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Catégories : A lire, Les polars

Le linguiste, le comptable et l’hurluberlu

1 mai 2013 à 19:06
 
 
Par MATHIEU LINDON
Libération

Le linguiste était presque parfait (paru aux Etats-Unis en 1980 sous le titre Double Negative), de David Carkeet, né en Californie en 1946, et le Temps, le temps, de Martin Suter, né à Zurich en 1948, sont deux romans policiers qui, malgré leur humour, finissent par créer une angoisse originale chez le lecteur heureux de tourner les pages à toute vitesse : que, à force d’être dévorées, ces pages se fassent soudain tellement rares qu’il redoute de ne pas voir l’énigme résolue dans les règles (mais si). Tous deux aussi accordent une place très importante aux relations de travail, tirant presque à la satire dans la description du monde social. Le héros de Martin Suter est comptable et n’a guère d’admiration pour ses supérieurs ni ses simples collègues (il a demandé à l’un d’eux de «lui ficher la paix avec son humour de merde») dont il décrypte les petits jeux de pouvoir avec une clairvoyance réjouissante.

Le personnage de David Carkeet est pourvu du même mépris professionnel (quoiqu’il redoute d’être lui-même méprisé, alors que le héros de le Temps, le temps s’en fiche) mais son activité est plus particulière : il est linguiste dans un institut qui suit quelques années des nourrissons pour étudier l’apprentissage du langage, de sorte qu’il se retrouve vite dans un «couloir qui grouillait de policiers, de linguistes, de puéricultrices, et croisa un tout-petit qui se faisait la malle». Les deux romans tiennent de ce qu’on appelle au cinéma la comédie policière, plus ouvertement dans Le linguiste était presque parfait que dans le Temps, le temps, qui se présente comme un texte de vengeance, c’est-à-dire de deuil.

Jeremy Cook, le linguiste, apparaît dans deux autres romans (pas policiers) de David Carkeet dont le premier paraîtra l’an prochain chez Monsieur Toussaint Louverture. Ici, il est confronté à des mystères de divers ordres. Pourquoi quelqu’un croit-il bon d’installer un cadavre dans son bureau ? Quel sens a «m’boui» dans la bouche de tel gamin - et quelle différenciation installent les intonations montante ou descendante ? Peut-on se fier à la manière d’enquêter du policier Leaf ? Réaction du détective devant un indice : «"Je veux bien qu’on m’encule si j’arrive à en tirer quoi que ce soit."/ Cook hocha la tête avec gêne, sceptique quant à la portée sémantique de cette apodose impérative.» Les divers mondes en scène dans Le linguiste était presque parfait se contaminent, si bien qu’il arrive à Cook, adulte consommé, de se retrouver face à une perspective «tellement rébarbative qu’elle lui donna presque l’envie de ramper sous son bureau pour pleurer». A l’inverse, il en vient aussi à se demander, car c’est ce qui risque de se produire, «si, dans les annales du crime, il était déjà arrivé qu’un bambin de seize mois identifie le coupable parmi plusieurs suspects alignés devant lui». Quant au policier, il oblige Cook à entendre des énigmes à l’énoncé peu banal : «A votre avis, combien de kilos de conneries faut-il pour couler un navire, un grand navire ?» Cook, devant rédiger une conférence sur un sujet qu’il ne connaît pas mais dont le titre est déjà public, envisage un moyen de contourner la difficulté. «Quelque chose du genre : "On ne peut correctement traiter de bla bla bla sans considérer également bla bla bla. N’est-ce pas la règle de base de tout roman policier ?

Le policier de le Temps, le temps, que son métier a «rendu plus sensible au lieu de l’endurcir», n’a qu’un rôle secondaire car le héros juge «qu’il valait mieux ne pas gaspiller son unique piste en la confiant à la police». La copine de Taler a été assassinée et il veut assassiner l’assassin. Il comprend vite que son curieux voisin, octogénaire veuf, est un «hurluberlu» qui prétend que «le temps n’existe pas» et que, si on remet le monde en l’état où il était du vivant de sa femme, ce sera comme si sa femme n’était pas morte. Il s’agit donc de faire correspondre la vue qu’il a aujourd’hui à celle qui apparaissait sur les photos d’il y a vingt ans. Il faut tromper le temps comme la femme du veuf voulait «tromper le corps» en se conduisant comme si de rien n’était quand elle était malade. L’hurluberlu n’est pas seul, c’est toute une secte qu’aide Taler. «- Tu n’y crois pas, mais tu fais tout cela dans l’espoir que tu te trompes./ - C’est le seul qui me reste.» Mais quand on commence avec la tromperie, on ne sait jamais où ça va s’arrêter, ni le personnage ni, surtout, le lecteur. A propos de Taler, dans le premier tiers du roman : «Il se réveilla parce que quelqu’un pleurait bruyamment, et constata que c’était lui.» Il n’y a pas que les autres qu’il faut rouler, tout le monde peut se tromper soi-même.

David Carkeet Le linguiste était presque parfait. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard. Monsieur Toussaint Louverture, 272 pp., 19 €. Martin Suter Le Temps, le temps Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Bourgois, 318 pp., 18 €.

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