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Catégories : Des évènements

Claude Lévi-Strauss : un regard, une voix

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La photographie est au coeur de "Tristes tropiques"

Plus d'un million d'exemplaires vendus dans le monde, des traductions en trente langues : Tristes tropiques (1955) n'est pas seulement le livre le plus lu de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Cet ouvrage est aussi l'un des plus importants du XXe siècle par sa façon de mêler, dans un style éblouissant, récit d'aventure, étude ethnographique et morale philosophique ; tout en signifiant au lecteur occidental que le "sauvage" amérindien a développé une culture qui vaut la sienne.

Au milieu du livre est inséré un cahier de 63 photos en noir et blanc, prises par Lévi-Strauss lors de ses missions au Brésil dans les années 1930. La plupart représentent des Indiens Caduveo, Bororo ou Nambikwara. Elles sont remarquables à plus d'un titre.

D'abord, ce livre n'aurait peut-être pas vu le jour sans ces photos, raconte l'ethnographe Jean Malaurie. "Lévi-Strauss a illuminé ma vie. Et la clé de notre rencontre, c'est la photographie", dit-il. Ce spécialiste des Inuits crée en janvier 1955 la collection "Terre humaine", aux éditions Plon, avec son livre Les Derniers Rois de Thulé. Le principe est inédit : des témoignages, écrits à la première personne, dans lesquels l'auteur s'engage et raconte son expérience d'un territoire ou d'un peuple.

Dès 1954, Jean Malaurie, 31 ans alors, cherche "des compagnons" pour alimenter sa collection. Il lit des textes mais ils lui tombent tous des mains. Il se plonge dans la thèse dite complémentaire de Lévi-Strauss sur les structures sociales et familiales des Indiens Nambikwara. Il lui semble que son auteur s'ennuie. Mais il découvre les photos qui sont jointes au texte. "Ce fut un éblouissement."

Le soir même, il envoie une lettre à l'anthropologue pour le convaincre d'écrire un livre avec ses images. Ce sera le deuxième de la collection, paru en octobre 1955. D'où la dédicace faite au commanditaire : "A Jean Malaurie, à qui je suis obligé de m'avoir obligé à écrire ce livre." Tristes tropiques a donné un immense prestige à "Terre humaine". Et jeté la lumière de la gloire sur l'écrivain.

Les photos révèlent le dénuement des Indiens, certains jamais photographiés auparavant : vie en groupe ou en famille, tir à l'arc, enfants libres. On voit aussi des visages peints, des parures et des bijoux. Les documents sont parfois flous, les cadrages mal assurés, les tirages gris et tristes. La mise en page est proche de l'entassement. Les légendes sont reléguées en fin d'ouvrage.

Et pourtant ces images aimantent le regard. Il y a une telle proximité entre le photographe et les Indiens, une impudeur qui ne choque pas, une force érotique, qu'un Indien semble en être l'auteur. C'est là que Malaurie est séduit : "Les images révèlent une telle liberté et une allégresse de vie dans cette communauté d'Indiens."

Ces photos tranchent avec celles des photographes voyageurs, publiées dans des revues ou projetées lors de conférences : elles sont en couleur et harmonieuses, rassurent le spectateur sur la beauté des peuples. Lévi-Strauss ne supportait pas ce regard occidental qui fausse la culture de l'autre.

La formule initiale de Tristes tropiques, "Je hais les voyages et les explorateurs", aurait pu englober les photographes voyageurs. Lévi-Strauss écrit en effet plus loin : "L'Amazonie, le Tibet et l'Afrique envahissent les boutiques sous forme de livres de voyages, comptes rendus d'expéditions et albums de photographies où le souci de l'effet domine trop pour que le lecteur puisse apprécier la valeur du témoignage qu'on apporte." Nul effet dans ses photos : il prolonge sa pensée en s'effaçant devant l'homme nu. Il retient "un moment d'une histoire dont il a le sentiment qu'elle ne se reproduira plus", dit Malaurie. Pour le sociologue Emmanuel Garrigues, qui a étudié les images de Lévi-Strauss, "la photo est pour lui un aide-mémoire qui lui permet de faire monter des souvenirs". Et puis, il savait que les photos étaient décisives dans son projet Tristes tropiques, explique Jean Malaurie. "La sélection, l'ordre, la couverture, c'est son choix."

L'image lui permet enfin de sensibiliser l'opinion sur les Amérindiens. En juillet 1955, avant la sortie de Tristes tropiques, il écrit un long texte dans le mensuel Réalités, très influent à l'époque, afin de dénoncer "L'agonie des Nambikwara" et "leur dénuement à peine croyable". Il publie sept photos à l'appui, qui sont comme les preuves de ce qu'il affirme.

Lévi-Strauss aurait peu pratiqué la photo, et peu de temps. Mais il n'existe pas d'étude de fond sur ce sujet. Il aurait pris, selon Emmanuel Garrigues, 3 000 photos avec les Indiens du Brésil entre 1935 et 1939. Il n'a donné que 227 tirages - sans les négatifs - au Musée de l'Homme. Elles sont aujourd'hui au Musée du quai Branly. Quelques-unes de ces petites épreuves de travail concernent une mission au Pakistan.

"On peut s'interroger sur les photos qui ne sont jamais sorties de chez Lévi-Strauss", notamment leur nombre, leur qualité, celles en couleur, commente Christine Barthe, du Musée du quai Branly. Lévi-Strauss a réuni ses "meilleures" photos dans l'album Saudades do Brasil (Plon, 1994). Certaines ne figurent pas dans les collections du Quai Branly. D'autres ont un cadrage différent de celui des photos du musée. Pourquoi ?

Dans Saudades do Brasil, Lévi-Strauss dit qu'il ne se prétend pas photographe. Il faut se méfier : le personnage était complexe, provocateur. En 1935, au Brésil avec son père peintre, qui l'a formé à la photo, ils réalisent ensemble des portraits et participent à des concours, explique Garrigues. Il est le seul ethnologue à rassembler ses photos dans un livre. Il possédait un Leica, "Rolls" des appareils. Jean Malaurie se souvient d'entretiens sur leurs pratiques respectives de la photo "et des idées, toujours novatrices et incisives, de l'écrivain touchant les questions esthétiques".

Christine Barthe remarque que Lévi-Strauss se distingue d'ethnologues comme Marcel Griaule (1898-1956) ou Alfred Métraux (1902-1963), qui ont beaucoup photographié : "Il n'est pas un ethnographe au sens strict. La description l'ennuie. Il est plus dans la pensée." Dans la tendresse et le partage aussi, sensations peu présentes dans le métier. On le sent plus proche des images de Jean Rouch, pour qui "la photo est sentimentale au même titre que Lévi-Strauss nous a appris que l'ethnographie crée des relations sentimentales". Voilà pourquoi ses photos de visages peints décrivent la peinture (qu'il commente à l'écrit) sans cacher la personnalité de celui qui la porte, ni la part d'imaginaire que le portrait révèle.

Lévi-Strauss goûtait peu l'art contemporain. Mais il se comporte comme un artiste, qui multiplie les formes, stimule les sens, pour représenter au mieux son sujet. Jean Malaurie : "Lévi-Strauss a su traduire une part, jusqu'alors inconnue, de la pensée sauvage." Et il a merveilleusement utilisé la photo pour le dire.

Michel Guerrin

http://www.lemonde.fr/livres/article/2009/11/12/la-photographie-est-au-coeur-de-tristes-tropiques_1266053_3260.html

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