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Catégories : L'identité sexuelle

J'ai aimé lire:Des indiens du troisième sexe

En Inde, les hijras refusent l’appellation d’homme ou de femme. Cette

communauté millénaire, structurée par ses rituels et ses mythes, est à la fois crainte et discriminée.

Des indiens du troisième sexe

 

 

Laxmi se souvient de son enfance à Madras. Le garçonnet se plaisait à s’habiller comme les filles et à s’adonner à la danse avec elles. À l’âge de 9 ans, il est chassé de la maison par son père qui ne tolérait pas son ambivalence sexuelle. Son parcours est inexorablement chaotique : il tombe aux mains d’adultes proxénètes qui l’obligent à voler et lui font subir toutes sortes de mauvais traitements. Il finira par rejoindre une communauté hijra à Bombay où il, devenu elle, est installée aujourd’hui.


Dans le magnifique documentaire de Thomas Wartmann, Des saris et des hommes (1), la reporter indienne Anita Khemka nous fait entrer dans l’intimité de ces hijras qui, depuis des millénaires dans la société indienne, refusent l’appellation d’homme ou de femme et se revendiquent comme « per­sonnes du troisième sexe ».


C’est pourtant une hyperféminité qui caractérise leur apparence et leur présentation de soi, à la manière de tous les travestis de la planète. Laxmi, comme ses « sœurs » Asha, Kiran ou Shaheen, consacre beaucoup de soins à s’épiler, se manucurer, se maquiller et se parer de bijoux, de saris chatoyants et sexy. Dans son quotidien, elle enseigne la danse classique indienne, une discipline très prisée pour les fillettes. Dans la maison où elles vivent au nombre de neuf, Laxmi est aussi considérée comme la Mère, gourou de cette communauté hindoue bien particulière, appelée à trancher dans les disputes et les rivalités qui se produisent souvent sur fond de petits business et de prostitution, à distribuer des amendes ou des punitions à celles qui enfreignent les codes…


 

Une incarnation de Krishna


Combien sont-ils-elles dans le sous-continent panindien ? En l’absence de statistiques officielles, les chiffres varient entre 200 000 et 2 millions selon les sources. Toujours est-il qu’une fois par an, par une nuit de pleine lune, à Koovagam, village du Sud de l’Inde (État du Tamil Nadu), une bonne centaine de milliers viennent célébrer leur rite fondateur en rejouant une scène du Mahâbhârata. Lassés de la guerre fratricide qui déchire les Kauravas et les Pandavas, les dieux décident que le clan vainqueur sera celui qui sacrifiera un jeune homme. Le prince Aravan (des Pandavas) se propose alors, mais demande qu’on lui accorde de s’unir à une jolie femme pour sa dernière nuit de vie avant sa décapitation. Comme aucun père ne veut condamner sa fille à un veuvage précoce, le dieu Krishna, qui s’incarne en femme enchanteresse, offre à Aravan une nuit d’extase sexuelle. Le matin de la cérémonie, les hijras, devenues veuves, pleu­rent leur amant décapité et s’adonnent à toutes sortes de pratiques divi­natoires pour commé­morer l’union d’un dieu devenu femme avec un homme.



Dans la société indienne, les hijras ont un statut spécifique et ambivalent. Considérés par les hindous comme ayant un pouvoir de fertilité, ils sont conviés aux mariages et viennent bénir dans les familles les nouveau-nés mâles, moyennant une rémunération âprement négociée. Ils suscitent à la fois respect et méfiance, capables aussi bien de porter bonheur que de jeter le mauvais œil en direction de ceux qui les méprisent (2). Censés apporter la fortune, les hijras sont conviés aussi à venir danser lors des cérémonies religieuses. Au temps des maharadjahs, c’étaient des hommes castrés, employés comme gardes dans les harems où les seigneurs pouvaient leur accorder toute leur confiance. Ils faisaient aussi office de prostitués de luxe ou de danseurs pour animer les soirées mondaines.


Dans l’Inde contemporaine, pour beaucoup, ils sont devenus des parias, leurs pratiques étant assimilées à l’homosexualité, tabou absolu pour la plupart des Indiens. Pourtant, en 2008, l’État du Tamil Nadu où vivent de nombreux transsexuels a reconnu l’existence d’un troisième sexe : sur les papiers d’identité, on peut désormais cocher M (male), F (female) ou T (transsexual).


Même si cette reconnaissance commence timidement à se faire jour, beaucoup de hijras sont aujourd’hui réduits à la mendicité et à la prostitution. Lorsque l’un d’eux meurt, on lapide son corps, on le déchiquette pour le détruire et qu’il ne renaisse pas dans la même condition. En définitive, personne ne veut d’un hijra dans sa famille…


 

L’amour, toujours…


« Je vis une double vie », déclare Laxmi à la caméra. Malgré sa longue chevelure bouclée et les traits fins de son visage, Laxmi a refusé de se faire castrer. Lorsqu’elle rencontre ses parents qu’elle a retrouvés depuis peu, elle s’habille en homme. C’est le cas d’ailleurs de nombreux hijras qui, dans la vie civile, préfèrent cacher leur identité. Car cette communauté hybride réunit à la fois des individus nés intersexués, des travestis qui se contentent de se parer des atours féminins, ou des transsexuels qui, pour certains, choisissent de se faire opérer. La castration coûte cher. Souvent pratiquée clandestinement, de manière très rudimentaire – et très douloureuse –, elle est suivie d’une période d’isolement symbolique : le « patient » reste couché, les jambes et le visage recouverts d’un voile, et ne doit voir personne durant quarante jours. Elle n’est cependant pas le lot commun, puisque 70 % des hijras se contentent aujourd’hui de recourir à des traitements hormonaux pour féminiser leur apparence.


« C’est l’âme qui fait de toi un hijra », affirme Asha qui lui, affiche fièrement avoir été castré à 10 ans. « Depuis l’âge de 5 ans, mon pénis était mou. » Il s’enfuit de chez lui et rejoint un groupe d’hijras où il apprend à danser, chanter et fait l’amour avec des hommes. Car la maison des hijras est aussi une maison de passe. Parmi les clients, des Indiens riches, de haut statut social, qui affectionnent particulièrement ce type de relation sexuelle. Mais Asha ou Laxmi rêvent aussi d’amour. Les histoires de petits amis, les idylles et les chagrins d’amour sont légion dans la communauté.


Laxmi, par exemple, affirme que son petit ami – « un homme, un vrai » –, même s’il est marié à une femme par ailleurs, l’épousera un jour. Ils adopteront des enfants qui prendront soin d’eux plus tard… L’amour, toujours, qu’il s’agisse du premier, deuxième ou troisième sexe !

 

NOTES

(1) Thomas Wartmann, Des saris et des hommes, reportage d’Anita Khemka diffusé sur Arte en juin 2011. Disponible sur YouTube en sept épisodes.

(2) Emmanuelle Novello, « L’amitié dans la relation ethnographique. Traitement de l’individu et rapport à l’autre dans les groupes locaux de hijras (Delhi, Inde) », Ateliers d’anthropologie, n° 33, 2009. http://ateliers.revues.org/8210

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