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Catégories : CEUX QUE J'AIME, Van Gogh Vincent

Vincent Van Gogh, artiste génial ou produit de consommation?

 

Portrait de l'artiste au chevalet © Amsterdam, Van Gogh Museum (Fondation Vincent van Gogh).

Portrait de l'artiste au chevalet © Amsterdam, Van Gogh Museum (Fondation Vincent van Gogh). Crédits photo : Patrice Schmidt

FIGAROVOX - A l'occasion de la de la superbe exposition du Musée d'Orsay consacrée à Van Gogh et de la parution du magnifique numéro du Figaro Hors- Série, FigaroVox publie l'éditorial de Michel De Jaeghere.

Michel De Jaeghere est journaliste et écrivain. Il est le directeur du Figaro Hors-Série et du Figaro Histoire


Crédits photo : MOSSE BARBAUX Patricia

Il est bien vrai qu'il fut une âme de feu. Possédé par le désir de produire une œuvre qui, le hissant au-dessus du médiocre, le sauverait du désespoir. La volonté de réinventer une écriture qui, par-delà la surface des choses, donnerait à voir ce qui n'est visible que par le cœur. Dévoré par le projet de faire sentir, dans ses toiles, les convulsions qui animent la nature, d'y traduire la ferveur de ses émotions par la franchise du trait, le pathétique d'une touche lourdement appliquée, d'y explorer le fond des âmes.

Vrai aussi que sa vie est fascinante, qu'elle accumule les caractères de l'artiste voué à la malédiction, tant la douleur y semble avoir été omniprésente, les échecs répétés, les zones de noirceur et d'ombre en singulier contraste avec le caractère solaire de quelques-unes de ses toiles: la pauvreté, l'alcool, la solitude, la faim, les crises d'aliénation, le suicide comme point final à un interminable chemin de croix. Et la gloire, posthume, arrivée trop tard pour consoler l'inconsolable. La spéculation désormais sans limites sur les œuvres d'un peintre qui n'avait, de son vivant, réussi à vendre qu'un seul de ses tableaux, et que poussa en définitive à la mort volontaire le sentiment d'être une charge pour les siens.

«L'histoire des grands hommes ressemble à un drame, écrivit un jour Van Gogh à son frère Theo dans une lettre étrangement prémonitoire. Dans la plupart des cas, ils ont disparu au moment où on rendait publiquement hommage à leur œuvre, et de leur vivant ils ont été en butte à l'hostilité de leurs adversaires, ils ont dû surmonter bien des difficultés pour tenir le coup. Chaque fois que j'entends parler d'un hommage public aux mérites d'un tel ou d'un tel, je me représente nettement les figures effacées, sombres, de ces hommes qui avaient peu d'amis - et je les trouve ainsi, dans leur simplicité, plus grands et plus navrants.»

N'empêche: avec Van Gogh, la légende finirait, si l'on n'y prenait garde, par occuper tout l'espace. Par nous faire oublier que ce qui compte, à l'épreuve du temps, ce n'est pas la tragédie de son existence, mais le talent visionnaire du peintre.

Nous le voulons hagard, demi-fou, inventant un monde dans les transes d'une semi-inconscience.

Parce que sa peinture est brutale, dans sa volonté d'atteindre, par la naïveté, à la poésie de la vie quotidienne, parce qu'elle est immédiatement accessible, avec ses contrastes violents, ses couleurs éclatantes, on a brodé autour du roman noir de sa vie la plus trompeuse des fables: celle qui met en scène, en Van Gogh, un être fruste, un dément saisi par un génie qu'il aurait eu lui-même quelque peine à maîtriser et à comprendre. Sa folie, ses colères, ses désordres, son regard halluciné sur le tournoiement du ciel nous parlent violence et passion. Ils donnent à son destin un relief, un piquant, où notre curiosité trouve à s'attarder un instant. Nous n'avons que faire des témoignages qui le montrent curieux, jovial ou plein d'humour, de son sens aigu de l'observation, de sa facilité à se lier, de son honnêteté scrupuleuse, de sa générosité exemplaire. Nous ne nous intéressons pas aux goûts littéraires d'un homme qui parlait quatre langues, avait lu Hugo, Balzac, Zola, Michelet, Diderot ou Voltaire et se révèle, dans sa correspondance, comme un savoureux prosateur ; nous ne voulons rien savoir de l'empreinte en lui d'une religion sans pardon, rien entendre de ses protestations d'admiration pour Rembrandt, Hals, Chardin, Delacroix ou Rubens. Nous le voulons hagard, demi-fou, inventant un monde dans les transes d'une semi-inconscience.

Il nous justifie d'avoir transformé Van Gogh en produit de grande consommation.

On comprend que le musée d'Orsay ait choisi de donner pour fil rouge à la splendide exposition qu'il lui dédie aujourd'hui le court essai que lui avait consacré, en 1947, Antonin Artaud. Scandalisé par la lecture du commentaire du Dr Beer, qui avait diagnostiqué en Van Gogh, post mortem, une schizophrénie «du type dégénéré», Artaud, qui avait fait lui-même pendant neuf années l'expérience de l'enfermement parmi les aliénés, y avait pourfendu l'idée selon laquelle Vincent aurait été un peintre fou, dont la peinture ne nous fascinerait par son inventivité, sa puissance, que parce qu'elle serait, in fine, l'expression d'une maladie mentale. Dans un texte écrit d'un seul jet, une langue incantatoire, où les mots se bousculent pour scander la pensée, lui donner un tour passionné, oratoire ; où l'autoportrait perce jusque dans la chaleur du plaidoyer, il avait clamé avec une force, une violence qui n'avaient pas altéré en lui la finesse, le bonheur d'expression, que le ressort du génie de Van Gogh, ce peintre «le plus vraiment peintre de tous les peintres», résidait au contraire dans la «lucidité supérieure» qui lui avait fait voir «plus loin, infiniment et dangereusement plus loin que le réel immédiat et apparent des faits». Qu'il avait été, avant tout, le poète de «la couleur roturière des choses», l'«organiste d'une tempête arrêtée», le seul qui ait «absolument dépassé la peinture, l'acte inerte de représenter la nature pour (…) faire jaillir une force tournante, un élément arraché en plein cœur».

Artaud ne s'était pas contenté, pourtant, de cette défense de l'œuvre peinte. En désignant Van Gogh comme «le suicidé de la société», il avait soutenu en outre qu'il avait été, à sa propre image, victime de contemporains incapables de mesurer l'ampleur de son talent, et dont la sottise et l'indifférence l'avaient conduit à sa fin. Vraie ou fausse, la thèse ne manquera pas de recueillir l'adhésion du grand nombre. Elle est pour nous d'autant plus séduisante qu'elle nous renvoie de nous une image rassurante. Les imbéciles n'avaient rien compris à un génie qui les dépassait de trop haut pour qu'ils soient capables d'en saisir le caractère novateur. Nous n'avons plus de ces aveuglements: nous lui parlons à hauteur d'âme. Le contraste nous offre l'occasion de nous rengorger de la supériorité que nous avons acquise, en un peu plus d'un siècle. Il nous justifie d'avoir transformé Van Gogh en produit de grande consommation.

« Plus j'y réfléchis, disait-il, plus je sens qu'il n'y a rien de plus réellement artistique que d'aimer les gens. »

Vincent Van Gogh

La question est de savoir si le peintre que nous admirons a quelque chose de commun avec celui qui signait de son seul prénom: Vincent. Sa sincérité et son exigence. Son goût du travail bien fait et son amour des humbles. «Plus j'y réfléchis, disait-il, plus je sens qu'il n'y a rien de plus réellement artistique que d'aimer les gens.» La formule l'aurait fait expulser des foires de l'art contemporain, elle aurait fait de lui la risée des plateaux de télévision.

En tête du beau livre qu'il vient de consacrer au suicide de Van Gogh, Et Vincent s'est tu…, Benoît Landais place en exergue un autre passage de cette même correspondance: «Ce que Victor Hugo dit à propos d'Eschyle: “On tua l'homme, puis on dit: ‘élevons pour Eschyle une statue en bronze'” me revient à l'esprit chaque fois que j'entends parler d'exposition d'œuvres d'un tel, et je ne prête plus guère d'attention à la statue en bronze, non que je désapprouve l'hommage public, mais parce que j'ai alors une arrière-pensée: on tua l'homme.» Le moins que nous devions à l'œuvre de Van Gogh, c'est de ne pas la laisser éclipser par la statue de bronze que lui ont élevée les marchands.

En vente en kiosque et sur Figarostore: Le Figaro Hors Série, 114 pages, 8, 90 euros

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