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Catégories : A lire, La littérature, Voyage

Qu'est-ce qu'une robinsonnade?

Par Sylvain Tesson Publiéle 15/03/2012 à 16:47

La montagne du rempart à l'île Maurice. Un songe dans l'océan.
La montagne du rempart à l'île Maurice. Un songe dans l'océan. Crédits photo : GIOVANNI SIMEONE / SIME/Le Figaro Magazine
 

Les îles ont toujours été une aubaine pour les écrivains. Et dans les temps difficiles, elles attirent plus que jamais l'imagination des artistes. Outre une nouvelle traduction du Robinson de Defoe, la production littéraire laisse sur le rivage de ce début d'année deux romans qui expriment la même idée: le civilisé n'est pas toujours celui que l'on croit

En 1719, lorsque Daniel Defoe publie Robinson Crusoé, c'est plus qu'un roman d'aventures qu'il livre au public. Il vient d'inventer un genre. Qu'est-ce qu'une robinsonnade? Une aubaine pour écrivain désireux de jouer les démiurges. L'occasion de composer une genèse de la civilisation. Pour analyser les origines de la culture, rien ne vaut de jeter une poignée de naufragés sur un caillou. Les Robinsons y débarquent avec leur culture pour trésor. Ils s'attellent à réinventer l'existence conformément à leur éducation, à leur morale, à leur foi. Au cours de leur séjour, se rejoue l'évolution humaine. Certains reproduisent le monde dont ils sont coupés. D'autres, comme le Robinson de Michel Tournier, saisissant la valeur de l'état de nature, accèdent à un degré de conscience pagano-rousseauiste jusqu'à faire corps avec l'îlot d'infortune. On saura gré à Françoise du Sorbier de sa nouvelle traduction du maître-livre de Defoe. Les lecteurs français disposaient de celle de Pétrus Borel, datée de 1883. Le poète romantique avait ramené à une musique châtiée, par trop française, la langue nerveuse et inquiète de Defoe sans en adoucir les lourdeurs. Revisité par Sorbier, Robinson Crusoé gagne en énergie ce qu'il perd en préciosité.

Defoe écrivait vite; la traductrice a injecté dans sa nouvelle lecture un rythme qui fait écho aux sautes d'humeur et à «l'impatience de tempérament» de Robinson.La robinsonnade est une fable philosophique. Michel Déon, dans la préface qu'il consacre à cette nouvelle traduction, y voit même «un récit mythique comme celui d'Ulysse rejeté par la mer sur une plage de Corfou». L'Odyssée, c'est l'humanité forcée de voyager pour être à la hauteur de son fatum. Robinson, c'est l'humanité à pied d'oeuvre, sommée de se bâtir un destin.Le naufragé de François Garde, abandonné par son équipage sur une côte de l'Australie inconnue, n'aura rien à construire, lui. «Lors de son arrivée parmi les sauvages, Narcisse était encore un enfant, ou un tout jeune homme.» Le mousse possède peu d'expérience, pas d'éducation, aucun souvenir. Au coeur des ténèbres, sa limpidité d'âme ne lui sera d'aucun secours. C'est un Robinson vierge que les sauvages absorbent brutalement. L'identité du matelot Narcisse Pelletier se dissout. Il perd la mémoire de son nom et de sa langue, jusqu'au jour où, dix-sept ans après son naufrage, un équipage le recueille et le confie à la garde d'Octave de Vallombrun, géographe humaniste qui orchestrera minutieusement les étapes de son retour à la vie urbaine. Garde souligne lui-même le caractère inédit de l'expérience: «Le cas d'un jeune homme blanc, devenu complètement sauvage, oubliant entièrement ses origines, semble sans exemple.» Avec une science horlogère de l'alternance du récit, l'auteur de ce premier roman expose le double mouvement du destin de Narcisse: son ensauvagement amnésique puis son retour au bercail.Narcisse ne se coulera pas dans ses nouveaux habits. Il est plus facile de se naturaliser que de revenir à l'urbanité du second Empire.

Les civilisateurs du XIXe siècle oubliaient trop vite que les sauvages n'éprouvaient aucune envie de se civiliser. Peu à peu, le doute infecte la confiance positiviste du géographe et s'immisce dans le crâne du lecteur. Le naufragé est un acide qui ronge les valeurs européocentristes. «Les observations que je fais minent mes certitudes», se plaint le bienfaiteur de Narcisse. «Qu'est-ce qu'un sauvage?» finit-il par se demander. Ce doute traverse en filigrane toute la littérature robinsonne: et si le sauvage n'était pas celui qu'on croyait? Et si l'homme blanc s'était inventé son prétendu fardeau? Et si l'état de nature possédait sa grandeur? Et si le terme de «civilisé» était un brevet que s'octroyaient les Blancs avec une satisfaction de parvenus? Dans un jeu de miroirs admirable, Garde renvoie face à face la part sauvage et civilisée de chacun de nous. Deux tendances qui nous constituent, nous traversent et qu'aucun effort ne réconciliera.Chez Coatalem, la robinsonnade n'est pas une allégorie civilisationelle. L'inconsolable Coatalem est trop désespéré pour forcer ses héros à reconstruire un monde. Antipodia ne sera pas un terrain d'expérimentation mais un huis clos strinbergien. L'île est un caillou de l'océan Austral, livrée aux rugissements. La mer est hérissée d'épaves, le ciel n'apporte que la tempête, les étoiles sont «pareilles à des feux de détresse». Même un marin de la Couronne boursouflé de génie britannique ne pourrait rien dans cette «prison de pluie et de vent».

Les deux occupants d'Antipodia sont les seuls représentants du genre humain. Ils appartiennent à une compagnie qui rappelle l'administration des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf). Ils vivent, à notre époque, parmi «les abrutis d'éléphants de mer à la reptation obscène et autres otaries en tas». Il y a quelques chèvres sauvages qui rasent ce que le vent épargne. S'il fallait juger de l'humanité à l'aune de la population d'Antipodia, on perdrait nos (dernières) illusions sur le genre Sapiens. Le gouverneur de l'île et son mécanicien, Jodic, ne souffrent plus la cohabitation. L'enfer, c'est les autres. Surtout quand ils ne sont qu'un. Coatalem prend Deleuze au mot: «Qu'est-ce qu'une robinsonnade? Un monde sans autrui.»Dans un phrasé traversé de bourrasques, giflé d'embruns, tenant le haut de l'échelle de Beaufort, l'auteur laisse ses deux oubliés glisser dans l'ennui, la défiance, la folie. A lire Coatalem, on se dit qu'une civilisation n'est que l'ensemble des aménagements et des règlements minuscules inventés pour réussir cette chose impossible: la vie ensemble. Coatalem connaît bien les hommes et ses héros ne réussiront même pas à maintenir les formes. «D'être à deux, au milieu de nulle part, et s'emmerder autant...

L'humanité, quelle farce!»L'auteur de La Consolation des voyages dynamite le mythe de l'île considérée comme laboratoire d'une nouvelle société. Antipodia, c'est l'anti-Robinson. Chacun des personnages possède les attributs des héros de Defoe mais agit en inversé. Le gouverneur est un faible. Il a été jeté sur ce rivage parce qu'il s'est fait poisser à tripoter les fillettes lors d'une précédente mission. Il devrait régenter l'île, il se trouve écrasé par le vide. Il perd son autorité sur son Vendredi et déshonore la robinsonnade en tuant le temps à regarder les mouches et la VHS porno de l'île. Le roi des Antipodes est un raté boiteux.Vendredi-Jodic, lui, incarne la part païenne de l'insulaire. Il s'enfonce dans la démence, s'ensauvage, se pare, se grime, se déguise, libère Dionysos en lui. Il s'échappe en de longues courses sur les arpents pelés de l'île, ivre de vent et de cette drogue dont il possède le secret: le reva-reva, LSD des 40es. Antipodia est un asile désert et Coatalem se situe sur la carte de la littérature édificatrice à l'exact antipode de Defoe. A la fin du roman, dont l'issue fatale est cinématographique, un intrus s'invite et l'on se rappelle qu'enfermement commence par «enfer». Dans une robinsonnade de bon ton, l'homme occidental manifeste sa grandeur sur le récif où il a échoué. Les quelques sauvages qui prospèrent dans les parages profitent de la providentielle présence du naufragé pour sauver leurs âmes. Defoe aurait certainement désavoué les romans de Coatalem et de Garde où les Robinsons dérogent à leur charge, où les Vendredis s'entretiennent dans d'irrécupérables penchants. La mission civilisatrice y perd. Pas la littérature!

Ce qu'il advint du sauvage blanc, François Garde, Gallimard, 327 p., 21,50 €. Le Gouverneur d'Antipodia, Jean-Luc Coatalem, Le Dilettante, 189 p., 15 €. Robinson Crusoé, Daniel Defoe, Albin Michel (nouvelle traduction et postface de Françoise du Sorbier, préface de Michel Déon), 420 p., 22 €.

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