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Peinture : le paysage français, une terre chrétienne ?

La Mort de Roland, en 778, tableau d'Achille Etna Michallon, 1819, Musée du Louvre.

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Pierre Téqui - publié le 10/07/25
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Signe de Dieu, lien entre la terre et le Ciel, miroir de l’âme… Le paysage tient une place particulière dans l’imaginaire chrétien et l’œuvre de ses peintres. Si la France est pensée comme une "terre chrétienne", explique l’historien de l’art Pierre Téqui, c’est qu’elle est culturellement reçue comme un lieu de contemplation, de mémoire et de foi.
 

Il en est aujourd’hui qui semblent prôner une conception territoriale, voire tellurique de la religion. Pour eux, l’Europe est une terre chrétienne. Et il en est d’autres pour vouer ce genre de déclarations aux gémonies, au prétexte qu’elles relèveraient d’un catholicisme identitaire. Je suis encore tombé récemment sur un débat de ce genre sur les réseaux sociaux. Fut un temps je haussais les épaules face à ces angoisses qui s’exprimaient ainsi. À quoi bon inscrire dans les constitutions que la France ou l’Europe ont des "racines" chrétiennes ? Proclamer que l’humus a été baptisé ? Qu’il est des terres chrétiennes et donc d’autres non ?

La religion et le paysage

Et pourtant, si l’on y réfléchit, ce réflexe n’est pas si artificiel qu’on pourrait le croire. Cet attachement à un territoire qu’on considère chrétien est profondément ancré dans notre culture — mais il est aussi particulier à la tradition chrétienne elle-même. Car il faut le dire : toutes les religions n’ont pas ce rapport au paysage.

L’islam, par exemple, connaît la notion de "terre d’islam", mais il s’agit avant tout d’une catégorie juridique : un territoire régi par la loi islamique. Bien sûr, certaines villes sont saintes — La Mecque, Médine, Jérusalem — mais la nature n’est pas vénérée comme un décor sacré : elle est un signe de Dieu, non un lieu habité par sa présence. L’Incarnation chrétienne, qui autorise la sanctification de la matière, n’a pas d’équivalent en islam, qui maintient la stricte transcendance divine. Le judaïsme, lui, spiritualise fortement un territoire — la Terre promise — mais d’une façon tout autre : il s’agit de l’espace de l’Alliance, gouverné par des commandements. Les lieux sont saints parce qu’ils sont donnés et régis par la Loi ; on ne cultive pas un paysage pittoresque, mais la fidélité au Dieu unique.

Un lien mystérieux entre la terre et le ciel

Quand des chrétiens parlent de "terre chrétienne", ils expriment sans toujours le savoir une intuition propre à leur tradition : l’idée qu’un pays peut devenir chrétien non seulement par ses lois ou ses habitants, mais même par ses paysages, ses églises, ses croix plantées sur ses sommets, la mémoire des saints et des martyrs qui y ont vécu. Une terre chrétienne, ce n’est pas seulement un territoire administré, c’est un espace façonné par la prière, la culture, l’art, la présence sacramentelle. C’est ce lien mystérieux entre le ciel et la terre que l’Incarnation rend possible : la matière peut être sanctifiée.

C’est étrange, non ? Est-ce l’Église qui enseigne ceci ? Trouve-t-on cela dans le catéchisme ? Non, pas directement. Mais cette approche, on la trouve dans la culture — et peut-être d’abord dans la culture protestante.

Aux Pays-Bas, une "géographie morale"

Prenons l’exemple des Provinces-Unies au XVIIe siècle. Simon Schama, dans son célèbre The Embarrassment of Riches, montre avec brio comment les Néerlandais se sont perçus comme un peuple élu, comparable à Israël, grâce à leur victoire sur les eaux. Leur terre, littéralement conquise sur la mer, était comprise comme un signe tangible de l’élection divine. La lutte contre la mer, les ruptures de digues, l’effroi devant les monstres marins avaient valeur de mythe fondateur : ils rappelaient que la prospérité était un don de Dieu, mais conditionné au respect de l’Alliance.


Dans la peinture de Jacob van Ruisdael, les paysages de canaux, de plaines disciplinées sous un ciel immense ne sont pas de simples décors ; ce sont des « géographies morales ».

Dans les sermons, les poèmes, les pamphlets calvinistes, cette interprétation était explicite : Dieu avait récompensé un peuple uni et vertueux en lui accordant la maîtrise des eaux. Et cette idée s’incarne dans la peinture de Jacob van Ruisdael : ses paysages de canaux, de plaines disciplinées sous un ciel immense ne sont pas de simples décors ; ce sont des "géographies morales". C’est une leçon précieuse. Elle rappelle qu’une "terre chrétienne" ne se définit pas seulement par ses églises ou ses monuments, mais par la manière dont une communauté y inscrit son rapport à Dieu, dans la matière même, dans l’espace, dans la mémoire et dans l’effort collectif.

L’Éden américain

De la Hollande calviniste au Nouveau Monde, cette spiritualisation du paysage a voyagé. Aux États-Unis, au XIXe siècle, elle prend une forme grandiose avec la Hudson River School. Dans leurs toiles, le sublime devient langage théologique : la lumière baignant les vallées, les nuages tourmentés, les cascades vertigineuses sont des signes de la grandeur et de la puissance de Dieu. Ces peintres — comme Frederic Church — transposent la sensibilité romantique européenne dans l’immensité américaine pour en faire un véritable Éden offert au peuple élu. Leurs paysages célèbrent l’innocence originelle d’une nature vierge et la vertu supposée de ceux qui la conquièrent.


The Heart of the Andes de l'artiste Frederic Edwin Church.

Church, dans Heart of the Andes, propose une vision presque liturgique : une nature vierge et sublime, interprétée comme un don divin et une mission. Cette "terre promise" américaine nourrit le mythe du Manifest Destiny : la conviction que la nation a reçu de Dieu la mission de conquérir et de civiliser l’Ouest. Ces paysages exaltent la beauté et la grandeur de la création. En somme, la Hudson River School montre combien la "christianisation du paysage" peut être à la fois contemplation spirituelle et instrument de pouvoir. Elle nous enseigne qu’une "terre chrétienne" n’est jamais une évidence : c’est une construction culturelle, un récit, souvent porteur d’ambiguïté.

En France, la nature miroir de l’âme

 

Mais on aurait tort de croire que cette spiritualisation du paysage aurait été étrangère à la culture catholique française. Certes, elle s’est développée plus tardivement, mais elle s’est enracinée profondément, notamment après la Révolution française. Il faut ici rappeler le rôle décisif de Chateaubriand et de son Génie du christianisme (1802). Dans une France traumatisée par la déchristianisation, il veut réconcilier l’art et la foi. Son projet est simple : démontrer la supériorité morale et esthétique du christianisme, séduire l’imagination et le cœur. Ne pas prouver que le christianisme est excellent parce qu’il vient de Dieu, mais qu’il vient de Dieu parce qu’il est excellent. Dans sa Lettre sur l’art des paysages, il oppose la sécheresse païenne — où la nature n’est qu’un décor — à la profondeur chrétienne : la nature comme miroir de l’âme. La solitude d’un cloître ruiné, le silence d’un bois, la lumière d’un crépuscule parlent de Dieu et de l’éternité. Le paysage européen, baigné de mélancolie romantique, devient ainsi le témoignage silencieux d’une Europe baptisée, même lorsque ses églises tombent en ruines.

Ainsi, même en France, même dans un catholicisme plus institutionnel, le XIXe siècle a vu s’imposer cette idée : le paysage n’est pas neutre. Il peut devenir le théâtre de la Providence, le reflet de l’âme chrétienne, le témoignage silencieux d’un ordre divin.

C’est un véritable geste identitaire : faire du paysage européen une confession silencieuse de la foi. Contempler la brume sur une abbaye gothique ou les cimes baignées de lumière devient un acte de fidélité, une résistance à l’athéisme révolutionnaire. 

Le théâtre de la Providence

Cette sensibilité ne reste pas lettre morte. Sous la Restauration, elle se traduit dans les arts : on redéfinit les critères de l’"art chrétien", on distingue les œuvres authentiquement religieuses. Et surtout, on enseigne cette conception : le Grand Prix de Rome du Paysage historique, institué en 1816, impose aux jeunes artistes de composer des paysages porteurs d’un sens moral et religieux. Achille-Etna Michallon, premier lauréat en 1817, incarne cette vision : ses paysages mettent en scène la nature comme drame moral et spirituel. Dans La Mort de Roland, le ciel qui s’ouvre sur la droite est un témoignage du paysage : le Ciel l’attend. 

Ainsi, même en France, même dans un catholicisme plus institutionnel, le XIXe siècle a vu s’imposer cette idée : le paysage n’est pas neutre. Il peut devenir le théâtre de la Providence, le reflet de l’âme chrétienne, le témoignage silencieux d’un ordre divin. Et cette tradition ne s’est pas éteinte ; elle continue de hanter notre imaginaire collectif chaque fois que nous appelons nos campagnes « pays chrétien », chaque fois que nous voyons dans nos clochers et nos calvaires non seulement des monuments mais des balises spirituelles, chaque fois que nous lisons dans la beauté de nos paysages la trace d’un héritage sacré.

Un lieu de contemplation

En somme, la France n’a peut-être pas eu la "terre promise conquise sur les eaux" de la Hollande calviniste ou l’Éden du Manifest Destiny américain, mais elle a bel et bien forgé un imaginaire chrétien du paysage : un lieu de contemplation, de mémoire et de foi. Un territoire que la beauté a sanctifié.

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