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L'échappée romanesque de Michel Field

 


Photo: Jean- Christophe Marmara/Le Figaro Crédits photo : Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro

FIGAROVOX - Philippe Bilger, le président de l'Institut de la Parole a lu, pour FigaroVox, « Le Soldeur » (Julliard), le roman de Michel Field. Il y a trouvé de la politique, de la philosophie, du libertinage, de la nostalgie. Ce que les bouquinistes appellent la littérature.

Chaque semaine, Philippe Bilger prend la parole, en toute liberté, sur FigaroVox. Vous pouvez aussi le retrouver sur son blog Justice au singulier.


Michel Field vient de publier un roman, Le Soldeur (Julliard). Se moquant des journalistes voulant à toute force nous imposer leur littérature pour acquérir leurs lettres de noblesse, il se doutait des démolitions faciles ou des éloges mitigés qui pourraient advenir. Mais il n'est pas inutile de tenter une véritable critique que la tradition française n'aime pas, tant le confort se trouve dans la descente en flammes ou l'hyperbole.

D'abord, on se dit que c'est un prétexte à une sélection minutieuse de livres, d'auteurs et d'éditeurs et pour détailler les mille manières d'agencer les bibliothèques.

Puis que Michel Field a cherché à cultiver la veine romanesque mais qu'en même temps il s'empresse d'y échapper. Il est vrai que son sujet est propice à tous les vagabondages autour du livre. En effet, le narrateur rencontre une jeune femme dans la boutique du soldeur et, fasciné par elle, il accepte de relever le défi qu'elle lui lance et qui, en gros, consiste à obéir à ses décrets impérieux et précis en se séparant des livres qui y correspondent et qu'il rassemble avec un mélange d'excitation et de tristesse.

Enfin, qu'il convient de remiser ces impressions d'humeur pour analyser et comprendre en profondeur une entreprise inouïe qui ne vise à rien de moins qu'à élaborer et offrir le livre de tous les livres, le livre comme une métaphore absolue, tant elle est parfaitement adaptée, des activités multiples que le savoir et l'intelligence humaine ont engendrées et magnifiées.

Michel Field a cherché à cultiver la veine romanesque mais en même temps il s'empresse d'y échapper.

C'est précisément ce que F. Scott Fitzgerald, admiré par le narrateur, enseigne quand il écrit que «la marque d'une intelligence de premier plan est qu'elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner».

Ce qui impose un jugement complexe sur cette œuvre vient de sa nature même dont on pourrait trop vite penser qu'elle hésite entre imagination et savoir, entre le bonheur narratif ou un projet grandiose et encyclopédiste.

En réalité, en approfondissant la démarche de plus en plus nette de l'écrivain, on perçoit qu'il n'y a pas d'incertitude ni de maladresse mais qu'au contraire - sans révéler la fin surprenante du livre - il s'agit d'élaborer une totalité culturelle, politique et sociale qui intègre la fiction comme une sorte de contrepoint à ce que l'accumulation incroyable, savante et infiniment diverse de données, de points de vue et d'analyses sur toutes les matières qui ont passionné notre modernité pourrait avoir de trop luxuriant, de trop riche. Comme un corps qui trop nourri réclamerait grâce et aurait besoin de quelques moments de légèreté, d'économie et de repos. De moins de profusion et d'une accalmie bienfaisante. Les séquences de fiction donnent de l'oxygène au monde des livres.

Peut-être des grincheux pourraient-ils lui faire ce reproche superbe que Marcel Proust adressait à Gérard de Nerval qu'il trouvait encore « un peu trop intelligent » dans certains de ses écrits.

Le tour de force de l'écrivain est non seulement de parvenir à tenir en haleine le lecteur avec ce qui, superficiellement, est aux antipodes d'un terreau naturellement stimulant mais de lui faire parfois regretter qu'il n'ait pas eu une ambition moins ample en développant jusqu'au bout le genre du roman pour lequel il est si manifestement doué avec des moments de grâce où désir, états d'âme et obsession amoureuse se conjuguent avec une délicatesse rare qui concilie l'espérance du corps et le miracle d'une complicité toujours au bord de la brisure.

On ne peut cependant passer sous silence ce que l'intelligence et la culture de Michel Field, présent avec discrétion mais sans l'hypocrisie d'une dissimulation artificielle, proposent comme morceaux de bravoure qui arrêtent le lecteur comblé à la fois par l'étendue de la connaissance et la finesse tantôt provocatrice tantôt classique du regard porté sur tant de plaisirs, de divertissements, de sensualités, d'arts et de transformations sociales. Un univers passé au crible des livres et pas une métamorphose n'est étrangère à celui qui les décrit en même temps qu'il les dénonce ou les applaudit.

Peut-être des grincheux pourraient-ils lui faire ce reproche superbe que Marcel Proust adressait à Gérard de Nerval qu'il trouvait encore «un peu trop intelligent» dans certains de ses écrits. Etrange grief de la part d'un génie qui, plaçant l'intelligence au plus haut, en a fait le ciment d'une cathédrale incomparable.

Tout y passe sans que cette volonté impérieuse d'appréhender un monde sous toutes ses latitudes apparaisse forcée ou vaniteuse. Le libertinage, la cuisine, la pâtisserie, Paris somptueusement disséqué et honoré, l'amour de la littérature et des livres, la nostalgie de l'enfance où l'univers se découvrait par l'entremise du romanesque, tout ce qu'un honnête homme capable de concilier une appétence pour les audaces et un goût des douces choses familières a cultivé pour devenir ce qu'il est.

Essai littéraire donc, recueil de souvenirs, histoire d'une période qui a mêlé les fulgurances novatrices et les conformismes pesants, pudiques révélations sur une intimité aussi peu narcissique que possible, dénonciation de ridicules (par exemple, sur les dîners mondains et la frivolité médiatique), compte rendu quasiment exhaustif des idées et des penseurs qui ont compté - une somme dont il serait absurde de blâmer la surabondance puisqu'elle traduit une plénitude recherchée et atteinte en même temps qu'elle sait manifester la défiance attendue à l'égard du livre qui viendrait comme un importun empêcher de prendre la vie de plein fouet.

Paris somptueusement disséqué et honoré, l'amour de la littérature et des livres, la nostalgie de l'enfance où l'univers se découvrait par l'entremise du romanesque

Ce serait négliger la part essentielle de ce roman singulier qui a refusé les facilités pour se colleter à partir d'une bibliothèque à l'immensité de l'existence, de ses ombres, de ses lumières, de ses enthousiasmes déçus ou de ses admirations sauvegardées. Le livre comme leçon de vie, le livre dont il ne faut pas se délivrer.

Restent, en apothéose, la politique - ses partialités détestables mais ses militants dévoués et fidèles - et la philosophie qui s'oppose à elle et qui vient donner son prix unique à un esprit que les réponses angoisseraient plus qu'elles ne le rassureraient, qui s'engage avec une volupté inquiète et jamais découragée dans l'entrelacs des questions fondamentales structurant notre présence au monde, notre rapport aux autres, l'honneur et la misère d'être homme. La finitude, alors, n'est plus une angoisse mais une interrogation. Et on apprend, grâce à ces immenses personnalités qui ont habité l'histoire de la philosophie, la complexité du monde et le caractère vertigineux des problèmes essentiels à l'issue desquels il ne faut surtout pas conclure.

Michel Field mérite mieux que des approbations corporatistes ou une dérision à hauteur de sa place dans l'espace médiatique.

«Le soldeur» n'est pas de ces œuvres qui disparaissent quand la quotidienneté reprend le dessus. Il demeure et dure en nous. C'est une qualité rare. Il ne fait pas partie de ces petits livres qui vous tombant des mains ne vous font pas mal aux pieds selon Céline qui savait de quoi il parlait.

Le roman de Michel Field justifie qu'on en prenne la mesure avec la gravité, l'originalité et le talent dont l'auteur nous a fait don.

-Le soldeur de Michel Field, Julliard, 306 pages, 20 euros

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