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Catégories : La littérature

Entretien avec Paul Auster

par François Busnel
Lire, février 2007


 Le 3 février, Paul Auster fêtera son soixantième anniversaire. Mais surtout ses vingt ans de succès mondial! Car depuis la publication en France de Cité de verre, en 1987, chacun de ses livres est un triomphe. Patiemment, Paul Auster a construit une œuvre unique en son genre, subtil mélange de roman philosophique et de road movie, où des personnages fracassés par le destin entrent pourtant en lutte contre la résignation et le mouvement du monde. Son nouveau roman, Dans le scriptorium, est un éblouissant tour de passe-passe littéraire. C'est aussi la clé de toute l'œuvre austérienne: l'histoire de ce vieillard incarcéré dans une chambre et tentant de reconstituer le puzzle d'un passé oublié n'est-elle pas la métaphore de l'artiste face à ses créatures? Comme toujours, Paul Auster mêle interrogations métaphysiques et récit d'histoires étranges. Mais ici les personnages sont bien connus des lecteurs de Paul Auster: ce sont ceux de ses précédents romans, Anna Blume, Quinn, Fanshawe, Benjamin Sachs et David Zimmer en tête.

Park Slope est un quartier élégant et mélancolique. C'est sur cette colline de Brooklyn que vit Paul Auster, à deux pas de la 7e Avenue immortalisée au cinéma dans Smoke et Brooklyn Boogie - sans doute le seul quartier de New York qui n'ait pas changé depuis le 11 septembre 2001. En ce moment, il n'écrit pas. «Pas encore...» corrigerait-il. Auster, qui achève le montage de son prochain film, The Inner Life of Martin Frost, a refusé de faire la moindre promotion pour Dans le scriptorium. Il préfère les longues promenades dans Prospect Park, tout proche, ou sur les avenues bruyantes de la ville. Le solitaire de Brooklyn n'a pas pris une ride. Son style non plus.

Dans quelques jours, vous aurez 60 ans. Ça va?
Paul Auster.
J'essaie de me rentrer mon âge dans le crâne. Pas facile! Je ne me sens pas si vieux que ça. Mais, depuis quelque temps, peut-être pour me préparer à cette date symbolique, je repense à ma vie. Inévitablement, j'examine mon passé de façon différente, mais, surtout, j'envisage l'avenir de façon différente: le futur, en ce qui me concerne, est moins ouvert qu'avant et cela change ma vision du monde. Quand on est jeune, on n'imagine pas que l'on pourra un jour vieillir. Alors on gaspille le temps, on abîme le présent. L'âge vous apprend à ne plus perdre une seule de vos journées. De ce point de vue, c'est très intéressant

Pourquoi avez-vous décidé d'écrire ce roman où un écrivain, hanté par ses propres créatures, est séquestré, «soigné» et jugé par les personnages qu'il a inventés?
P.A.
Ce ne fut pas une décision. Ce n'en est jamais une, d'ailleurs: les livres s'imposent à moi; ils s'écrivent tout seuls, comme s'ils jaillissaient de moi de façon naturelle. Mais cette fois, il s'est en effet produit quelque chose de totalement nouveau. C'était au printemps 2005. J'avais achevé Brooklyn Follies qui allait sortir en France à la fin de l'été et je commençais à travailler à mon nouveau film, The Inner Life of Martin Frost, qui est actuellement en cours de postproduction. J'étais donc très concentré sur la préparation et le montage de ce projet. Et là, tout à coup, une image s'est formée. Celle d'un vieil homme assis au bord de son lit, les mains à plat sur ses genoux, la tête basse, contemplant le plancher. Cette étrange image est revenue tous les jours. Cela a duré des semaines et des semaines. J'ai essayé de comprendre d'où elle venait, ce qu'elle signifiait. Alors je l'ai écrite, en une phrase. Et cette phrase est devenue la première phrase d'un roman. Je n'avais jamais débuté un livre de cette façon. Mais cela ne suffisait pas, ni pour constituer un roman ni pour que je comprenne pourquoi cette image m'obsédait. Jusqu'à ce que s'impose cette évidence: cet homme, c'était moi, dans une vingtaine d'années. Moi, en vieillard. Et c'est à ce moment-là que le livre a vraiment démarré et que je me suis mis à l'écrire. Très vite.

Comment avez-vous su que ce vieil homme, vous «dans une vingtaine d'années», devait être jugé par les personnages qu'il avait créés?
P.A.
Je n'en sais rien... Je suis incapable de dire d'où vient cette idée. Elle s'est imposée comme une évidence. Depuis que j'écris, j'ai créé tant de personnages qui n'existent pas (du moins, pas ailleurs que dans mes livres, dans mon imagination et celle de mes lecteurs) que la relation entre l'écrivain et ses créatures a commencé à me préoccuper de plus en plus. Sans doute un effet de l'âge... C'est un sujet fascinant. Dans ce livre, l'écrivain est le seul être véritablement vivant mais il peut mourir de la main des personnages qu'il a créés... Ce que j'ai voulu explorer lorsque cette image est apparue, c'est le pouvoir durable de la fiction dans le monde réel.

Mais pourquoi un roman plutôt qu'un essai comme Le diable par la queue, par exemple, où vous abordiez déjà la question du pouvoir et du rôle de la littérature?
P.A.
Dans Le diable par la queue, il était surtout question des rapports entre l'écrivain et l'argent... Là encore, le genre s'est imposé: ce devait être un roman. Peu importe si le lecteur ne connaît pas tous mes personnages, s'il n'a pas lu tous mes précédents ouvrages, cela n'enlève rien à l'histoire. Bien sûr, ce roman sera plus savoureux pour quelqu'un qui se souvient du rôle de chacun mais je ne voulais pas que ce livre tourne à l'exercice de style ou à l'autocélébration d'une œuvre... D'ailleurs, c'est vous qui parlez d'un écrivain. Je n'écris nulle part que le narrateur, Mr. Blank, est écrivain...

Pourquoi ne pas le dire?
P.A.
Parce que je ne veux pas transformer ce livre en roman à thèse. Dans un roman, il ne faut jamais rendre les choses trop évidentes. C'est la raison pour laquelle les personnages ne sont jamais présentés comme les créatures de l'écrivain mais comme ses «chargés de mission», c'est-à-dire des individus qui travaillent pour lui et qu'il envoie au bout du monde selon les occasions qui se présentent.

«Chargés de mission», «pupilles»: pourquoi n'employez-vous jamais le mot «personnages»?
P.A.
Mais parce que ce ne sont pas des personnages! Mr. Blank considère ces individus, qui apparaissent au fur et à mesure que défile la journée, comme ses propres «pupilles». Et il les a, effectivement, chargés de missions plus ou moins dangereuses qui ont pu les conduire à souffrir à des degrés plus ou moins élevés - jusqu'à la mort, pour certains.

Pourquoi avez-vous adopté un style si différent de vos précédents livres? L'écriture est celle d'un compte-rendu, d'un rapport sur la situation de ce vieillard et de ses «chargés de mission»...
P.A.
En effet. Ce style permet de créer l'effet de boucle que je souhaitais. On découvre à la fin du roman que ce que nous sommes en train de lire est le rapport écrit par l'un des personnages qui est lui-même écrivain, Fanshawe. Cela transforme l'écrivain (ou quelque métier que vous vouliez donner à ce personnage nommé Mr. Blank), à son tour, en personnage.

Pourquoi ce nom, Mr. Blank, qui signifie «blanc» en français, au sens d'une page blanche ou vide, d'un regard vide, d'une case vide?
P.A.
Parce qu'il fallait que le lecteur puisse remplir la case qu'il veut. Si toutes les cases sont vides, blanches, c'est au lecteur de se déterminer. D'une façon générale, je crois que l'écrivain doit laisser le lecteur travailler le plus possible et ne doit pas être trop directif, trop démiurge, trop omnipotent: si tout est prévu, le lecteur finira vite par s'ennuyer.

Vous avouez que Blank, c'est vous «avec vingt ans de plus». Mais ce n'est pas la première fois que vous vous mettez en scène dans vos livres: il y a déjà eu John Trause, dans La nuit de l'oracle, qui est l'anagramme d'Auster. Ou encore Paul Benjamin, votre premier pseudo, et que l'on retrouve en écrivain dans vos films. Est-ce un jeu?
P.A.
Certains ne le remarquent même pas... Je veux casser le mur qui existe entre la fiction et la réalité. Tous mes livres tendent à cela, depuis Cité de verre. Pour Trause, vous avez raison. Mais dans Smoke, Paul Benjamin n'a pas grand-chose à voir avec moi. C'est un écrivain mais ses histoires et sa vie sont très différentes des miennes: sa femme est morte...

Comme celle de Quinn dans Cité de verre et celle de David Zimmer dans Le livre des illusions... Ça fait beaucoup de coïncidences pour quelqu'un qui ne vous ressemble pas...
P.A.
Bon, d'accord! La mort de l'être aimé est l'un des sujets qui me fascinent le plus, en effet.

Pourquoi? Ce n'est pourtant pas une épreuve que vous avez traversée...
P.A.
On ne sait pas véritablement qui on est tant qu'on n'a pas été testé par la vie. Et je crois que la plus grande épreuve est de perdre quelqu'un que l'on aime par-dessus tout. Sa femme ou ses enfants. Comment réagit-on à la douleur, à la peine, à la perte, à la solitude? Ça ne m'est pas arrivé, non, mais je le redoute. Pas un jour sans que cette pensée me traverse. Alors j'écris. Pour tenir à distance cette épreuve, peut-être. Et puis je suis convaincu que l'on n'écrit bien que sur ce qui nous échappe, sur ce qu'on ne comprend pas. D'où ma réticence à écrire sur la politique: j'arrive trop bien à comprendre ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis et dans le monde! J'écris sur ce qui me trouble, sur ce que je ne parviens pas à saisir, précisément pour le comprendre. La mort de l'être aimé fait partie de ces choses... Mais c'est un processus inconscient, l'écriture: je peux expliquer «comment» j'aborde ce sujet en permanence, «de quelle manière je procède», mais je ne peux pas vous expliquer «pourquoi» j'écris mes livres. Ni avant ni après les avoir écrits.

Etes-vous, comme Mr. Blank, hanté et traumatisé par vos personnages qui viendraient vous réclamer des comptes sur le destin que vous leur avez réservé jadis dans vos livres?
P.A.
Non.

Allons, soyez franc!
P.A.
Non, vraiment... Je sais que beaucoup d'écrivains sont hantés par les personnages qu'ils ont créés, mais ce n'est pas mon cas.

Avez-vous déjà parlé de cela avec vos amis écrivains?
P.A.
Jamais.

Même avec Siri Hustvedt, votre épouse, elle-même romancière?
P.A.
Siri, c'est différent. Elle comprend tout cela mieux que personne. Elle porte ses propres personnages plus et mieux que je ne le fais avec les miens.

Tiens, j'y songe: Iris (alias Siri, votre femme, personnage de Léviathan) n'est pas présente parmi les fantômes qui hantent l'écrivain...
P.A.
Mais... vous savez, il y a beaucoup de personnages que j'ai inventés et qui ne viennent pas hanter Mr. Blank...

Curieux: Iris, c'est bien Siri, non?
P.A.
Iris est le personnage du roman de Siri, Les yeux bandés. Elle apparaît dans un de mes romans et épouse un des personnages mais je ne peux pas dire que ce soit vraiment Siri, même s'il s'agit, une fois encore, d'une anagramme. Mais puisque décrypter tous mes livres semble vous amuser, vous devriez avoir remarqué que Siri apparaît telle qu'elle est et sous son vrai nom dans un de mes précédents romans...

Hmm... Lequel?
P.A.
Cité de verre. Souvenez-vous: Quinn la rencontre lors de son enquête... et quand il lui serre la main, il remarque à quel point ses attaches sont fines... Pendant longtemps, Siri m'a dit que lire ce passage la mettait très mal à l'aise.

Siri apparaît dans certains de vos romans; vous apparaissez dans les siens (le dernier, en tout cas, l'excellent Tout ce que j'aimais): est-ce, là encore, un jeu?
P.A.
Je ne crois pas. C'est une façon d'explorer la réalité qui nous lie à travers la fiction, et de mettre à bas les barrières entre nous. Quand nous lisons une histoire, nous acceptons tous le fait qu'il ne s'agit que d'une histoire: nous savons qu'elle n'est pas vraie, que c'est une fiction. J'essaie d'incorporer cela dans mon travail. Qui parle? voilà la question. Qui vous parle, à vous, lecteur, quand vous lisez Guerre et paix? Est-ce Tolstoï? Ou bien est-ce Tolstoï comme écrivain, qui vous raconte une histoire? Vous ne savez plus très bien, mais vous continuez à lire. Quand j'écris, je suis l'auteur, celui qui vous raconte l'histoire. Et je crois que c'est vrai pour tous les écrivains. En ce qui me concerne, chacun de mes personnages m'a toujours semblé vivant. Je veux dire que, pour moi, ils ne sont pas des êtres de fiction mais des individus réels, vrais. Je sais bien que je ne peux pas les rencontrer au coin de la rue, je ne suis pas totalement fou. Mais ils existent. Même s'il s'agit de personnages que j'ai créés il y a vingt ans et même si, depuis, j'en ai inventé bien d'autres, je pense encore régulièrement à eux: Quinn, Anna Blume, Fanshawe et les autres ne me quittent pas depuis leur première apparition dans un de mes romans il y a maintenant bien des années. Même s'ils sont morts. Parfois, je me demande ce qu'ils sont devenus, ce qu'ils font maintenant. Mais je ne me sens pas tourmenté par eux. De même, je ne me sens pas tourmenté par leur mort, contrairement au personnage du roman, Mr. Blank.

Pourquoi Mr. Blank se sent-il coupable des malheurs endurés par les personnages qu'il a inventés?
P.A.
Parce qu'il prend conscience que c'est lui qui les a envoyés dans des missions dangereuses, qui a forgé leur destin. Il ressent cette culpabilité parce qu'il est, également, sous traitement médical et absorbe quotidiennement des pilules...

Pourquoi en avez-vous fait un amnésique?
P.A.
Encore une fois: cela s'est imposé ainsi à moi. Décidément, vous me posez des questions que je ne me pose jamais moi-même, ou plutôt, que je refuse de me poser à moi-même, comme si en apportant une réponse je devais découvrir quelque chose que je n'ai pas envie de découvrir... Ce roman est aussi un livre sur la vieillesse. Et sur le corps. On sait que les personnes âgées ont parfois des problèmes de mémoire. Et des problèmes physiques. Ici, il est question de tout ce que le corps ne parvient plus à faire avec autant d'ardeur ou de facilité qu'avant.

Seuls deux personnages de l'œuvre de Mr. Blank prennent sa défense, alors que les autres le jugent très sévèrement: Anna Blume et Quinn. Pourquoi ces deux-là?
P.A.
Peut-être parce que ce sont les deux premiers personnages que j'ai créés. Ils m'accompagnent depuis plus de quarante ans! J'ai pensé à eux pendant des années avant d'écrire Cité de verre et Le voyage d'Anna Blume. Depuis, ils ne m'ont jamais quitté. Ce sont eux qui me comprennent le mieux.

Certains de vos personnages les plus célèbres sont absents de ce roman. Pourquoi?
P.A.
J'ai écrit un roman, pas une encyclopédie sur mon œuvre! Et puis, l'histoire de Mr. Blank se déroule en une journée. Une seule. J'aurais pu en inclure beaucoup plus, évidemment, orchestrer le retour de tout un tas de «chargés de mission» qui auraient tous eu de bonnes raisons de se plaindre du sort qui leur fut réservé par l'écrivain, mais il ne fallait pas surcharger. Trop, c'est trop! A la longue, cela aurait viré au procédé.

Anna Blume dit à Mr. Blank: «Vous n'êtes pas comme les autres hommes. Vous avez sacrifié votre vie à quelque chose de plus grand que vous, et quoi que vous ayez fait ou pas fait, ça n'a jamais été pour des raisons égoïstes.» Croyez-vous qu'un écrivain «n'est pas comme les autres hommes»?
P.A.
Bien sûr que nous sommes comme tous les autres hommes, mais le travail que nous accomplissons est très spécial, très étonnant. La plupart des gens ne passent pas leur temps à vivre dans un monde imaginaire: leur travail est dédié à des activités quotidiennes, souvent répétitives, très terre à terre. Les écrivains, et particulièrement les romanciers, créent des choses qui n'existent pas. Ils sont donc différents de la plupart des gens qui font, au quotidien, ce qui existe.

Et vous, avez-vous, comme le dit Anna Blume, sacrifié votre vie privée à votre œuvre?
P.A.
Je crois que tout écrivain l'a fait, d'une certaine manière. Chaque artiste sacrifie sa vie à quelque chose qu'il a en lui et qui le dépasse, qui dépasse même sa vie affective ou familiale. Quelque chose de plus fort que lui et qui l'attire, qui l'aspire malgré lui. Même s'il veut résister, s'il est un artiste, il finira par céder. C'est à cela qu'on reconnaît les artistes: ils cèdent à ce que certains croient être une pulsion égoïste alors qu'il s'agit, en réalité, de quelque chose de plus grand qu'eux, qui les dépasse totalement. La vraie question, à mon sens, est: pourquoi les artistes se comportent-ils ainsi? Je répondrai: les artistes sont différents dans le sens où, pour eux, le monde tel qu'il est n'est jamais satisfaisant. Et les artistes, spécialement les écrivains, ne se contentent pas du monde tel qu'il est. Ce sont des individus blessés. Moi, j'ai besoin de créer des alternatives à ce qui existe dans la réalité. Pour cela, j'examine de très près la réalité: le monde, la vie politique et sociale, mes quartiers, ma ville, les gens... et j'invente autre chose qui finit par devenir ma réalité. C'est pour cela que mes personnages sont des êtres vivants.

Vous avez l'habitude de dire que vous n'écrivez pas des romans mais des biographies: généralement, vous connaissez chaque détail de la biographie de chacun de vos personnages. Or, là, Mr. Blank est étonnamment dépourvu de biographie précise. Pourquoi?
P.A.
En effet. Mais pour une seule raison: il est sous l'effet d'un traitement médical que lui infligent ses personnages, ses «chargés de mission», et il ne peut se souvenir de quoi que ce soit. De sorte que le lecteur ne peut savoir si cette amnésie est provoquée par les médicaments ou par l'âge. Il est perdu. Il ne peut plus retrouver sa propre identité, et moins encore celle des personnages qu'il a inventés et envoyés vers un destin funeste. Il semble, à un moment du roman, qu'il a été marié et a eu un enfant, mais rien n'est affirmé avec certitude. Il n'a que quelques flashs du passé.

Pourquoi?
P.A.
Mais parce qu'il est Mr. Blank alias Mr. Vide. N'est-ce pas ce que nous redoutons tous de devenir un jour? Cela en fait, vous avez raison, un personnage tout à fait à part dans mes romans.

Qu'est-ce que l'art d'écrire?
P.A.
C'est raconter des histoires. Je ne me considère pas comme un romancier mais comme un story teller, un «raconteur d'histoires». Mais, bien sûr, un raconteur d'histoires est nécessairement quelqu'un qui utilise la fiction, les mots, et devient, par là même, ce qu'on appelle un romancier. Mais je cherche à raconter la meilleure histoire possible, pas à faire passer telle ou telle idée. Il se trouve que je considère qu'une histoire est plus agréable à suivre si elle est accompagnée de métaphores, si elle plonge aux racines de ce qui fait l'être humain et va parfois explorer la métaphysique. Mais l'histoire prime tout. Sinon, on ne fait plus du roman mais de l'essai.

Dans le roman, un autre écrivain, Graf, écrit ceci: «Chaque groupe de signes est un mot, et chaque mot est un son dans ma tête, et chaque fois que j'écris un mot de plus, j'entends le son de ma propre voix, bien que mes lèvres soient silencieuses.» S'agit-il de votre technique d'écriture?
P.A.
Il faut d'abord dire dans quelles conditions cette phrase prend sens. Graf, dans le roman, est prisonnier. On lui permet d'écrire dans sa cellule et il trace ces mots, en effet. Il est enfin capable de faire autre chose qu'attendre sans fin dans sa cellule. Il a l'opportunité de se défendre en écrivant, ce qu'il fait. On passe d'un acte physique (qui est l'attente) à l'écriture. L'action se déroule au milieu du XIXe siècle, dans cette partie du roman, disons vers 1830. C'est un roman dans le roman. Graf utilise une plume alors que j'utilise un stylo ou bien que je tape directement sur ma machine à écrire. La sensation, quand on écrit, a son importance. J'ai même longtemps pensé qu'elle était déterminante. Donc, Graf est un nouveau personnage qui écrit à la plume dans une cellule, sur des feuilles de papier après avoir été longtemps détenu sans pouvoir faire un geste. Il raconte son histoire pour se défendre face au tribunal qui l'accuse. On peut comprendre qu'il écrive de la façon que vous venez de citer. En ce qui me concerne, les circonstances sont un peu différentes lorsque j'écris: j'écris soit à la main dans des cahiers petit format Clairefontaine, soit sur ma vieille machine à écrire. Je ne suis pas emprisonné et j'ai tout mon temps devant moi, mais je dois reconnaître que, comme Graf, j'entends ma propre voix lorsque j'écris même si mes lèvres sont silencieuses. Et ce processus m'intrigue depuis toujours. Lorsque j'écris, c'est toujours une expérience auditive: tout tourne autour des sons des mots, de leur rythme, de leur musique, et, bien sûr, le lecteur comme l'écrivain n'entendent les mots que dans leur tête - à moins qu'ils ne lisent à haute voix.

A la fin, Quinn, le héros de Cité de verre, se présente comme l'avocat de la défense de l'écrivain. Ce dernier se disculpe en répliquant: «Je ne faisais que mon boulot.» Est-ce votre conception de la création romanesque?
P.A.
Vous savez, il faut être très dur pour écrire des romans. Ne pas se laisser aller au moindre sentimentalisme, à la moindre compassion, à la moindre faiblesse envers ses personnages et le sort qu'on leur réserve. Il faut laisser parler la part la plus sombre de soi. Si on ne fait pas cela, on dérape, on ne dit plus la vérité, on n'écrit plus un roman mais quelque chose qui n'est pas crédible. Mr. Blank réagit froidement, peut-être, mais il réagit comme doit le faire le créateur envers ses créatures.

Comme souvent, vous laissez au lecteur le soin d'imaginer le verdict que les personnages réservent à l'auteur. Alors, coupable ou innocent, condamné ou épargné?
P.A.
A la fin, le lecteur réalise qu'il lit non pas la vérité mais un rapport écrit par un «chargé de mission»: Fanshawe. Il s'agit donc d'une histoire.

Pourquoi la plupart de vos romans s'achèvent-ils ainsi?
P.A.
Ah! Si je le savais... je cesserais peut-être de le faire. En ce qui concerne Mr. Blank, il y a une explication: il s'endormira et quand il se réveillera le lendemain matin le traitement recommencera. Mais pour le lecteur, il s'agit du premier jour tel qu'il est raconté dans ce rapport. Tout continue, tout peut continuer: au lecteur d'inventer la suite. Dans le cas de ce roman, un des personnages inventés est en train de transformer, sous les yeux du lecteur, le créateur de personnages en personnage de fiction. Ainsi, peut-être ne mourra-t-il jamais...

Il y a une autre façon de lire ce roman: comme une métaphore de la situation politique actuelle aux Etats-Unis, le destin des Indiens évoquant celui des Irakiens. Pourquoi avoir introduit cette métaphore?
P.A.
Vous avez raison, c'est également l'un des thèmes de ce roman. Pas le principal, mais on peut aussi lire ce livre comme une parabole politique. Il y a une histoire dans l'histoire. Mr. Blank doit improviser, à un moment, la suite du récit de Graf, composé vers 1830, dans le cadre d'une chasse aux Indiens. Mais ce n'est pas ce passage, auquel vous faites référence, qui est le plus politique. Il s'agirait plutôt de la situation même de notre écrivain, Mr. Blank...

Ah... En quoi?
P.A.
Eh bien, Mr. Blank est enfermé sans savoir pour quel motif dans un endroit où il ne reconnaît personne et où on lui fait absorber des pilules étranges. N'est-ce pas la situation de milliers de personnes, actuellement, jetées en prison par le gouvernement américain alors qu'aucune charge ne pèse sur elles? Cela a beaucoup occupé mon esprit pendant que j'écrivais ce livre. Cette histoire dans l'histoire traite du besoin, purement américain me semble-t-il, de se créer des ennemis même lorsqu'il n'y en a pas. Pourquoi? Pour unifier le peuple. C'est ainsi que les Etats-Unis ont été unifiés. En inventant un ennemi commun qui était purement imaginaire: les Indiens. Une fois définis comme ennemis, les Indiens ont constitué le pôle contre lequel s'est unie une population disparate, qui n'avait aucune raison de s'unir pour des raisons positives.

Vous voulez dire que c'est cela que rééditent les Etats-Unis en Afghanistan ou en Irak?
P.A.
Oui, tout à fait. C'est un tropisme américain. Souvenez-vous de Ronald Reagan avec Panamá. De George Bush père avec l'Irak en 1991. Toujours la même histoire: quand vous êtes incapable de fédérer le pays de l'intérieur, en le gérant correctement, vous inventez une menace extérieure, un ennemi, et vous sonnez la charge. La cavalerie américaine, ça fonctionne toujours dans l'imaginaire populaire, ici... C'est, hélas, une vérité très sombre, mais pourquoi se bander les yeux? Les Français le firent en leur temps. Et les Anglais aussi. Les Allemands aussi. Maintenant, c'est au tour de l'Amérique...

Comment vous sentez-vous en tant que citoyen américain? Vous aviez réagi très violemment à la position de George Bush junior après le 11 Septembre... Les choses ont-elles changé depuis que les démocrates ont remporté les élections de mi-mandat en novembre dernier?
P.A.
En tant que citoyen, je peux vous dire que ma colère envers Bush et son administration n'a fait que grandir depuis le 11 Septembre. Jamais nous n'avons été plus dupés. Toutes ses décisions, depuis cinq ans, sont mauvaises et particulièrement préjudiciables à l'image de l'Amérique - qui n'est pas ce qu'il représente. La situation en Irak prend des proportions terribles, à la fois pour la population locale et pour les troupes américaines. Si les choses continuent ainsi, je ne vois pas où nous allons - sinon dans l'ère de la peur. Que va-t-il se passer avec l'Iran si Bush reste au pouvoir? Le pire est envisageable. Même les diplomates américains sont effrayés par son incompétence. Bush nous a conduits au pied du précipice. Il a encore le temps de nous y jeter... Je suis américain, et tout particulièrement new-yorkais (ce qui n'est pas tout à fait l'Amérique), mais j'ai peur de ce qui peut arriver. Et cela influe sur mon travail d'écrivain. Comment en serait-il autrement? Je ressens de la colère et une profonde tristesse devant tout cela: je considère que l'Amérique se trahit en suivant la voie de George Bush. Bien sûr, les élections ont marqué un tournant. Mais les démocrates n'ont qu'une très courte avance et ils ont majoritairement voté la guerre en Irak: je ne crois pas qu'ils seront capables d'inverser le cours du conflit car le commandant en chef est Bush et il peut faire tout ce qu'il veut sans être contré ou inquiété. Nous ne vivons pas une époque heureuse, croyez-moi, et aucun romancier ne peut s'en désintéresser. Ce qui se passe aujourd'hui n'a aucun équivalent. Pas même la guerre du Vietnam où tant d'hommes furent tués, bien plus qu'aujourd'hui en Irak... Ce qui se passe actuellement est antidémocratique: si vous ne suivez pas Bush, si vous n'êtes pas d'accord avec lui et que vous l'exprimez publiquement, il vous accuse de trahison, d'antipatriotisme... Je crois que la responsabilité de l'écrivain est de faire face et d'intégrer cela, autant que faire se peut, à son travail.

A 60 ans, vous avez connu vingt ans de succès mondial après vingt ans de galère... Quel bilan dressez-vous de votre carrière et de votre vie?
P.A.
Le succès est toujours un malentendu. On m'a proposé d'organiser une sortie mondiale de ce roman, Dans le scriptorium, parce qu'il était terminé et que mon anniversaire arrivait: c'est une coïncidence, pas un jubilé. Je ne repense pas très souvent à ces années de galère et de succès: tout ce que je peux dire est que je ne me sens pas si vieux, je raisonne et écris toujours comme si j'étais, quelque part, un enfant. J'ai eu de la chance. Pendant longtemps, tout le monde a refusé ce que j'écrivais. Sans doute était-ce mauvais. Dix-sept éditeurs ont refusé Cité de verre! Mais aujourd'hui, je ne peux pas me plaindre de ce que fut ma vie. Je déteste les écrivains qui se plaignent.

http://www.lire.fr/entretien.asp?idc=50949&idR=201&idG=4

Commentaires

  • Bel entretien, Paul Auster a une personnalité réellement fascinante. Et son dernier, Dans le scriptorium, une merveille!

  • Il est dans ma liste (très longue) de livres à lire...
    Tu l'as-lu?

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