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Catégories : CEUX QUE J'AIME, Des artistes

Gerda Wegener

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Copenhague : Gerda Wegener à l’avant-garde LGBT

Copenhague : Gerda Wegener à l’avant-garde LGBT
Gerda Wegener, Lili avec un éventail à grandes plumes (détail), 1920 (Photo: Morten Pors).

L'artiste danoise Gerda Wegener (1885-1940) est la pionnière du portrait de genre : sa muse et son modèle préféré n'est autre que son mari, Einar, peintre également, plus connu sous son identité trans, Lili Elbe. Le réalisateur Tom Hooper, bouleversé par leur histoire, leur a consacré un film, The Danish Girl, avec Eddie Redmayne et Alicia Vikander dans les rôles principaux. Avant sa sortie sur les écrans, prévue le 20 janvier 2016, le musée Arken, à Copenhague, monte de son côté, Gerda Wegener, une rétrospective qui va (aussi) faire date, à voir jusqu'au 16 mai 2016.

Gerda Wegener fait partie de ces femmes artistes dont l’histoire de l’art n’a rien voulu retenir. C’est dire combien le mérite d’Andrea Rygg Karberg, commissaire de l’exposition et conservateur au musée d’art moderne Arken, est grand. L’aventure du couple Wegener et de leur œuvre commune transgenre, Lili, sont pourtant exceptionnelles à plus d’un titre : c’est d’abord une preuve d’amour exemplaire qu’ils nous donnent, et, parallèlement, une leçon de création à rendre dingue les théoriciens de l’avant-garde, préoccupés davantage par les projets politiques que par l’évolution des mœurs et par les faits de société. Exemple de résistance et d’utopie propre aux années 1920, l’œuvre d’Einar et de Gerda Wegener ne repose sur aucun manifeste d’art signé de leurs mains. Or, la revendication implicite ou explicite des droits des minorités liées à leur identité sexuelle est partout présente dans les illustrations, les dessins et les peintures de Gerda Wegener, dès les années 1900. L’exposition du musée Arken réussit l’exploit de réunir cent soixante-dix-huit œuvres inédites provenant de collections privées et publiques (dont une huile et une aquarelle conservées au Musée national d’Art moderne, Centre Georges Pompidou). Bref, ce coming out rétrospectif met en lumière une artiste unique qui lutta sa vie entière contre toutes les formes de sexisme et de discrimination.

Fille de pasteur, Gerda Gottlieb s’affranchit de son milieu familial très jeune. À 17 ans, en 1902, elle suit l’enseignement réservé aux femmes à l’Académie royale des Beaux-Arts de Copenhague. Deux ans plus tard, elle épouse un de ses camarades, le peintre Einar Wegener. Très vite, Gerda révèle un don de dessinatrice et idéalise la femme selon ses fantasmes (Portrait d’Anna Larssen, 1908, sanguine, impressionnante image, érotisée par le regard du modèle et une pierre précieuse à son oreille gauche). Gerda vit d’illustrations pour la presse et se spécialise dans les réclames publicitaires. Elle s’intéresse beaucoup à la mode vestimentaire homme et femme. En insistant sur les accessoires ou les formes du corps androgyne, Gerda Wegener laisse deviner un imaginaire tourné vers les jeux de rôles (lesbiens, gays ou bi) qui dépassent les apparences d’un simple flirt (Un couple, ca 1912, encre, aquarelle et gouache). En quête d’émancipation, le couple Wegener s’installe à Paris en 1912. C’est en France qu’ils veulent vivre et travailler librement. À Paris, la bohème internationale devient leur nouvelle famille. Leur meilleur ami est Guillaume Apollinaire. Ils adhèrent aux valeurs les plus modernistes, véhiculées par Valentine de Saint-Point (auteur du Manifeste de la femme futuriste, en 1912) et par Ricciotto Canudo (auteur du Manifeste de l’art cérébriste, en 1914). Avec quelques dessins, Gerda Wegener collabore à la revue Montjoie !, « organe de ralliement qui manquait à tous les artistes d’avant-garde, dans tous les domaines de l’esprit », que dirige le poète italien. Quand la guerre de 14 éclate, la passion et l’engagement de Gerda Wegener pour la France passe par une adhésion au dessin de presse satirique anti-germanique. Avec des caricatures percutantes, qu’elle publie dans La Baïonnette ou dans Le Rire, on la découvre en Marianne, redoutable patriote (Une soirée de bière à Berlin, 1915, encre, non exposée, mais reproduite au catalogue). Le travail de Gerda Wegener pour La Baïonnette, jusqu’à la fin de la guerre, cache une autre production de combattante. Dès 1913, elle publie ses dessins dans Fantasio, revue spécialisée dans le monde libertaire du théâtre, du music-hall et des lettres. On lui doit ainsi un portrait incroyablement drôle et provocateur de Mistinguett jouant dans la revue « Gobette de Paris », en 1917. Mais ce sont ses illustrations pour des extraits de romans qui vont déterminer la suite de sa carrière de militante féministe (Le Miroir oval, 1916, de Maurice Magre).

Dans les années 1920 et 1930, Gerda Wegener diversifie ses activités. Elle dessine toujours beaucoup et expose régulièrement (au Salon d’Automne et au Salon des Indépendants). En 1925, à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes, son talent est reconnu : elle obtient plusieurs médailles, dont deux en or (pour ses vitraux et pour ses illustrations). Paris, ses fêtes et ses plaisirs sont au centre de son univers hédoniste. Rien de superficiel et de gratuit pour autant. Car, à y regarder de près, Gerda Wegener cible un motif qui la passionne sentimentalement et intellectuellement : l’image d’Einar en travesti féminin et, au-delà, l’espace privé de la sexualité à travers ses genres multiples. Si Einar remplit un rôle de muse, son double, Lili, devient, d’un commun accord au sein du couple Wegener, une création prospective, une figure de liberté, un symbole de tous les possibles. Mais comment rendre visible l’essence même de la féminité sous toutes ses formes et dans tous ses états sous les traits de Lili ? Le portrait d’Ulla Poulsen dans Chopiania (Une Danseuse, 1927) est un des nombreux prototypes. Gerda voit dans sa compatriote, ballerine gracieuse, un modèle de charme parfait pour représenter Einar en femme. Dans Lili avec un éventail à grandes plumes (1920), Gerda joue beaucoup sur les symboles. Posé sur l’épaule gauche de Lili, juste derrière la tête, le message est clair : l’artiste n’oubliera jamais sa muse, ici en blonde (comme elle), portant le chignon haut. Dans La Sieste (1929), Lili médite cette fois sur le livre ouvert devant elle, Les Liaisons dangereuses, de Pierre Choderlos de Laclos. Sans commentaires… Lili est une effrontée, une aguicheuse, et qui fume de surcroit (Dame de Coeur, 1923), mais ce n’est pas une « Garçonne », comme l’héroïne masculine inventée par Victor Margueritte, en 1922. Dans Grandes Chaleurs (1924), Lili est nue et de dos (elle ne dévoile jamais son sexe, contrairement à l’hermaphrodite endormi du Louvre). En revanche, il y a comme un air de ressemblance avec La Grande Odalisque d’Ingres. Dans une pose érotique et périlleuse, assise dans un fauteuil à califourchon sur un accotoir, Lili regarde de manière énigmatique un éventail grand ouvert. Soumise ? Peut-être, mais qu’attend vraiment Lili ? Dans le « double portrait », Gerda prolonge sa réflexion sur la transformation de son mari en femme et de son rôle de partenaire. Les deux modèles s’identifient à deux amies/amantes qui vivent, heureuses, en couple (La Fête à Magic City – un tour de cochon, 1922, où les corps s’enlacent dans un bonheur total). Sur la route d’Anacapri (1922) évoque un voyage de noces sous le soleil de l’Italie. Lili nous regarde avec assurance, Gerda, elle, avance droit devant, une pomme dans la main, symbole de désir. Leur choix de vie est fait. Dans Un air de Capri (1923), Gerda joue de la guitare pour Lili. Celle-ci verse une larme, symbole de douleur et d’intercession, pour rappeler l’épreuve singulière que le destin leur a réservée. Pour Lili, le Paris des années vingt est un mirage salutaire. Deux Femmes aux chapeaux (années 1920) la montre accompagnée d’une amie : toutes les deux arborent un chapeau immense et excentrique, comme deux « Merveilleuses », au temps du Directoire.

La liberté et l’audace de Gerda Wegener apparaissent encore dans des tableaux de grands formats, que l’on devra désormais considérer comme des œuvres manifestes, prenant fait et causes pour les revendications LGBT actuelles. Sur les Bords de la Loire, à Beaugency (1926, collection privée) – un portrait collectif réunissant quinze personnages – est un hymne au mariage pour tous et aux familles recomposées : chacun y trouvera chaussure à son pied, ou sa place. Un Jour d’été (collection privée) est un autre chef-d’œuvre de Gerda Wegener : une allégorie des arts, de l’amour et des lois de la nature, réalisée en 1927, toujours à Beaugency. L’artiste évoque dans cette toile son paradis terrestre : Einar, devant son chevalet, peint son alter ego, Lili, nue et allongée, face à son créateur. Autour d’elle, deux amies symbolisent la musique et la littérature : l’une joue un tango argentin avec le bandonéon à plat sur les genoux, l’autre s’adonne à la lecture. La composition délicatement colorée est striée de rayons solaires qui expriment une influence fécondante d’ordre matériel et spirituel. Leurs éclats répondent au scintillement d’une pierre précieuse sertie sur bague. Au loin, une autre femme porte un bouquet de fleurs, symbole de l’harmonie caractérisant la nature primordiale. L’Eden est encore évoqué par un couple flirtant, assis sur un muret tout près d’un arbre, devant la Loire, qui coule paisiblement. La composition dynamisée par un jeu de regard complexe n’est pas sans rappeler Un Bar aux Folies Bergère, que peint Manet au début des années 1880.

En 1930, après une opération chirurgicale financée par Gerda Wegener, Lili devient physiquement et légalement une femme et prend le nom de Lili Ilse Elvenes, alias Lili Elbe. Le mariage de Gerda et Einar Wegener est aussitôt annulé par le roi de Danemark. L’année suivante, Gerda épouse un officier italien. Elle ne fera plus aucun portrait de Lili. Suite aux complications d’une ultime intervention qui devait lui permettre de procréer, Lili Elbe meurt le 13 septembre 1931, à Dresde. Gerda, elle, décède à Copenhague, en juillet 1940, dans l’oubli et la pauvreté. À Paris, la disparition tragique de Lili est un choc. Toute la presse en parle. Le 18 septembre 1931, Paris-Soir consacre au couple Wegener un article émouvant titré « L’homme-femme », riche en détails, que Tom Hooper ne soupçonnait peut-être pas en préparant son film, The Danish Girl, sur la vie de Gerda et Einar Wegener : «  Pauvre Einar Wegener ! Il vient de mourir () alors que les médecins essayaient de réparer l’erreur de la Nature qui avait si mal défini son sexe, qu’après avoir été un homme pendant plus de trente ans, s’être marié – à la charmante Gerda Wegener –, peintre comme lui, avoir eu un enfant, mort-né il est vrai, il apprit qu’il était… une femme. Mais bien avant que les savants de tous les pays du monde se fussent occupés de son cas, il avait eu la révélation de son extraordinaire dualité sexuelle. Il était un homme (). Puis, un beau soir, la fantaisie lui prenait de revêtir une autre personnalité. Il s’habillait en femme, avec une extrême élégance, se coiffait d’une perruque. Alors, il se faisait appeler Lily (sic). Les amis qui avaient invité Einar Wegener voyaient arriver Mme Lily (sic). Ils se gardaient toutefois d’aucune remarque, d’aucune plaisanterie. Lily les prenait mal. De même, M. Wegener craignait les allusions à son « double ». En réalité, cette anomalie, qui pouvait prêter à sourire, fut un drame terrible pour Einar Wegener. Il souffrait d’une neurasthénie désespérée. Si on le surprenait dans les moments où il changeait de personnalité, on pouvait le voir sanglotant, tandis qu’il étalait sur son visage les crèmes et les fards, et cela était infiniment pathétique. Des spécialistes (…) lui avaient promis de faire de lui une femme normale. Mais une dernière opération devait l’emporter… ». Réponse, le 20 janvier 2016, dans les meilleures salles de cinéma.

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