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Catégories : ARAGON Louis, CEUX QUE J'AIME

"Nancy Cunard", de François Buot : la légende de Nancy Cunard

 

LE MONDE DES LIVRES | 13.11.2008 à 11h26 • Mis à jour le 13.11.2008 à 11h26 | Par Patrick Kéchichian


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Est-ce un mythe, une légende que Man Ray photographia en la personne de Nancy Cunard, avec sa fine silhouette, ses poses théâtrales, ses avant-bras chargés de bracelets ? Mythe évidemment renforcé par ce que l'on sait de son destin exceptionnel, cosmopolite, littéraire et mondain, politique et artistique. Mais pour décrire le vrai visage d'une personne, ne vaut-il pas mieux procéder par élimination et dire d'abord ce qu'elle ne fut pas ? Cela permet de ne pas tomber, ou pas complètement, dans le panneau de la légende simplificatrice.

Après la mort de Nancy Cunard - le 16 mars 1965, à l'âge de 69 ans, dans une salle commune de l'hôpital Cochin à Paris -, Iris Tree, qui l'avait connue au début du siècle à Londres, dressa ce portrait en creux : "Quels que soient les motifs de toutes ces quêtes mystérieuses, il me semble qu'elles n'étaient pas motivées par l'ambition, le snobisme, le confort matériel ou par un simple caprice." Puis elle ajoute, positivement cette fois : "La connaissant bien, je pense que cela correspondait à un désir de reconnaissance. Elle voulait vraiment accomplir sa vie."

Mais qu'est-ce que signifie "accomplir sa vie" ? Et surtout quel est le mystère des "quêtes" de Nancy Cunard ? En 1945, dans une notice qu'elle rédige pour son anthologie des poètes de la Résistance, Poems for France, qui paraîtra deux ans plus tard chez Seghers, elle écrit : "Que dois-je dire de moi-même ? J'aime la paix, la campagne, l'Espagne républicaine et l'Italie antifasciste, les Noirs, leur culture africaine et afro-américaine, toute l'Amérique que je connais, la musique, la peinture, la poésie et le journalisme (...). Je hais le fascisme. Et le snobisme et tout ce qui va avec." Le portrait se précise, mais seulement, ou principalement, du côté des engagements. La biographie de François Buot, qui témoigne d'une réelle empathie avec son sujet et d'un goût certain du récit, complète le tableau. Le visage de Nancy Cunard n'y apparaît cependant pas en pleine lumière. Des ombres, des questions, heureusement, subsistent.

 

 

LUXE ET DÉCADENCE

 

Commencements. Le 10 mars 1896, Nancy Cunard naît dans un château médiéval, Nevill Holt, dans la campagne anglaise, entre un père un peu effacé, Sir Bache, héritier d'une riche famille américaine installée en Angleterre depuis le milieu du XIXe siècle, et Maud, sa mère, jeune Américaine originaire de San Francisco, fantasque et beaucoup plus extravertie, qui fait de Nevill Holt un lieu de haute mondanité et de culture. Dès l'enfance de Nancy Cunard et durant la première partie de l'âge adulte, une figure s'impose, celle du romancier George Moore, qui fut l'amant de Maud et qui restera très proche de sa fille. Il l'initie à la lecture des grands classiques. Vers 1910, Lady Cunard quitte son mari et le château pour s'installer à Londres avec sa fille. En 1913, elle règne sur la société qui se presse dans son palazzo vénitien. Luxe et décadence. Bohème chic. "L'année qui précéda la guerre fut des plus brillantes", se souvient Paul Morand, pas très éloigné de cette "coterie dissolue".

Les relations de la mère et de la fille se dégradent. Au début des années 1930, Nancy Cunard rendra même publique une lettre-pamphlet contre Maud, "Le Nègre et Milady" : elle y dénonce le racisme de sa génitrice. Depuis 1920-1921, la jeune femme est installée à Paris. A partir de 1924, son appartement de l'île Saint-Louis, décoré par Jean-Michel Frank, devient un lieu des mieux fréquentés, comme si l'Atlantique n'était qu'une rivière : Man Ray et William Carlos Williams, Walter Berry, Edith Wharton, Léon-Paul Fargue, Drieu la Rochelle, et puis "la bande à Cocteau et celle de Breton"... Le jeune Marcel Jouhandeau la décrit en "ogresse maigre, d'une beauté farouche". Elle écrit des poèmes : "Je suis l'inconnue, l'étrangère/Hors la loi, rejetée par les lois de la vie/Fidèle à une loi unique, une logique personnelle..." Elle note aussi, ivre de mille vies possibles, "excitantes", selon le mot de Virginia Woolf : "Il me semble être assiégée de toutes les pensées, de toutes les poésies, de toutes les oeuvres, qui ont fait les hommes, assaillis parfois de toutes les extases et de toutes les démences."

Elle s'attache d'abord la compagnie de Tristan Tzara, le fondateur de Dada, débarqué à Paris en 1920, "avec sa valise et sa réputation sulfureuse", qui se décrivait sous les traits d'un "opportuniste austère". René Crevel sera aussi, jusqu'à son suicide, l'un de ses proches.

Et puis, en février 1926, c'est le début de sa liaison avec Aragon. Coup de foudre dans un ciel d'orage. Nancy Cunard semble beaucoup mieux maîtriser la relation que le jeune poète, qui écrit à Jacques Doucet en avril : "Je suis le prisonnier de l'amour je pense d'une façon définitive." Voyages. Dépenses. Crises. Le Paysan de Paris sort en juillet et Aragon travaille à son grand projet romanesque, La Défense de l'infini. En janvier 1927, il adhère au Parti communiste. En voyage à Madrid avec sa compagne durant l'automne, il brûle semble-t-il une partie du manuscrit en cours. On en retrouvera une partie dans les archives de Nancy Cunard à Austin, Texas. Au cours de l'été suivant, les crises atteignent, à Venise, leur point culminant. En septembre, Aragon tente de se suicider. Fin de partie amoureuse. Pas tout à fait cependant. Elsa Triolet, qu'il rencontre en novembre, reste lucide sur la nature du lien qui attache encore son compagnon à celle pour qui "toute respiration tourne à la tragédie". Elle parlera même d'une "initiation à la jalousie". Maintes pages d'Aragon garderont les traces de cette passion, dans Le Roman inachevé et dans La Mise à mort notamment.

Nancy Cunard, elle, oublie vite Aragon. Ou du moins place-t-elle sa liberté plus haut. Une autre passion naît alors, avant que les cendres de la précédente ne soient complètement éteintes. L'élu se nomme Henry Crowder, un musicien de jazz noir. C'est aussi le début d'une autre aventure, éditoriale et politique. Nous sommes toujours à la fin des années 1920 à Paris, lorsque naissent les éditions Hours Press. Très vite, la nouvelle éditrice installe une boutique-imprimerie rue Guénégaud. Ce n'est pas tout à fait la même société qu'à Nevill Holt, à Londres ou à Venise. Ici, on croise Ezra Pound et James Joyce, John Banting, Harold Acton...

Une nouvelle page s'écrit alors, plus politique et militante. S'y mêlent ou s'y succèdent la cause des Noirs aux Etats-Unis et ailleurs (avec la publication, en 1934, de Negro, une somme encyclopédique de plus de 800 pages), la lutte des républicains espagnols, la Résistance, le communisme et l'antifascisme (pour ce motif, elle se brouille avec Pound). Parfois le discernement de Cunard est altéré par la passion. François Buot a le mérite de ne pas séparer les chapitres amoureux, littéraire et politique de la très riche vie, des mille vies, de Nancy Cunard.

Les dernières années ont quelque chose de crépusculaire... Elles ressemblent aux errances d'un spectre. Les traits du visage se brouillent alors, définitivement.


NANCY CUNARD de François Buot. Fayard, 444 p., 24 €.

 

 

Patrick Kéchichian


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