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Catégories : L'art

Tragédie, thumos, et plaisir esthétique

51CQNJZ7P6L__SL160_.jpgdans ma lecture de l'"Histoire de la Beauté" d'Umberto Eco, p. 41:"Kalon" grec est tout ce qui plait

http://www.babelio.com/livres/Eco-Histoire-de-la-beaute/4...

Elizabeth Belfiore du même auteurUniversité de Minnesota.
Traduction de l’anglais (américain) : Sophie Klimis.

Chacun sait que la Poétique d’Aristote ne parle pas de l’effet moral produit par la tragédie sur son public, contrairement à la République de Platon. Néanmoins, nous avons de bonnes raisons de supposer que dans cette œuvre, Aristote considère la tragédie comme moralement bénéfique. Aristote répond à l’accusation de Platon, selon laquelle la poésie mimétique représente des personnages aux caractères corrompus (Rép. X, 604 e - 606 b), quand il subordonne le caractère à l’intrigue (Poét. 6, 1450 a 15 - b 4) et établit que la tragédie doit représenter les actions d’hommes de qualité qui commettent des erreurs, plutôt que celles d’hommes mauvais (13, 1453 a 7-10). De plus, comme Léon Golden l’a montré, prendre plaisir à l’imitation, c’est apprendre, et, dans une certaine mesure, s’engager dans la contemplation philosophique (4, 1448 b 10-17), qui est une activité suprêmement vertueuse (Éth. Nic. X, 7-8)[1] [1] Voir Golden (1976) et (1992), pour l’interprétation...
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. Le fait que la tragédie s’adresse à un public meilleur que celui de l’épopée (Poét. 26), suggère aussi qu’elle est moralement bénéfique. Enfin, la katharsis tragique, quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, doit être bénéfique au sens où elle supprime ou améliore les éléments nuisibles dans l’âme[2] [2] J’ai discuté ces questions dans Belfiore...
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. Si nous acceptons l’hypothèse du bénéfice éthique de la tragédie, nous pouvons aller plus loin et déduire que ce bénéfice est en grande partie produit au moyen des émotions que la tragédie suscite : la pitié et la crainte. Dans mon livre Tragic Pleasures, j’ai soutenu, en suivant Carnes Lord et Richard Janko, que l’une des fonctions des émotions tragiques était de s’opposer au thumos sans frein ( « cœur » )[3] [3] Belfiore (1992), chap.  10, et tout particulièrement...
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. De la sorte, j’ai défendu une interprétation allopathique de la katharsis, d’après laquelle la pitié et la crainte tragiques suppriment les émotions qui leur sont opposées, c’est-à-dire les émotions agressives, impudentes et hybristiques, autrement dit les émotions associées à un thumos excessif. Ainsi, la tragédie aide à produire l’état émotionnellement modéré de l’aidôs ( « pudeur » ). L’expression tôn toioutôn pathèmatôn ( « des émotions de ce genre » ), dans la définition de la tragédie (6, 1449 b 27-28), constitue un problème à la fois pour l’interprétation allopathique et pour la perspective homéopathique, d’après laquelle la pitié et la crainte suppriment l’excès de pitié et de crainte. Toutefois, mon interprétation a l’avantage de la vraisemblance. Il est probable que le public de la tragédie – surtout des hommes grecs entraînés à être en compétition et agressifs –, ait souffert d’un excès de thumos plutôt que d’un excès de pitié et de crainte[4] [4] Belfiore (1992), p.  260-278, et chap.  10. ...


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Dans cet article, je ne veux pas relancer la question de la katharsis. Je préfère plutôt fournir un appui supplémentaire, basé sur les derniers états de la recherche, à la thèse selon laquelle une fonction de la tragédie est de procurer un entraînement au thumos, en l’habituant à devenir amical plutôt qu’agressif envers les philoi, c’est-à-dire les amis ou les proches[5] [5] Une analyse éclairante des termes grecs philos...
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. Je pense que cette idée peut être défendue sans recourir au concept de katharsis et à toutes les difficultés et controverses qui lui sont liées. Après un bref aperçu des thèses sur le thumos exprimées par Aristote dans ses œuvres éthiques et politiques (section 1), j’envisagerai la relation qui existe entre le thumos et le thème principal de la tragédie : la violence entre les proches. Je suggèrerai de quelles façons spécifiques la pitié et la crainte ressenties en réponse à ces actions peuvent aider à restreindre la tendance, associée à un thumos excessif, à nuire à ses propres philoi (section 2). Enfin (section 3), je montrerai en quoi la tragédie peut aussi aider à réguler le thumos d’une autre manière. John Cooper considère que l’objet des désirs du thumos de la personne vertueuse est le kalon, ce qui est noble et en même temps beau en un sens esthétique, car possédant ordre, symétrie, et délimitation[6] [6] Cooper (1996). ...
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. En m’appuyant sur cette suggestion, je soutiendrai que les propriétés formelles de l’intrigue tragique, son ordre, sa symétrie et sa délimitation, ne procurent pas seulement un plaisir esthétique, mais aident aussi à habituer le thumos à désirer et à prendre plaisir à ce qui est noble.

3 Une grande difficulté qui se pose lorsqu’on veut étudier les idées d’Aristote au sujet du thumos, est qu’il n’en donne nulle part une explication détaillée et systématique, comme le fait Platon dans la République (IV, 439 e - 441 c). En fait, le terme thumos peut revêtir différentes significations, en fonction du passage des œuvres d’Aristote dans lequel il apparaît. Il peut parfois ressembler au thumos de l’âme tripartite platonicienne. Tout comme Platon oppose le thumos à la raison et à l’appétit, de même Aristote répertorie parfois le thumos comme étant l’une des trois sortes du désir (orexis), les deux autres étant l’appétit (epithumia) et la volonté (boulêsis)[7] [7]EE 1223 a 26-27, 1225 b 24-25 ; Pol. 1334...
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. Dans les Topiques (126 a 8-10), le thumos semble posséder les caractéristiques du genre, car la crainte et la colère sont dites être incluses dans le thumœidês. Toutefois, dans le De Anima (403 a 16-18), le thumos est inclus, avec la pitié et la crainte, dans une liste d’émotions (pathê) spécifiques de l’âme, qui possèdent des aspects physiques. Aristote utilise aussi fréquemment thumos comme synonyme d’orgê, terme qui désigne l’émotion de la colère qui survient quand on pense avoir été traité avec dédain[8] [8]Orgê : Rhét. 1378 a 30-32 ; thumos...
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. Le thumos n’est pas le courage, mais les gens courageux sont thumœideis (EN 1116 b 23 - 1117 a 9). Le thumos est ce qui permet de commander, d’être libre (Pol. 1328 a 6-7), et de résister à l’esclavage (1327 b 27-29). Les thumetikoi aiment les honneurs et la victoire (Rhét. 1389 a 9-13). Le thumos est aussi ce qui suscite l’amabilité (to philêtikon), car c’est la faculté de l’âme par laquelle nous aimons (philein : Pol. 1327 b 40 - 1328 a 1). Pour ajouter à la confusion, dans le même passage des Politiques dans lequel Aristote dit que le thumos suscite l’amabilité, il dit aussi que le thumos s’exalte surtout contre les philoi, lorsqu’on pense avoir été traité avec dédain par eux (1328 a 1-3). Le thumos est aussi associé à l’amabilité dans la Rhétorique, où les jeunes gens sont dits être à la fois thumetikoi (1389 a 9) et aimer leurs amis (1389 a 35)[9] [9] Souligné par Viano (2003). ...
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. Les interprètes donnent différentes explications à cette étonnante variété d’acceptions. Selon Eugène Garver et John Cooper, Aristote utilise le terme thumos au sens large pour désigner toute une série d’émotions, et en un sens restreint, comme synonyme de la colère[10] [10] Cooper (1996), p.  92 ; Garver (1994),...
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. Selon Barbara Koziak, « Aristote utilise thumos dans trois contextes distincts : pour qualifier l’émotion de la colère ; pour désigner l’impulsion psychique du caractère traditionnel, agressif et impétueux ; et pour dénommer l’une des facultés de l’âme, la faculté de ressentir des émotions en général »[11] [11] Koziak (2000), p.  82, voir la discussion p.  81-97. ...
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4 Le plus important pour le présent propos est l’idée en apparence paradoxale, exprimée dans quelques passages, selon laquelle le thumos ne produit pas seulement l’amitié, mais qu’il peut aussi mener à la colère et à l’agression, tout particulièrement à l’égard des philoi. Aristote doit à Platon ce concept du thumos. Dans la République, Socrate affirme que les gardiens doivent être thumœideis afin d’être courageux. Il établit ensuite la nécessité pour les gardiens de se montrer doux envers leurs concitoyens, et durs envers leurs ennemis, et il demande à Glaucon comment les thumœideis pourront éviter d’être sauvages les uns envers les autres et envers leurs concitoyens (II, 375 b-c). La solution, d’après Socrate, est que les gardiens devront avoir une nature semblable à celle des chiens de bonne race, qui sont affectueux envers les gens qu’ils connaissent mais qui adoptent une conduite opposée vis-à-vis des étrangers (375 e)[12] [12] Selon Aristote aussi, les chiens ont une nature...
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. Bien qu’il critique l’idée platonicienne selon laquelle les citoyens doivent être farouches envers ceux qu’ils ne connaissent pas, Aristote est d’accord avec son prédécesseur quant au fait que les thumœideis sont à la fois amicaux et farouches. Il convient de citer en entier ce passage important :

Il est donc manifeste que ce sont ceux qui sont à la fois intelligents et thumœideis par nature qui pourront se laisser conduire à la vertu par le législateur. Car pour ce qui, aux dires de certains, doit être le fait des gardiens, à savoir être portés à aimer les gens qu’ils connaissent et être farouches envers les inconnus, c’est "en fait" le cœur qui porte les gens à aimer, car c’est la faculté de l’âme par laquelle nous aimons. Une preuve : le cœur s’exalte plus contre des intimes et des amis que contre des inconnus quand il s’estime négligé "par eux". Voilà pourquoi Archiloque, entre autres, adressant des reproches à ses amis, dit fort justement à son cœur :
« car toi c’est bien du fait de tes amis que tu t’étouffes. »
Et "le goût" du commandement et de la liberté vient chez tous les hommes de cette faculté, car le cœur est autoritaire et indomptable. Mais il n’est pas juste de dire que les gardiens "doivent" être farouches envers les inconnus, car on n’a besoin de l’être envers personne, et les gens magnanimes par nature ne le sont pas, sinon envers ceux qui commettent l’injustice ; et ils éprouvent de tels sentiments bien plus contre leurs intimes quand ils se croient victimes d’une injustice de leur part (...) Et c’est logique, car ils pensent qu’outre le dommage "qu’ils subissent" ils sont privés de la reconnaissance de gens qui, estiment-ils, la leur doivent. D’où ces mots :
« cruelles sont les guerres entre frères »,
et :
« qui aime avec excès, hait avec excès »[13] [13]Politiques 1327 b 36-1328 a 16, la traduction...
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5 Comment la même faculté peut-elle être à la fois la source de l’amitié et de la colère ? Aristote soutient que le thumos est la faculté de l’âme par laquelle nous aimons, parce que (« une preuve... » : 1328 a 1) le thumos s’exalte plus contre des philoi[14] [14] Souligné par Cope (1877), 2 . 2, 15, à propos...
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. Toutefois, comme Richard Kraut l’a souligné, cet argument peut être mis en question : « Nous pouvons expliquer, écrit Kraut, pourquoi nous sommes particulièrement fâchés contre des amis, sans avoir à supposer que les sentiments de colère et d’amitié dérivent de la même source. »[15] [15] Kraut (1997), p.  95. ...
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L’argument d’Aristote selon lequel le thumos est la source à la fois de l’amitié et de la colère découle de son concept de thumos, entendu comme étant une émotion civique essentiellement liée à nos relations sociales[16] [16] Sur l’émotion civique, voir Garver (1994),...
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. Dans les Politiques, Aristote s’intéresse surtout aux relations humaines au sein de la polis, mais ses idées concernant le thumos peuvent aussi être appliquées aux relations au sein des familles, ces associations primaires qui composent la polis (Pol. 1253 b 2-3) et qui sont ce qui concerne spécifiquement la tragédie (Poét. 14, 1454 a 12-13). Le thumos conduit à ressentir les outrages et à chercher revanche à la guerre ou dans les activités privées, à désirer commander les autres, et à éviter d’être asservi par eux. Dans toutes ces activités, le thumos conduit chacun à défendre ses propres intérêts et ceux de ses amis. Il est à la fois agressif et amical, parce que c’est la même faculté humaine qui se soucie des siens, qui les défend et qui attaque ceux qui les menacent. Carnes Lord l’exprime avec précision : « L’ardeur est l’impulsion à protéger, préserver, étendre et exalter ce qui est sien contre ce qui est étranger ou extérieur. »[17] [17] Lord (1982), p.  195. Voir aussi Berns (1984),...
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C’est pourquoi le thumos sans frein constitue un danger auquel ceux qui sont vertueux sont particulièrement exposés. Le thumos, écrit Aristote, peut mener même les meilleurs des hommes à s’égarer (Pol. 1287 a 31-32), et des gens doués d’une grande âme, qui sont extrêmement vertueux (Éth. Nic. 1123 b 30), se mettent en colère contre ceux qui agissent mal, et tout spécialement contre les philoi qui se conduisent mal (Pol. 1328 a 8-12).

6 Aristote décrit beaucoup plus comment le thumos peut conduire à l’agression envers les philoi, qu’il n’explicite pourquoi il produit l’amitié. Outre les Politiques, d’autres passages établissent que le thumos (ou l’orgê), s’exalte plus facilement contre des philoi. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote dit que les hommes amers, ceux qui contiennent leur thumos, sont les plus insupportables à la fois à eux-mêmes et à leurs plus proches philoi (1126 a 19-26), et il donne comme exemple qui démontre que le thumos est naturel le cas du fils qui bat son père (1149 b 4-13). L’idée selon laquelle l’orgê (ou le thumos) s’exalte plus facilement contre des philoi qui se conduisent mal est particulièrement claire dans la Rhétorique[18] [18] Dans la discussion consacrée au calme en Rhét. ,...
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. Aristote y écrit que nous nous mettons en colère contre les injures reçues de ceux dont nous croyons mériter les bons traitements, c’est-à-dire de ceux à qui nous avons fait du bien (II, 2, 1379 a 7-9). Nous sommes plus en colère contre des philoi que contre ceux qui n’en sont pas, car nous estimons que nous devrions être bien traités plutôt que maltraités par eux (1379 b 2-4). Nous nous mettons en colère si des philoi ne parlent pas de nous en bien ou s’ils ne nous traitent pas bien, et nous nous fâchons encore plus lorsque des philoi médisent de nous ou qu’ils nous font du mal. Nous nous mettons aussi en colère contre les philoi qui ne s’aperçoivent pas de nos besoins, comme cela s’est produit dans la tragédie d’Antiphon, le Méléagre (1379 b 13-16). Dans cette tragédie, Plexippos était en colère contre son neveu Méléagre, parce que Méléagre, après avoir tué le sanglier calydonien, avait donné sa peau à Atalante et non à Plexippos[19] [19] Sur cette pièce, voir Grimaldi (1988) à propos...
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. Selon Aristote, donc, nous sommes surtout en colère lorsque ce sont des philoi qui nous insultent, parce que nous nous attendons à être bien traités par eux (Pol. 1328 a 13-14). Un outrage venant d’un philos constitue une traîtrise, tout autant qu’une blessure et une insulte, et peut mener même les hommes vertueux à réagir avec une colère excessive ou inappropriée.

7 L’intérêt que manifeste Aristote, en Politiques VII et dans d’autres textes, au sujet du danger constitué par le fait que la colère puisse être dirigée contre les philoi est fortement ancré dans la réalité historique. La capacité du thumos de produire à la fois l’amabilité et l’agression le rend essentiel à une communauté comme celle d’Athènes, qui était constamment engagée dans des guerres, mais elle constitue aussi un danger pour sa stabilité intérieure. Les citoyens grecs, qui passaient une grande partie de leur vie adulte à s’entraîner et à participer à la guerre, avaient souvent de la peine à contrôler leurs pulsions violentes dans d’autres circonstances[20] [20] Voir Shay (1994) qui soutient la thèse (p.  194)...
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. Dans une étude récente, William Harris a montré de façon convaincante qu’une grande partie de la littérature et de la philosophie grecques, déjà depuis Homère, était consacrée à ce problème spécifique. À propos de l’Athènes des IVe et Ve siècles, il écrit : « Les Athéniens semblent avoir en grande partie intériorisé la notion selon laquelle leur liberté ne survivrait que s’ils étaient capables de limiter l’action de leurs propres passions, y compris tout particulièrement celle de leur propre colère. Pour qu’il y ait courage, il devait y avoir thumos, cœur et passion, mais d’un autre côté, s’il y avait trop de thumos-colère, un terrible conflit civil (stasis) pourrait probablement en résulter. »[21] [21] Harris (2001), p.  158. Voir mon compte rendu,...
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La limitation et la régulation du thumos étaient donc considérées comme essentielles, non pas seulement pour la vertu de l’âme, mais aussi pour la sauvegarde de l’état.

8 Aristote ne discute pas du rôle politique de la tragédie, mais il accorde aux chœurs et aux festivités en l’honneur de Dionysos un rôle au sein de la polis[22] [22] Voir Pol. 1299 a 19 et 1322 b 37 - 1323 a 3. ...
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. Du reste, la tragédie avait de fait une fonction politique importante dans l’Athènes des IVe et Ve siècles[23] [23] Goldhill (1990) ; Winkler (1990). ...
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. L’une des raisons de l’importance politique de la tragédie est que ce genre traitait des dangers générés par la colère envers la famille. Harris soutient qu’ « une fonction de la tragédie consistait à confronter le public aux horreurs collectives générées par une rivalité implacable entre ceux qui auraient dû en être empêchés par les liens du sang »[24] [24] Harris (2001), p.  173. ...
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. Selon Harris, les Sept contre Thèbes d’Eschyle représente la colère comme cause du conflit entre les deux frères, Polynice et Étéocle ; dans l’Antigone de Sophocle, la décision motivée par la colère de Créon d’interdire les funérailles de Polynice conduit au désastre, et quand Œdipe tue Laios dans l’Œdipe-Roi, il le frappe sous l’emprise de la colère (OR 807). La colère est l’un des thèmes principaux de la Médée d’Euripide, dans laquelle Médée prononce ces paroles célèbres : « Je sais quel mal je suis sur le point de commettre, mais le thumos est plus puissant que mes résolutions (bouleumatôn), thumos, cause des pires maux pour les mortels » (1078-1080)[25] [25] Harris (2001) : Sept, p.  173 ; Antigone,...
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9 Les déclarations d’Aristote en Poétique, 14 confirment l’interprétation de Harris. Selon Aristote, les meilleures tragédies sont celles qui représentent la violence exercée entre les membres d’une même famille : « Lorsque les événements terrifiants surgissent au cœur de relations de philia, par exemple, un meurtre ou un autre acte de ce genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par le fils contre le père, par la mère contre le fils ou le fils contre la mère, voilà ce qu’il faut rechercher » (1453 b 19-22). J’ai soutenu dans mon livre Murder among friends que le jugement d’Aristote ne vise pas une norme qui distinguerait un petit nombre de tragédies supérieures, mais plutôt qu’il attire l’attention sur une caractéristique du genre tragique. Dans 17 des 32 tragédies conservées, la violence entre personnages liés par le sang constitue un aspect central de l’intrigue, et dans 15 de ces pièces, ceux qui se nuisent réciproquement sont soit le parent et l’enfant, soit des frères. Il s’agit très précisément des relations mentionnées par Aristote en Poétique, 14[26] [26] Belfiore (2000), p.  117. ...
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. Pour autant que nous puissions en juger d’après les fragments, de nombreuses autres pièces étaient aussi centrées sur la violence exercée entre proches[27] [27] Belfiore (2000), p.  202-203, p.  215-217. ...
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. Même si la violence n’est pas toujours le résultat de la colère dans la tragédie, ce genre représente de façon paradigmatique le type d’actions – la violence entre proches – qui sont vraisemblablement causées par le thumos selon Aristote. En portant à la représentation les conséquences dévastatrices de la violence exercée envers les philoi, la tragédie ne s’adresse donc pas seulement à un certain type de public[28] [28] Un certain type de public : Salkever (1986),...
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. Bien plutôt, elle représente les dangers d’une absence de maîtrise du thumos, dont sont capables toutes les personnes libres.

10 Son utilisation d’exemples empruntés à la tragédie nous donne des preuves supplémentaires du fait qu’Aristote considérait que la tragédie traitait du danger que le thumos pouvait naître entre les philoi. En Politiques, 7 (1327 b 36 - 1328 a 16), cité ci-dessus, l’idée selon laquelle le thumos s’exalte plus contre les philoi est illustrée par deux citations tirées de la tragédie : « Cruelles sont les guerres entre frères » (Euripide, fr. 975 Nauck)[29] [29] Newman 1887-1902, à propos de 1328 a 15, suivi...
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, et « Qui aime avec excès, hait avec excès » (fr. 78 Kannicht-Snell). Nous ne connaissons pas le sujet des tragédies auxquelles ces fragments appartiennent, mais les idées qu’ils expriment correspondent à beaucoup d’entre elles. Deux pièces conservées traitent du fratricide mutuel des fils d’Œdipe : les Sept contre Thèbes d’Eschyle et les Phéniciennes d’Euripide. L’Antigone de Sophocle traite des suites du fratricide, tout comme l’Antigone perdue d’Euripide. L’Oineus perdu d’Euripide représentait aussi l’inimité entre deux frères : Oineus et Agrios[30] [30] Je discute ces pièces dans Belfiore (2000) :...
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. Aristote cite un autre exemple emprunté à la tragédie dans la Rhétorique. Nous sommes en colère contre nos philoi, écrit-il, lorsqu’ils ne s’aperçoivent pas de nos besoins, comme Plexippos s’irritait contre Méléagre dans le Méléagre d’Antiphon (II, 1379 b 13-16)[31] [31] Voir supra, n.  1, p.  456. ...
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11 Si Aristote considérait que la tragédie pouvait aider à maîtriser les tendances destructrices du thumos, il est probable que c’est parce qu’il pensait qu’elle y parvenait en suscitant la pitié et la crainte en réponse à la violence exercée envers les philoi. Comme David Konstan l’a récemment soutenu, la pitié et la crainte sont opposées et incompatibles avec la colère[32] [32] Konstan (2001), surtout p.  41-42, 78-79, 131-132. ...
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. Aristote soutient qu’ « il est impossible de ressentir en même temps crainte et colère » (Rhét. 1380 a 33-34). Ceux qui sont en colère (1385 b 29) ne peuvent pas ressentir de pitié, et, à l’inverse, ils sont calmes (1380 a 6-7), s’ils ressentent de la pitié (1380 b 13-14)[33] [33] En lisant eleosin avec Grimaldi, 1988, ad loc,...
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. Si donc, je ressens de façon appropriée de la pitié et de la crainte lorsque j’assiste à une pièce qui représente un fils tuant son père, je serai moins susceptible de ressentir une colère inopportune envers mon propre père dans la réalité. Comme Richard Janko l’a montré, la tragédie aide à modérer les tendances agressives[34] [34] Janko (1992), surtout p.  349, qui cite Philodème,...
suite
. De plus, en diminuant les tendances du thumos à être agressif envers les philoi, la tragédie peut aussi nous aider à développer l’amabilité (to philêtikon). La tragédie aide aussi à maîtriser les excès du thumos en nous éduquant à propos de nos propres tendances thumétiques. Elle ne se contente pas d’enseigner que le crime ne paie pas, car les pièces dans lesquelles les méchants reçoivent le sort qu’ils méritent ne suscitent ni la pitié ni la crainte (Poét. 13, 1453 a 1-4). La tragédie montre plutôt au public que même les hommes honnêtes, tels qu’eux-mêmes ou que les personnages présents sur scène dans les meilleures tragédies, sont capables de faire violence à des philoi, et doivent donc apprendre comment maîtriser leurs désirs thumétiques. Nous ressentons de la crainte au sujet de quelqu’un qui est « semblable à nous » (Poét. 13, 1453 a 4-6), et de la pitié envers ceux qui sont semblables à nous, tant en ce qui concerne le caractère que les situations vécues, ainsi qu’envers ceux qui souffrent de maux que nous pourrions nous-mêmes avoir à subir[35] [35]Rhét. , 1385 b 13-16 ; 1386 a 25-29. Sur...
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. Les personnages représentés sur scène sont des hommes vertueux (epieikeis: 15, 1454 b 13)[36] [36] Sur l’utilisation inhabituelle de epieikeis...
suite
, qui, comme Œdipe, nuisent à leurs plus proches parents sans être méchants (13, 1453 a 7-12). De plus, l’assistance à laquelle s’adresse Aristote n’est pas composée de personnes méchantes, mais d’honnêtes gens ordinaires, semblables à ceux qui sont représentés dans la tragédie[37] [37] Le public de la tragédie est composé d’...
suite
. En éveillant la pitié et la crainte envers quelqu’un qui n’est pas mauvais mais semblable à soi, la tragédie amène son public à mettre en pratique les leçons qu’elle délivre, non plus seulement vis-à-vis de personnes mauvaises ou de personnages fictifs, mais vis-à-vis de lui-même. Cela conduit le public à comprendre qu’il est lui aussi susceptible de nuire à ses propres philoi, et que la colère ressentie à leur égard peut avoir de terribles conséquences pour eux.

12 Dès lors, la tragédie aide de multiples manières à modérer et à contenir le thumos. Premièrement, elle donne au public une leçon objective, en représentant les terribles conséquences d’un thumos qui n’est pas maîtrisé. Deuxièmement, en suscitant la pitié et la crainte, deux émotions qui sont opposées à la colère, en réponse à des actes violents commis à l’égard de philoi, la tragédie peut habituer les spectateurs à se sentir moins irascibles et plus aimants vis-à-vis de leurs propres proches. Enfin, en éveillant la pitié et la crainte vis-à-vis de quelqu’un qui est semblable à soi et qui exerce sa violence contre des proches, la tragédie montre à son public qu’il est lui aussi susceptible de commettre ce type d’actions, et elle le conduit à vouloir éviter les occasions qui pourraient éveiller la colère contre des proches. De toutes ces façons, la tragédie procure, selon les termes de Stephen Halliwell, « une éducation des émotions »[38] [38] Halliwell (1986), p.  195. ...
suite
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13 Non seulement, la tragédie aide à contenir les excès du thumos, mais elle peut aussi aider à diriger les désirs du thumos vers de nobles objets. Le thumos est nécessaire à la vertu. Selon les Politiques : « ce sont ceux qui sont à la fois intelligents et thumœideis par nature qui pourront se laisser conduire à la vertu par le législateur »[39] [39]Pol. 7, 1327 b 36-38. La traduction est celle...
suite
. Dans un article récent, John Cooper considère que l’éducation implique que le thumos soit habitué à désirer ce qui est noble, to kalon, et que ce qu’Aristote considère comme étant to kalon en un sens moral, l’est aussi en un sens esthétique[40] [40] Cooper (1996). ...
suite
. Dans la dernière partie de cet article, je vais prolonger les arguments de Cooper, afin de suggérer que la beauté de la structure formelle de l’intrigue tragique est étroitement associée à la beauté morale, et que le plaisir esthétique procuré par la tragédie peut encourager à désirer ce qui est noble.

14 Cooper considère que l’objet désiré par le thumos d’une personne moralement vertueuse est to kalon, le noble. Il remarque qu’Aristote soutient qu’il existe trois objets du choix : 1 / le noble, l’excellent ou le beau (to kalon) ; 2 / le bien ; et 3 / le plaisant[41] [41] Cooper (1996), p.  95-97, qui cite EN 1104 b...
suite
. Il y a aussi trois types de désirs : le souhait (boulêsis), le thumos, et l’appétit (epithumia)[42] [42] Cooper (1996), p.  97, et 86, n.  9, qui cite...
suite
. Aristote associe deux de ces trois sortes de désirs à deux des objets du choix : le souhait vise le bon, et l’appétit, le plaisir[43] [43] Cooper (1996), p.  97, ainsi que les références...
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. Bien qu’Aristote n’identifie pas explicitement l’objet poursuivi par le thumos, Cooper suggère que, en ce qui concerne la personne moralement vertueuse, Aristote la destine à être associée à l’objet du choix restant : le noble, l’excellent, ou le beau (to kalon). En soutenant que le noble est l’objet désiré par le thumos de la personne vertueuse, Cooper invoque les interrelations qui existent entre ce qui est noble, ce qui est digne d’éloge, et le thumos. Il souligne que, pour Aristote, « les désirs thumétiques en général se caractérisent par l’esprit de compétition ; ils visent à l’affirmation de soi en tant qu’agent, en tant que personne qui doit sérieusement être prise en considération dans la pratique, en comparaison et en compétition avec d’autres agents »[44] [44] Cooper (1996), p.  110. ...
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. En insistant sur l’aspect de compétition qui caractérise les désirs thumétiques en général, Cooper sous-entend, sans le dire explicitement, que le thumos en général vise ce qui est l’objet d’éloge. Selon Cooper, Aristote ne suit pas Platon, lorsque ce dernier identifie les objets du thumos en général à la victoire et à l’honneur. Au lieu de cela, il soutient que le thumosde la personne vertueuse désire ce qui est digne d’éloge. Et puisque être digne d’éloge est une caractéristique essentielle de ce qui est noble[45] [45] Cooper (1996), p.  104, qui cite Rhét. 1366...
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, le thumos de la personne vertueuse désire donc ce qui est noble.

15 On trouve en EN IX, 8 un argument supplémentaire qui appuie la thèse de Cooper selon laquelle le noble constitue l’objet désiré par le thumos de la personne vertueuse. Aristote soutient que l’homme de bien est « quelqu’un qui s’aime lui-même », un égoïste (philautos) au meilleur sens du terme, car il met toujours son zèle à accomplir, lui plus que tout autre, des actions justes (1168 b 25-29)[46] [46] Mon interprétation de malista pantôn (1168...
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. Cette personne aime la raison, qui constitue la meilleure partie du soi, elle vit en accord avec la raison, et désire le noble (to kalon) ou ce qui lui semble avantageux (1168 b 29 - 1169 a 6). Ceux qui s’appliquent avec une ardeur exceptionnelle à accomplir des actions nobles sont l’objet d’une louange unanime, et rivaliser pour accomplir la noblesse morale apporte le plus grand des biens à la communauté et à chaque individu (1169 a 6-11)[47] [47] Au sujet de la « rivalité morale », voir...
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. Celui qui est égoïste en ce sens est donc à la fois un ami du bien et un patriote. En désirant la noblesse morale, il agit pour le bien des philoi et de son pays, et il peut même aller jusqu’à donner sa vie pour eux (1169 a 18-20). Dans une allusion à l’histoire d’Achille, Aristote écrit que l’homme de bien choisirait de vivre bien durant une seule année plutôt que de mener une vie quelconque durant de nombreuses années, et d’accomplir une seule action belle et grande, plutôt qu’une multitude de petites actions (1169 a 22-25). Un tel homme cèderait à un philos des biens tels que l’argent, le pouvoir et l’honneur, car un tel comportement est pour lui-même quelque chose de noble et qui attire la louange (1169 a 26-31). Bien que ce passage ne contienne ni le terme thumos, ni aucun terme apparenté, il indique néanmoins que « le désir de ce qui est noble » (oregesthai toukalou: 1169 a 5-6) est la cause de trois choses qui sont étroitement associées au thumos : l’esprit de compétition, la bienveillance envers les amis, et le courage militaire[48] [48] L’esprit de compétition : Rhét. 1389...
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. Le désir de ce qui est noble conduit l’homme de bien à rivaliser avec autrui dans l’accomplissement d’actions nobles, tout particulièrement celles qui consistent à aider ses amis et à se comporter courageusement à la guerre. Le désir du noble qui motive ces actions possède donc bien des caractéristiques thumétiques.

16 Selon Myles Burnyeat, il est possible d’entraîner les désirs thumétiques à désirer ce qui est noble, car ils réagissent à la louange et au blâme, à la pudeur (aidôs) qui empêche de mal agir[49] [49] Burnyeat (1980), cité par Cooper (1996), 110-111. ...
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. Cooper indique un processus spécifique au moyen duquel les désirs thumétiques de l’homme vertueux peuvent être habitués à se concentrer sur la noblesse dans l’action[50] [50] Cooper (1996), p.  112, n.  38. ...
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. Ce processus comporte trois étapes. 1 / D’abord, les jeunes gens sont amenés à expérimenter la satisfaction de (certains de) leurs désirs thumétiques, au travers de la noblesse ou de la beauté d’actions vertueuses ; 2 / Cette satisfaction peut ensuite les aider à « transformer leurs autres désirs thumétiques, en éliminant certains d’entre eux, en en réduisant d’autres, en initiant les jeunes gens à en ressentir d’autres encore (...) tout autant (...) qu’à affiner et à approfondir la satisfaction de leurs désirs thumétiques à être fondée dans la noblesse et l’excellence de l’action vertueuse elle-même » ; 3 / Une fois ce stade atteint, les jeunes gens prendront pleinement plaisir aux actions vertueuses. À ce troisième stade, l’excellence, le kalon, devient l’objet de tous les désirs thumétiques de la personne vertueuse[51] [51] Cooper (1996), p.  109-112 ; citation p.  111. ...
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17 Bien que Cooper ne traite pas de la tragédie, sa description de l’entraînement du thumos peut aussi être appliquée aux effets exercés par la tragédie sur son public. La tragédie est tout particulièrement utile à ceux qui sont déjà parvenus à la première étape, en expérimentant la satisfaction de certains de leurs désirs thumétiques au travers de la noblesse d’actions vertueuses. Tels sont les honnêtes hommes, les epieikeis mentionnés dans la Poétique (26, 1462 a 2). La tragédie procure un entraînement supplémentaire au thumos de ces personnes (stade 2), qui consiste à les conduire à haïr et à vouloir éviter les conduites honteuses, qui, dans les tragédies, mènent à la disgrâce, à la souffrance, et à la mort[52] [52] J’ai traité du rôle de la tragédie dans...
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. Comme je l’ai montré dans la section 2, la tragédie aide ces personnes à éliminer et à réduire leurs désirs thumétiques de nuire aux philoi, en suscitant la pitié et la crainte en réaction à des actions qui nuisent aux philoi, et en les amenant à comprendre qu’ils sont eux-mêmes capables de nuire à leurs propres philoi lorsqu’ils sont en colère. En parallèle, la tragédie les aide à transformer leurs désirs thumétiques pour qu’ils deviennent amicaux plutôt qu’hostiles aux philoi. Il en résulte (stade 3) que ces personnes en viennent à prendre du plaisir à agir de façon vertueuse envers leurs philoi, et que le kalon devient l’objet de leurs désirs thumétiques envers les philoi. Dans ce cas particulier, la tragédie peut aider à habituer le thumos à désirer ce qui est noble, en procurant un entraînement supplémentaire aux hommes qui sont déjà vertueux. Elle aide ces personnes à remodeler leurs désirs thumétiques, de façon à ce qu’elles deviennent amicales vis-à-vis de leurs philoi, et qu’elles prennent plaisir à agir vertueusement envers les philoi.

18 Dès lors, la thèse de Cooper selon laquelle ce qui est noble est aussi beau, présente un intérêt tout particulier pour le présent propos. Comme Cooper le souligne, le terme grec kalon « signifie aussi beau (...), en un sens esthétique »[53] [53] Cooper (1996), p.  105 ; voir aussi p.  108-109. ...
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. Cooper défend son interprétation « esthétique » du kalon en citant un passage de Métaphysique Lambda, où Aristote s’oppose à ceux qui considèrent que la science mathématique n’a rien à voir avec le kalon :

Puisque le bien et le kalon diffèrent (car le premier est toujours dans les actions, mais le kalon se trouve aussi dans les choses immuables), ceux qui assurent que les sciences mathématiques ne traitent en rien ni du kalon ni du bien sont dans l’erreur (...). Les formes les plus importantes du kalon sont l’ordre, la symétrie, la délimitation (taxis, summetria, hôrismenon), et c’est là ce que font apparaître surtout les sciences mathématiques (1078 a 31 - b 2).

 

19 Selon Cooper, ce passage implique que le kalon dans l’action se caractérise par l’ordre, la symétrie et la délimitation. Il soutient que créer l’ordre et la symétrie consiste à associer des parties séparées dans une composition, et que l’action vertueuse possède ordre et symétrie si « elle s’associe aux autres actions de l’agent, passées et futures, de façon à composer une série équilibrée, harmonieuse et complète d’actions, qui constituent une vie active, bien articulée et structurée »[54] [54] Cooper (1996), p.  107. ...
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. De plus, quelque chose est délimité s’il est déterminé avec précision, et « la délimitation dans l’action morale quakalon consiste précisément dans le fait que cette action, réalisée précisément de cette manière, est ce qui est requis juste maintenant, compte tenu de ce qui avait précédé et de ce qui est censé suivre »[55] [55] Cooper (1996), p.  108, qui cite la discussion...
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20 L’interprétation « esthétique » du kalon par Cooper a d’importantes conséquences pour la Poétique. De nombreux commentateurs ont attiré l’attention sur les similarités qui existent entre les critères de la bonne tragédie en Poétique, 7 et ceux de la beauté esthétique dans ce passage de la Métaphysique[56] [56] Dupont-Roc et Lallot (1980), p.  213 ;...
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. Je suis cependant d’avis qu’il est possible d’aller plus loin, en soutenant que le lien établi dans ce passage de la Métaphysique entre la beauté esthétique et l’action vertueuse est tout aussi important pour la compréhension de la Poétique.

21 En fait, si l’ordre, la symétrie et la délimitation dans l’action vertueuse se réfèrent à l’association de parties en un tout composé, alors l’action vertueuse possède la structure d’une bonne tragédie. Une bonne tragédie, comme tout bel objet, contient un ordre (taxis:Poét. 7,1450 b 37), car elle est faite d’un commencement, d’un milieu et d’une fin, qui s’enchaînent en une séquence causale, et elle est une composition (sustasis: 6, 1450 a 15), dont les parties ne peuvent pas être déplacées sans altérer le tout (8, 1451 a 32-35). Elle est délimitée, car elle possède une limite définie (horos) de l’étendue (7, 1451 a 15). Une bonne tragédie possède aussi une certaine symétrie. Ce qui possède une symétrie ne doit avoir ni excès ni défaut (selon EN 1104 a 15-19), et une bonne tragédie, tout comme un bel animal, ne doit être ni trop petite ni trop grande (Poét. 7, 1450 b 36 - 1451 a 6 ; cf. 23, 1459 a 17-21). Dans un autre passage de la Métaphysique, au livre Nû, Aristote compare explicitement la structure de la nature à la structure de la tragédie. Il s’oppose à la thèse selon laquelle le nombre et les objets mathématiques ne contribuent en rien les uns aux autres, les premiers aux suivants. Bien au contraire, Aristote écrit qu’ « à en juger d’après les apparences, la nature ne semble pas être “à épisodes” comme l’est une mauvaise tragédie » (1090 b 19-20). Aristote se réfère aux tragédies dont les intrigues sont « à épisodes », c’est-à-dire dans lesquelles les événements ne s’enchaînent pas selon la vraisemblance ou la nécessité (Poét. 9, 1451 b 34-35). Les intrigues de ce type ne possèdent pas de début, de milieu ni de fin, contrairement aux bonnes tragédies, dont les parties ne peuvent pas être déplacées ni supprimées sans modifier le tout (8, 1451 a 30-35). La mauvaise tragédie, celle qui est « à épisodes », est donc celle qui manque d’ordre, de symétrie et de délimitation. Aristote développe un raisonnement similaire, lorsqu’il soutient que la nature serait « à épisodes », s’il existait des principes premiers distincts pour chaque chose, de sorte que rien ne contribuerait à quoi que ce soit d’autre par son existence ou son inexistence[57] [57] Cf. encore Métaphysique Lambda, 1075 b 37 -...
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22 Si le noble et le beau possèdent la même structure formelle, il s’ensuit que le plaisir procuré par la structure d’une bonne tragédie peut contribuer à habituer les gens à prendre plaisir à la structure d’actions nobles. Dès lors, l’une des raisons de l’influence moralement bénéfique de la tragédie consiste en ce que sa structure formelle ressemble à celle de l’action noble. Plus précisément, le thumos pourrait être habitué à prendre plaisir au kalon en fonction des trois étapes proposées par Cooper : 1 / les gens expérimentent la satisfaction de certains de leurs désirs thumétiques au travers du kalon – l’ordre, la symétrie et la délimitation de l’intrigue tragique ; 2 / cette satisfaction les aide à transformer leurs autres désirs thumétiques, de sorte qu’ils affinent et approfondissent la satisfaction tirée du kalon ; 3 / lorsque ceci se produit de façon répétée, on en vient à prendre l’habitude de tirer du plaisir du kalon – ordre, symétrie, délimitation –, où qu’il se manifeste, aussi bien dans les actions nobles que dans les objets beaux d’un point de vue esthétique.

23 Il est tentant d’essayer de trouver dans les Politiques une confirmation supplémentaire de l’idée selon laquelle la structure formelle de la tragédie est moralement bénéfique. Aristote y soutient que la musique peut habituer à prendre plaisir aux caractères vertueux et aux actions nobles, car elle possède des ressemblances avec les qualités éthiques (1340 a 14-25)[58] [58] À ce propos, voir Halliwell (2002), p.  237-249 ;...
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. Cette référence aux effets éthiques de la musique fournit une preuve supplémentaire du fait qu’Aristote pensait que le noble et le beau étaient intimement associés, mais, comme Stephen Halliwell l’a montré, le traité des Politiques s’intéresse aux effets émotionnels que la musique induit dans l’âme, plutôt qu’aux similarités de structure qui existent entre la musique et les actions nobles[59] [59] Halliwell (2002), p.  245 (cf.  p.  158-164)...
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. L’idée selon laquelle la structure formelle de la tragédie est similaire à celle des actions nobles, semble plutôt proche de la théorie platonicienne selon laquelle le noble entretient des affinités étroites avec le beau. Dans la République, au troisième livre, Socrate soutient qu’il existe une similarité et une parenté (homoiotês kai philia) entre les belles œuvres d’art (kala erga) et les beaux discours (kaloi logoi) (401 c-d), et que la beauté de la forme (euschêmosunê) dans l’art et dans la nature est à la fois la sœur et la mimèsis(adelpha kai mimêma) du caractère bon et modéré (401 a). Ceci explique en quoi la musique possède le pouvoir d’exercer une influence morale sur l’âme. Une éducation musicale correcte conduit toute personne jeune à apprécier la bonne musique et la poésie (ta kala), ainsi qu’à y prendre du plaisir, de telle sorte qu’elle devienne elle-même noble et bonne (kalos te kai agathos) (401 e - 402 a). La beauté de la forme musicale procure à l’âme la beauté de la forme (401 d). Puisque la beauté de la forme comporte des propriétés structurelles, Platon semble donc soutenir, tout comme Aristote dans le passage de Métaphysique Lambda (1078 a 31 - b 6), qu’il existe une affinité structurelle entre le beau et le noble. Selon la formulation de Halliwell : « La beauté mimétique (...) est une expression de la valeur éthique. »[60] [60] Halliwell (2002), p.  132. ...
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Contrairement à Aristote, Platon applique toutefois explicitement cette idée à sa théorie de l’éducation musicale.

24 J’ai montré que nous avions de bonnes raisons de croire que la Poétique considère l’entraînement du thumos comme un but important de la tragédie. Selon Aristote, le thumos est une capacité de l’âme humaine essentielle mais potentiellement dangereuse, car il peut à la fois générer l’amitié et encourager la colère envers les philoi. Les Athéniens des IVe et Ve siècles étaient très préoccupés par les dangers susceptibles d’émerger à partir du potentiel propre au thumos de nuire aux amis plutôt qu’aux ennemis, et les écrits d’Aristote montrent qu’il avait lui aussi une conscience aiguë de ces dangers. L’un des genres littéraires dans lequel cette préoccupation est tout particulièrement frappante est la tragédie. Aristote caractérise avec justesse la tragédie comme étant essentiellement consacrée à la représentation des conséquences terribles qui résultent du fait que l’homme puisse nuire à ses proches, en perpétrant le type d’actions auxquelles peut donner lieu un thumos sans frein. Je suis d’accord avec les commentateurs qui ont soutenu que, en suscitant la pitié et la crainte, émotions qui sont opposées à la colère, la tragédie peut aider son public à modérer toutes les tendances qu’il peut avoir à s’abandonner à sa colère de façon inappropriée, en la retournant contre les amis plutôt que contre les ennemis. J’ai aussi suggéré que la tragédie pouvait procurer un entraînement au thumos d’une autre façon. Comme Cooper l’a montré, Aristote soutient qu’il existe d’importantes similitudes structurelles entre ce qui est kalon en un sens esthétique et ce qui est moralement kalon. Nous pouvons donc en déduire que le plaisir procuré par la structure formelle d’une belle tragédie peut aider à habituer le thumos à prendre plaisir à ce qui est noble. S’il en est ainsi, le plaisir propre à la tragédie (1453 b 11) est aussi moralement bénéfique[61] [61] Je suis redevable de judicieux commentaires...
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http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=LEPH_034_0451

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