qui, après que la première ait fait l'étalage de son noble talent devant un splendide parterre dans la vieille capitale de Russie, s'est avancée et a fait entendre un des chants de sa nation) qu'elle en a arraché de ses propres épaules un châle de cachemire qui lui avait été offert par le Pape, et que tout en embrassant la Gypsy, elle a insisté pour qu'elle accepte ce splendide cadeau en disant qu'il avait été destiné à une chanteuse inégalable, ce qu'à présent elle se rendait compte qu'elle n'était pas.

Les sommes obtenues par beaucoup de ces femmes dans l'exercice de leur art leur permet d'entretenir leurs proches dans l'abondance et le luxe : quelques-unes sont mariées à des Russes, et quiconque a visité la Russie ne peut pas ne pas être au courant qu'une adorable et parfaite comtesse, de la noble et nombreuse famille Tolstoï 8 est par naissance une Zigana, et qu'elle était au début l'une des principales attractions d'un choeur romani de Moscou.

Mais il ne faut pas croire que les femmes Gypsy de Moscou sont toutes de cette haute et talentueuse description. La majorité d'entre elles sont de bien plus médiocre qualité et elles gagnent leur vie en chantant et en dansant dans des cabarets tandis que leurs maris s'occupent, en général, du commerce des chevaux. L'été, leur stationnement de prédilection est Marina Rotze, une sorte de parc forestier à environ deux vertses 9 de Moscou et je m'y rendis un beau soir, tenté par la curiosité. A mon arrivée, les Ziganas sortirent en foule de leurs petites tentes et de l'auberge 10 qui avait été construite pour l'agrément du public. Debout sur le siège de la calèche, je m'adressai à elles d'une voix forte dans le dialecte romani anglais que je connaissais un peu. Un cri aigu d'étonnement s'éleva instantanément ; des bienvenues et des bénédictions se firent entendre parmi les flots musicaux de la langue Romani et par-dessus tout prédominait le cri de "Kak camena tute prala" - ou "Comme nous t'aimons, mon frère !"- car au début, ils me prirent pour un de leurs frères errant des pays lointains, ayant traversé la grande panee11 ou l'océan pour leur rendre visite.

Après la conversation, ils se mirent à chanter et me firent la faveur de nombreuses chansons tant en Russe qu'en Romani : les premières étaient des morceaux populaires modernes, comme on est habitué à en entendre sur les planches de théâtre, mais les dernières étaient évidemment d'une grande antiquité, montrant les plus fortes marques d'originalité, les métaphores hardies et sublimes, et la métrique différant dans ce genre de ce que j'ai eu la chance d'observer dans la prosodie orientale ou européenne.

L'une des plus remarquables et qui commence ainsi : "Za mateia rosherroro odolato Bravintata" (ou, Le chagrin lui fait mal à la tête comme si elle avait goûté du vin) décrit l'angoisse de la jeune fille séparée de son amoureux et qui appelle son coursier : "Tedjav manga gurraoro12" - afin qu'elle puisse partir à la recherche de l'élu de son coeur13 et partager ses joies et ses plaisirs.

La collecte de ces chants avec leur traduction et leur vocabulaire ne serait pas une mince contribution à la littérature et apporterait probablement plus de lumière sur l'histoire de cette race que tout ce qui a vu le jour jusqu'à présent ; et si le talent et le zèle ne manquent pas en Russie parmi ceux qui cultivent chaque branche de la littérature, et spécialement de la philologie, il est rien moins que surprenant qu'un tel recueil reste encore un v?u pieu14.

La religion que ces femmes singulières professent extérieurement est la Grecque et la plupart portent des croix de cuivre ou d'or, mais quand je les ai interrogées sur ce sujet dans leur propre langue, elles ont ri et dit que c'était seulement pour faire plaisir aux Russes. Leurs noms pour Dieu et son adversaire sont Deval et Bengel, ce qui diffère peu de l'espagnol Un-debel and Bengi qui signifient la même chose.

  


 

Notes

1 "below the freezing point according to Reaumur."

2 "their personal advantage are remarquable"

3 "Ziganskie Attaman - Captain of Zigani" Ziganskie est la transcription de l'adjectif russe Цыгаские. Les Tsiganes de Russie avaient des chefs militaires et civils qui portaient le titre d'Ataman comme chez les Cosaques. Le mot ataman (hetman) vient de l'allemand.

4 "and called him his pride" "et l'aurait appelé sa fierté". Le style, la langue et l'idée sont très romantiques. Borrow pense sans doute qu'il y a un lien entre les Roma et la fondation de Rome. C'est pourquoi, il parle des héros de Troie, puisque selon la légende, ce seraient les Troyens rescapés conduits par Enée qui auraient fondé Rome.

5 John Milton. Poète anglais (1608-1674) auteur du "Paradis perdu".

6 "neither in appearance, nor mental acquirements".

7 La mode des choeurs tsiganes à Moscou semble dater de 1774 après que le comte Alexeï Orlov ait ramené un groupe de lautari de Moldavie. Sur les chants antérieurs, nous ne savons pratiquement rien. Les Tsiganes étaient attestés en Russie depuis 15000-1501. On sait que malgré l'interdiction de leur séjour à Saint-Petersbourg, les Tsiganes campaient aux abords de la ville et que dès 1759, les nobles faisaient entrer clandestinement les musiciens et les danseuses.

8 Un frère du célèbre écrivain Léon Tolstoï : le comte Sergueï Nikolaevitch Tolstoï épousa la chanteuse tsigane Chichkina qui lui donna onze enfants. Léon lui-même aurait voulu épouser une chanteuse tsigane dans sa jeunesse. C'est ce que fit cependant l'un de ses fils Léon.

9 Soit environ deux kilomètres.

10 "from the tractir or inn" . Du russe "tractir" " cabaret populaire. Cela devait кtre assez proche de ce que l'on appelait au siиcle dernier en France une guinguette.

11 "panee" transcription par Borrow du mot "pani" "l'eau".

12 on écrirait plutôt khuroro "petit étalon, poulain".

13 "lord of her bosom" "seigneur de sa poitrine"

14 "desideratum".

© Balval 1998

http://perso.orange.fr/balval/Zincali/Zigani.html

 

SUR BORROW MON TRAVAIL DE DEA P.2

 

BORROW (George), Lavengro. Le maître des mots. Le savant, le gypsy, le prêtre. Traduit de l’anglais et présenté par André Fayot. Domaine romantique, José Corti, 1996, 661p.

 

 

Agent de la British and Foreign Bible Society, Borrow est un missionnaire écossais et protestant. « Au moment même où il fait preuve à l’égard de Rome d’une hargne qu’on a quelque mal a comprendre aujourd’hui, il montre pour les Gypsies ou les Irlandais – deux populations victimes à l’époque d’un mépris général - une ouverture et un intérêt constant[1]. » Il est un pionnier dans l’intérêt qu’il porta aux Gypsies qui incarnent pour lui deux valeurs essentielles : la poésie et la liberté.

Il fait de son ami le Gypsy Jasper Petulengro un portrait plein de délicatesse et de chaleur.

Dans sa préface, l’auteur présente son livre comme un « rêve fait pour partie d’étude et pour partie d’aventure[2]. » Ce rêve se situe dans les îles britanniques au premier quart du XVIII e siècle.



[1] Présentation, p. 4.

 

[2] George Borrow, Lavengro, p. 15.

 

Commentaires

  • Un joli voyage.

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