Recueil de poèmes en hommage aux deux auteurs
La rentrée littéraire, une invention française
LE MONDE DES LIVRES | 21.08.2013 à 18h14 | Catherine Simon
| FABRICE MONTIGNIER
Pour rien au monde, il ne voudrait être libraire ailleurs, un 15 août. Le farniente, l'Assomption, le chassé-croisé des vacances, il s'en fiche. La seule chose qui compte, à cette période-clé, c'est le grondement de l'avalanche toute proche. Non, décidément, la rentrée littéraire, premier grand coup d'adrénaline avant le shoot final des prix d'automne, Erik Fitoussi, patron de la librairie Le Passage, à Lyon, ne la raterait pour rien au monde.
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"Epuisant et génial", résume-t-il, avant de raccrocher, affolé à l'idée d'avoir passé une heure au téléphone, à parler des romans qu'il a lus cet été... Il ne reste que quelques jours avant le lever de rideau. Les éventaires attendent. Le temps des cigales n'est pas fini, que, déjà, les fourmis s'activent.
Après avoir longtemps coïncidé avec la rentrée scolaire de septembre, la rentrée littéraire s'est mise, "il y a environ vingt ans", selon l'historien de la littérature Jean-Yves Mollier, à mordre sur le mois d'août. Le calendrier n'est pas seul à avoir changé. Elle a beau se parer du caractère immuable que revêt tout grand mythe national, la rentrée littéraire est un phénomène daté : elle a son histoire, ses temps forts, ses stratèges et ses leurres.
A quand remonte-t-elle ? "Dans Le Figaro, il semble que l'expression "rentrée littéraire" apparaisse en 1936, où elle est assortie de guillemets, ce qui laisse à penser qu'elle n'est pas encore d'usage courant à cette date", avance l'universitaire Bertrand Legendre, auteur d'Entrer en littérature. Premiers romans et primo-romanciers dans les limbes (Arkhé, 2012). "Alors là, c'est une colle !, hésite sa jeune consoeur Sylvie Ducas, dont l'essai La Littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires (La Découverte, 240p., 22 €) paraît ces jours-ci. Sans doute remonte-t-elle aux années 1980, quand les commerciaux de la grande distribution ont fait leur entrée dans le secteur de l'édition ?" Jean-Yves Mollier, auteur de L'Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d'édition, 1880-1920 (Fayard, 1988), défend une autre thèse. "L'idée de rentrée littéraire est conceptualisée par le philosophe Ernest Renan dans les années 1880." A chacun sa version et sa pièce du puzzle...
EMBALLEMENT RÉCENT
Si la plupart des éléments qui ont contribué, sous l'impulsion des éditeurs, à la fabrication de la rentrée (les saisons et les cénacles littéraires, mais aussi les prix, en particulier le Goncourt, créé en 1903) se sont mis en place entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, "l'emballement" qu'on connaît aujourd'hui est en revanche récent, concède Jean-Yves Mollier. Quelle que soit sa date de naissance, la rentrée littéraire française, par la ferveur qui l'accompagne, est unique au monde.
Et même si "son impact sur le marché n'est pas fondamental", c'est "comme un grand coup de lumière", s'enthousiasme Mario Androse, l'éditeur d'Umberto Eco. "La France a un tempérament littéraire beaucoup plus prononcé que les autres pays – et même que l'Italie", ajoute-t-il, malicieux. "A Berlin, cette année, les vacances se sont arrêtées début août. Et chaque Land a son agenda propre. Ce qui fait qu'en Allemagne nous n'avons pas ce sentiment de rentrée que vous avez en France", souligne Claudia Puls, éditrice chez Aufbau. L'Allemagne, dont le Salon du livre de Francfort est l'un des plus importants du monde, connaît, certes, à l'instar du reste de l'Europe et des Etats-Unis, des "saisons" propices à l'édition – et aux avalanches de nouveaux titres. Mais de grande rentrée, avec prix prestigieux et fièvre médiatique, point.
Ce "culte", rendu annuellement "à la Littérature et, surtout, à la Littérature française", demeure une "particularité" hexagonale, vu "surtout depuis les Etats-Unis, mais aussi depuis Londres, Berlin ou Milan", confirme, dans un courriel au "Monde des livres", la sociologue américaine Priscilla Parkhurst Ferguson, professeur à l'université Columbia (New York). Mais attention, relève l'auteur de l'essai La France, une nation littéraire (Labor, Bruxelles, 1991) : on ne s'interroge peut-être pas assez "sur le fonctionnement de ce rite, qui est de fêter, non les livres, mais la Littérature". Nuance... Le " divorce entre l'objet que l'on vend ostensiblement et le sujet véritable" est patent, ajoute Mrs Ferguson. "La Littérature joue le rôle de fétiche, qui fait vivre la collectivité."
C'est à "la fin des années 1990 et au début des années 2000", note Jean-Yves Mollier, que la rentrée d'automne – qu'elle serve à vendre des livres ou à célébrer "la Littérature" – a été marquée par une production accélérée de livres, notamment des romans. La "concurrence acharnée" entre éditeurs a conduit à cette "spirale imbécile" qui veut qu'un tombereau de plusieurs centaines de romans submerge, en l'espace de quelques semaines, journalistes et libraires, insiste le chercheur. Cette année, note cependant Erik Fitoussi, "la plupart des éditeurs ont réduit la voilure". On retrouve, grosso modo, pour cette rentrée 2013, le niveau de l'an 2000 – 555 titres, selon les chiffres du magazine Livres Hebdo.
"Qu'il y ait 550 ou 700 livres, c'est pareil, balaye Bernard Pivot, membre de l'Académie Goncourt. La rentrée ressemble à une course cycliste : sur les 500 champions qui prennent le départ, une vingtaine vont réussir l'échappée. Dans cette formidable bataille, bien des injustices sont commises. Plus les armées sont nombreuses et plus il y a de cadavres...", analyse l'inventeur d'"Apostrophes", émission phare de la télévision publique de 1975 à 1990. Une seule chose a changé, observe le chroniqueur du Journal du dimanche : "Depuis 1998, le Goncourt recrute ses lauréats exclusivement dans le "vivier" de septembre – plus jamais dans celui du printemps."
Mais la fièvre est intacte. "En France, les écrivains sont des stars. Mon boucher sait que j'écris des romans. Pas aux Etats-Unis...", s'enflamme l'ancien roi du petit écran. Marion Duvert, éditrice au Seuil, après six ans passés aux Etats-Unis, est assez d'accord : "En France, grâce à la rentrée, un roman exigeant, de haute valeur littéraire, a ses chances. Ce n'est pas le cas partout !"
Même enthousiasme chez Augustin Trapenard, qui produit "Le carnet d'or", sur France Culture, et tient la chronique littéraire du "Grand Journal" de Canal+. La rentrée littéraire est l'expression d'une "richesse, d'une variété, d'un éclectisme extraordinaires", se réjouit-il. Sans regret pour les innombrables sacrifiés, ces "cadavres" de l'automne littéraire, selon le mot de Pivot ? "Un bon livre trouve toujours ses lecteurs – grâce aux libraires, notamment", estime le journaliste.
Erik Fitoussi se montre plus circonspect. Le libraire lyonnais cite le cas du romancier américain John Gardner, aujourd'hui décédé, dont La Symphonie des spectres (Denoël, 2012), un "très grand roman, de la valeur d'un Philip Roth", est passé, en France, quasiment inaperçu. "Je m'en veux de l'avoir raté", se désole le patron du Passage, qui va tenter de "réparer cette énorme injustice" en plaçant, cet automne, avec un an de retard, La Symphonie des spectres aux côtés des nouveautés de la rentrée.
Faut-il voir, dans le cas de John Gardner, l'exception qui confirme la règle ? Sylvie Ducas parle, elle, d'une "marée de mort-nés", conséquence – sciemment anticipée par les éditeurs – de la politique de "surproduction" de ces vingt dernières années. Si la passion du livre, toujours profonde en France, constitue "un précieux privilège", il faut faire "attention aux machines à broyer la diversité littéraire", prévient la jeune chercheuse.
Le prix Goncourt, décerné en novembre, reste évidemment le temps fort de la rentrée. Il en est la consécration. Le roman élu a toutes les chances de bien se vendre, dans l'Hexagone comme à l'étranger. Pour le reste ? "Les meilleures ventes, ce n'est pas la rentrée littéraire qui les fait", remarque Bertrand Legendre. Si les lauréats du Goncourt s'écoulent, en moyenne, à quelque 400 000 exemplaires, ils restent loin derrière des titres comme Cinquante nuances de Grey (Lattès, 2011), qui avait dépassé, fin 2012, les 40 millions d'exemplaires vendus dans le monde. "D'un point de vue littéraire, ce bouquin, c'est le fond du seau", tranche Erik Fitoussi.
"Bons ou mauvais, c'est aux critiques et aux lecteurs d'en décider. Mais je ne vois pas au nom de quoi on leur dénierait le qualificatif de littéraire ?", s'amuse Patrick Kéchichian, critique à La Croix et ancien du "Monde des livres". Certains de ces titres, dits "populaires" ou "grand public", sont d'ailleurs édités à l'automne, participant de facto à larentrée. A l'instar de L'Extraordinaire Voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea (Le Dilettante), de Romain Puertolas : cette "fable loufoque" a déjà fait l'objet de "plus de vingt contrats, signés à l'étranger", assure Patricia Pasqualini, agent littéraire à Paris. "Un livre marrant, léger comme un téléfilm", commente Erik Fitoussi. Pourquoi s'en offusquer ? "Le but premier de la rentrée, c'est de faire lire", rappelle Patrick Kéchichian.
Le spectre est large, du futur Goncourt aux romans "de gare", et la rentrée 2013 s'annonce grosse de surprises et de pépites. Ne boudons pas ce plaisir si français ! Que la bagarre commence et fleurisse le talent...
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