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Catégories : A lire

Joyeux Noël, par Alexandre Jardin

Par (Lire), publié le26/10/2012 à 15:00, mis à jour à 15:06

Vivre sans angle mort" : tel est désormais le credo réitéré d'Alexandre Jardin qui revient, en introduction de ce nouveau roman, sur l'onde de choc provoquée par Des gens très bien, publié en 2011. Un brûlot sur le passé vichyssois de son grand-père Jean Jardin (1904-1976), directeur de cabinet de Pierre Laval, jusqu'alors fardé par la mythologie familiale, mais que son petit-fils a fini par démaquiller. De quoi se mettre à dos une partie des siens - la polémique fut violente - mais aussi de susciter d'innombrables témoignages d'anonymes, enclins à confier à l'auteur leurs propres secrets de famille. Parmi eux, une certaine Norma Diskredapl, rencontrée lors d'une séance de signature dans une librairie nantaise : persuadée que "toute cécité est préjudice", cette jeune femme "solaire" a remis à Alexandre Jardin un dossier révélant en détail tous les non-dits de son "clan turbulent" sur plusieurs générations. C'est cette histoire mouvementée de la tribu Diskredapl - "impensable" en breton -, installée depuis le XIXe siècle sur une petite île au climat hostile, quelque part en mer d'Iroise, et héritière d'une banque d'affaires sise à Genève, que s'est appropriée le romancier. Fasciné par "cette famille aux airs jardinesques", extravagante et fantasque, mais qui partage aussi avec la sienne "bon nombre de dérèglements", il se fait le greffier à la fois implacable et fasciné de tous ses faits d'armes, surtout les moins glorieux. A la fin, tout à son entreprise de vérité et de réconciliation avec lui-même où Norma l'a entraîné, l'écrivain se met littéralement à nu (en photo) et va jusqu'à publier sa feuille d'impôts, entre autres facéties... Pied de nez "aux gardiens de l'aveuglement" ou narcissisme exacerbé ? Parions qu'une fois encore Alexandre Jardin ne fera pas l'unanimité. 

L'extrait

Alexandre Jardin

Fils du célèbre écrivain et scénariste Pascal Jardin, (1934-1980), surnommé Zubial, Alexandre Frédéric Marie, né en 1965 à Neuilly-sur-Seine, lui a consacré son septième livre. Diplômé de Sciences Po Paris, il avait écrit un premier roman, Bille en tête, en 1986, adapté au cinéma par ses soins. Il a réalisé le film Fanfan. C'est Jean Poiret qui réalisera Le Zèbre, adaptation de son deuxième roman, prix Femina en 1988. Auteur à succès, pour la jeunesse également, Alexandre Jardin a lancé l'association Lire et faire lire avec le journaliste Pascal Guénée en 1999.  

Pas d'angle mort 

Tout commença il y a sept ans, par l'une de ces journées inespérées où la vérité saute à la gorge des familles. 

Réunis dans la faible lumière du cimetière de l'île de Norma, les Diskredapl étaient, ce matin de janvier 2004, sur le point d'affronter une secousse étrange et rude. Un miraculeux malheur. Le secret de famille qui allait leur être assené face aux îliens était inconciliable avec l'opinion flatteuse qu'ils se faisaient d'eux-mêmes. Aucun ne se sentait capable de l'admettre avec sang-froid. Pourtant, ce clan avait toujours vécu à l'extrême du possible en offrant à l'île sa ration d'imprévu. A chaque génération, les Diskredapl semblaient bien avoir obéi au sens de leur nom. 

Sur l'île, on les appelait donc les Impensable. Avec un brin d'ironie et de jalousie dans les cafés du port. Certes, leur légèreté amusait, et leurs ennuis sauvaient de l'ennui. Mais quand il s'agissait de leur liberté, la chicane allait bon train. Les mauvaises langues de l'île se ralliaient, les trinqueurs coïncidaient et les commères y allaient de leur calomnie. A-t-on idée de fréquenter ainsi l'improbable surdosé et de ronger la pomme d'Eve jusqu'au trognon ? Tant que le catholicisme breton aurait assez de souffle pour fustiger, l'île vilipenderait ces désinvoltes. 

En épargnant toutefois le vieux Félicien qu'on enterrait ce matin-là, accouplé à la probité - mieux, à la respectabilité. Même si on le savait capable de plaisanteries et de construire des machines déconcertantes. Lui seul paraissait déchiffrable. Aucun looping dans sa biographie insoupçonnable derrière sa rigueur d'allure qui en imposait à tous. Les îliens flairaient bien que le vieil Impensable n'avait pas été un saint de vitrail ni constipé sexuellement ; et que, côté affaires, il s'y connaissait en trapèze volant. Mais comment imaginer cette autorité, d'une générosité indéniable, sur un banc d'infamie ? Trop averti pour faire un prévenu, Félicien avait toujours retoqué la possibilité d'y voir clair dans son passé glorieux. Sur ce rocher, la critique des autres Diskredapl était donc le point d'intersection des indignations. Même si, à force, on avait fini par admirer leur propension à la joie, ou plutôt que l'île eût enfanté pareille famille. 

Vivre, pour ces gens-là, c'était exagérer. Et vaincre la normalité, en concassant les habitudes. Peut-être était-ce pour cela qu'ils circulaient pieds nus sur leur île, en été surtout mais aussi en hiver - équipés de sandalettes ou de chaussons -, comme s'ils avaient confondu cette île et leur domicile. De même refusaient-ils de mettre des points sur les i lorsqu'ils envoyaient des cartes postales, pour signifier leur mépris de la clarté. Toutes les formes du discours rationnel étaient à leurs yeux frappées de discrédit - ce qui leur paraissait le début de l'intelligence. Chez ces drilles, on préférait rire à tout-va plutôt que de pratiquer une sévère lucidité. A la fenêtre du vrai, cette famille regardait ailleurs, comme si la fête - l'étourdissante - avait été le moyen de congédier le réel. 

Ce jour de janvier 2004, les Diskredapl étaient donc rassemblés sur cette miette de France compliquée de vents. Fidèles à leur tradition, les plus jeunes allaient nu-pieds, en sandales pour la plupart, ou encore munis d'épaisses chaussettes ; mais... sans souliers. Seuls les plus âgés s'autorisaient à porter des bottes en caoutchouc, pourvu qu'ils pussent prétendre, en plaisantant, être pieds nus à l'intérieur. Serrés dans le cimetière marin, tous plaisantaient sous un soleil aux abois. Malgré leur deuil, il émanait d'eux de l'allant. Aucune émotion véritable, qui n'ait été filtrée par leur gaieté de rigueur, ne semblait les atteindre. Nul ne soupçonnait que Félicien Diskredapl, au fond de son cercueil, était en réalité vivant, alors qu'il s'était prétendument noyé et que tous croyaient son cadavre au fond de l'océan. Occupé à respirer grâce à une petite bouteille de plongée logée entre les planches, le défunt les écoutait. Vivre en s'octroyant les libertés du cinéma, lui avait toujours paru une option. 

De mèche avec son vieil ami Keltoï - l'entrepreneur local de pompes funèbres au physique de druide -, le banquier moribond avait résolu d'assister clandestinement à son enterrement. L'espiègle Félicien entendait profiter de la tradition qui veut que les noyés, nombreux dans ce pays liquide, aient aussi un cercueil, même vide. Pour apaiser les familles, on s'adresse alors à une absence qui prend la forme d'une bière. Prudent, Félicien avait réclamé au fidèle Keltoï sa capsule de cyanure qui datait de son engagement dans la Résistance - au cas où la sensation d'étouffement dans cette boîte serait trop vive. Keltoï (à qui la Gestapo n'avait laissé que trois doigts à la main droite) lui avait cédé sa dose en trinquant. Sacré Félicien ! A la fin des éloges posthumes, le vieil Impensable arracherait son masque à oxygène, bondirait hors du cercueil et recueillerait les applaudissements de l'île ébaubie. Cette mascarade lui avait semblé une manière efficace de lustrer sa légende. Ce coup d'éclat atténuerait peut-être, un jour, des ombres anciennes en lui assurant les sympathies ? Est-on aussi sévère avec un fantaisiste ? Et peut-on, dans l'opinion, être à la fois cocasse et terrible ? Ce souvenir drolatique ferait alors blason et bouclier. 

Dans le cimetière, les silhouettes étaient mangées par le brouillard dense. Une ventée glaciale courait sur le glacis du récif au long de cet hiver cognant, exécrable. Des nuages lutteurs s'en allaient cauchemarder dans les lointains. L'île de Norma se présente comme un mince rocher en haute mer, presque un résidu de marée. Nulle falaise pour se barricader contre l'océan, aucun abrupt pour contredire l'hiver. Ce récif n'est que béance. Le suroît (un vent de mauvais augure), cet impalpable retors, brutalisait plus qu'il ne soufflait. Il empoignait l'assistance. On entendait le potin saisonnier du large, l'échevellement des vagues meurtrières au loin et le grondement des rouleaux massifs qui, dans leurs grands élans rauques, tabassaient les grèves. La mer semblait rouler du granit. L'horizon livide et bancal - que l'on apercevait par des déchirures du brouillard - n'était que superposition de lames équinoxiales, cohue de collines glauques, de gerbes d'ombre. Au large, tout était furie, pêle-mêle. Le froid de janvier frappait les nuques et les calvities solennelles des pêcheurs chrétiens. Ici, la dignité des attitudes est fille du catholicisme celte. L'air marin glissait sur les faces cuites, gluant d'odeurs fortes de goémon. 

Rétifs au chagrin, les Diskredapl se mirent à rire aux éclats jusqu'à s'en étourdir, tout en malmenant un cantique. Quand ils ne copulaient pas, c'est ainsi que ces animaux de bonheur se délivraient des réalités : en se saoulant d'un étrange rire forcé, presque toussé. L'opinion insulaire, ennemie de l'ostentatoire, n'avait jamais été bien fixée sur le compte de cette tribu, on l'a vu. Les anciens tenaient même le patronyme Diskredapl pour l'une des prononciations du nom de Satan. N'étaient-ils pas animés d'un trop-plein de désirs ? Mais par cela même qu'ils inquiétaient, on les considérait. Sur cette île frugale et égalitaire, nos étranges va-nu-pieds étaient coupables de faste. Dans ces parages, quelle misère de vouloir faire le riche ! Et de disposer d'un pactole difficile à évaluer - une banque d'affaires, qu'est-ce au juste ? -, aussi insondable que leurs moeurs. 

Mais on leur pardonnait leur prodigalité car l'île, de temps à autre, en avait bénéficié. Félicien, le patriarche que l'on croyait déjà voué aux crabes, n'avait-il pas fait bâtir dans les années trente aux frais de la Diskredapl & Cie les digues robustes qui protégeaient l'île en éparpillant les coups de mer ? En 1949, sa compagnie financière, devenue après guerre l'Impensable S.A., avait remonté à titre gratuit le quai de Penn-Argoat soufflé par la houle. Fin 1953, tracassé par l'obstiné besoin de gagner les faveurs de l'île - ou par philanthropie ? -, le vieux Diskredapl avait payé le nouveau bateau de la Société nationale de Sauvetage en mer. Hippolyte, son fils, de tempérament aussi prodigue, avait fait relever en 1992 l'imposante digue de Treudic jetée à bas un an plus tôt par un coup de folie de l'océan. Toujours à la charge de leur famille, sans que le maire de l'île, Angelin Le Goff, eût rien réclamé. Ces choses-là, essentielles et connues de tous, ainsi que le mécénat constant des sauveteurs, achetaient certaines complaisances ; de là à y voir le signe d'une culpabilité, il y avait un pas que nul ne se serait permis de franchir. 

Les îliens consentaient donc à prendre les Diskredapl à la blague, tant que l'aventure de cette lignée ne blessait pas la fierté de l'île. 

Le curé acheva l'éloge funèbre de Félicien en rappelant sa bonté à l'égard des plus démunis. Keltoï fut reconnaissant en songeant à son ami qui, entre les planches, n'en perdait pas une miette. Sa vieille trogne mégalithique se fendit d'un léger sourire. La brume s'épaississait, salée, affaiblissant les silhouettes des maisons du port, exténuant le réel. Le recteur, issu de ce petit peuple maritime, connaissait son île. Il n'avait pas eu à l'apprendre. Enigmatique ce matin-là, le père Kersauzon semblait une corpulence juchée sur des jambes grêles. Dans sa prédication inquiète, il laissa entendre que leur récif était aussi découpé dans ses secrets que dans ses rivages et que les familles les plus radieuses, parfois, recèlent de grandes baies mystérieuses, des anses dissimulées. Keltoï se demandait où il voulait en venir. Le vieux prêtre souhaitait-il prendre les devants, et préparer ces esprits clos au choc de l'inattendu ? Qu'il redoutait, car la dispute séculaire de l'île avec l'océan était suffisante pour qu'on n'en rajoutât pas. Et puis la moindre altercation entre habitants, accoutumés à se dérober derrière les mots, pouvait compromettre l'île. L'isolement a de la mémoire. Les filiations s'y obligent à la fidélité du sang. Dans ce minuscule fief de mer, une sorte de salure conserve tout, surtout les rancoeurs qui, pour certaines, restent à vif depuis trois siècles. Il ne fallait donc pas provoquer à la légère les orgueils claniques. Le Goff ne l'ignorait pas. 

Seigneurial comme son père, Hippolyte avança son corps interminable en boitillant devant le cercueil. Le profil du fils ne ressemblait guère à celui du vieux Diskredapl, rudement celte. Mais fallait-il y songer ? s'avisa le recteur Kersauzon. On admirait plutôt la filiation d'attitude, la similitude des voix bouillantes qui prenaient le coeur. En cet instant, chacun ressentait combien le disparu était surchargé de considération, d'une haute estime qui rejaillissait sur l'île. L'extinction de sa droiture et de son humour affligeait. Remué de chagrin et échappant pour une fois à son asthme, Hippolyte était beau. Chez ce cinquantenaire tignasseux et blond, il y avait l'extase de vivre, l'ivresse de jouir, mais peu d'amour. 

Hippolyte avait toujours eu le génie de l'excès. On le surnommait d'ailleurs Trop. Surtout les jours où cet athlète de la finance se jetait dans le tropissime. Sur l'autoroute, dans sa hâte d'exister, il ne roulait jamais à moins de 270 km/h - les jours de grande sérénité. En se masturbant parfois, pour lâcher un peu de pression. Ce qui lui avait valu un accident sévère aux abords de Genève le 4 août 1990, le laissant claudiquant. Un autre accident avait été dû à sa manie de boire son parfum cul sec. Toujours, ce foutraque plein de sève, souvent blâmé par le père Kersauzon, avait su commettre les sottises que réclamait son caractère. 

Emu, Hippolyte frotta son nez fin et s'apprêta à prendre la parole, en profitant d'une accalmie des vents hurleurs. Ce rôle lui revenait puisque son grand frère Malo avait, rappelons-le, disparu à la fin de 1961. Avalé comme son père par le tumulte de la Chaussée-de-Locmaria qui, aux équinoxes, se change en une fracassante lessive. La mort bretonne n'en aurait fait qu'une bouchée. La stèle de Malo se dressait près de la tombe de Félicien, également creusée dans le carré des noyés. Sans que l'on sût trop pourquoi, elle n'indiquait pas la date du décès. 

Plutôt que de dégainer sa verve, Hippolyte commença son discours par des mots simples et doux. Il fixait des yeux sa mère, qui souriait étrangement. La vieille Gwen avait donné aux siens ce curieux pli de gaieté. Toujours en fête, c'est elle qui leur avait appris à ne jamais prendre l'existence par les épines. Aux siens, Gwen donnait tout, sauf elle-même. A en croire le fameux récit de Norma - "Histoire secrète de ma famille" -, trop de colère fermentait derrière sa mine avenante. Gwen était la femme d'un secret, comme son mari Félicien avait été l'homme d'un mensonge. En cet instant crépusculaire, elle écoutait son fils tout en se laissant submerger par sa foisonnante mémoire. 

- Maman ! lança Hippolyte en serrant la main de Marie-Anne. Pour la première fois, papa a capitulé devant la fatalité. Mais il aura eu le tact de se noyer dans la brume de la Chaussée-de-Locmaria le jour même de ta naissance, un 25 décembre. Après soixante ans de fidélité, Félicien attendait ton anniversaire pour lever l'ancre. Dans cet hommage involontaire, votre passion pudique est dite. 

Comment Hippolyte, alias Trop, pouvait-il affirmer une chose aussi inexacte alors que, depuis plus de trente ans, Félicien et Gwen prenaient leurs repas derrière des lunettes noires, pour n'échanger aucun regard ? Admirative de son garçon préféré mais non dupe de son personnage, la très vieille dame ne cilla pas. Gwen continua de sourire, tout en demeurant sidérée par le culte qu'Hippolyte vouait à son mari, si rosse avec lui depuis sa naissance. 

- Papa ! poursuivit Hippolyte en fixant le cercueil supposément vide de Félicien qui, sous le couvercle de bois, l'écoutait. Ta banque - la nôtre désormais -, fidèle à l'esprit de Népomucène, a toujours été vouée aux projets fous : financement risqué du pont de l'île de Ré qui soude la haute mer au continent, ingénierie financière du viaduc de Millau qui défonce le ciel et de tant d'autres constructions aux allures de défis : autant d'échos terrestres du phare d'Ar-Gwall ! C'est toi qui nous as montré que l'argent fragmente les solides, fait jaillir le pétrole autant que les idées, liquéfie les gaz, fera bientôt alunir des Chinois et viole toutes les règles. Tu nous as appris à chercher sans cesse une brèche dans le réel. Les autres directions sont notre ADN, papa. Tu nous as enseigné que du tout est possible au tout est permis, il n'y a qu'un pas... qu'il faut sans cesse franchir ! Pour ne pas mourir avant la mort. 

Songeant à Félicien tapi dans sa boîte, le vieux Keltoï sourit de sa vieille bouche qui formait une manière de plaie. 

Edern et Gwenaëlle opinèrent à leur tour. Dans cette famille projetée en tous sens, il était interdit de croupir dans les mollesses d'une vie dolente. Le frère et la soeur, ex-amants rappelons-le, n'avaient donc pas baillé leur existence maritale. Mariée à l'ardent Markus, Gwenaëlle subissait ses assiduités quotidiennes. Sexuellement omnivore, Zinzin, lui, vivait comme on s'éparpille. Possédé par une formidable avidité, cet élu de la République dégustait le genre humain sans chipoter. Il essayait même parfois, disait-on, certaines bizarreries libidinales qui font peur à la loi. Toute créature qui le tentait, il la sollicitait. Le néant moral, il s'y sentait chez lui. Mais Zinzin ne voyait aucun enfer dans le carrousel de ses licences qu'il nommait des libertés. 

L'amour sans pondération était donc le point d'appui des Diskredapl. Tout en se distribuant les rôles : Hippolyte se goinfrait de conquêtes, Zinzin pratiquait une sexualité diversifiée, Gwenaëlle s'obstinait à paraître vierge et Casimir - le petit dernier de Gwen - était mordu de fidélité, moins par passion que par réaction. 

Tandis que la brume s'épaississait, rognant le dessin de tout, Hippolyte termina enfin l'éloge de Félicien que le vieux Keltoï trouva un peu long. Dans son cercueil, son ami farceur disposait-il encore d'assez d'oxygène ? Le brouillard de janvier était désormais si dense qu'en tendant les bras, on ne voyait plus ses mains. Les silhouettes recueillies s'évanouissaient. Prenant son élan, comme si le plus difficile - ou le plus beau ? - était encore à prononcer, Hippolyte lança : 

- Papa, tu resteras comme tous les hommes de l'île de votre génération un Français Libre, l'un de ceux qui osèrent dire non à Hitler ! 

- Non, pas du tout, rectifia la voix fluette de la fille aînée d'Hippolyte avec un ton de défi. 

- Pas du tout quoi ? s'enquit quelqu'un. 

- Félicien a toujours admiré Hitler, précisa Norma dans la brume. Il en raffolait. 

Ce nom de fer, gigantesque - Hitler -, sonnait comme une anomalie, un mot excessif dans cette famille habituée à se gausser de tout et à mâcher des termes rigolos. Hitler s'invitant chez les aimables Diskredapl, c'était le diable dans un film de Walt Disney ou Landru déboulant à Broadway. 

A trente-quatre ans, Norma était déjà ce qui sidère toutes les époques : la grande liberté. Une cousine de la lumière. L'adresse de la franchise. 

Un silence d'une qualité inouïe se fit. Norma naissait à elle-même. 

- Oui, notre Félicien raffolait d'Hitler, poursuivit-elle à l'abri du brouillard, à un point tel que cela se voyait sur sa figure. Avez-vous noté que la moustache de grand-père était identique à celle du Führer ? 

Le Führer maintenant... Ce mot cinglant, obscène, flottait dans l'air, en apesanteur. Norma continua : 

- C'est en rentrant d'un voyage d'affaires à Nuremberg, en 1935, qu'il l'avait laissée pousser, cette moustache qu'il a toujours retaillée. La fascination de Félicien pour la joie du nazisme se voyait... comme une moustache au milieu du visage ! Tous, nous pouvions constater cet aveu silencieux mais nous feignions de l'ignorer. En nous figurant, bêtement, qu'un admirateur d'Hitler ne pouvait pas être un bon vivant plein d'humour. Pourquoi avons-nous accepté cet aveuglement étrange jusqu'à aujourd'hui ? Ce jeu fou qui est devenu notre manière de vivre ensemble... Voir sans voir. 

Copyright Grasset. 

http://www.lexpress.fr/culture/livre/joyeux-noel-par-alexandre-jardin_1180002.html

Je précise que cet article n'est pas de moi (lien vers la page citée et si possible son auteur)mais que je suis auteure(inspirée par ce que j’aime, donc par ce blog) et que vous pouvez commander mes livres en cliquant sur les 11 bannières de ce blog

 

 

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