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Marville dans les mues de Paris

 

La rue Constantine (IVe arrondissement de Paris), en 1866, devenue aujourd'hui la rue de Lutèce.La rue Constantine (IVe arrondissement de Paris), en 1866, devenue aujourd'hui la rue de Lutèce. (Photo Charles Marville. The Metropolitan Museum of Art New York.)

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Le Met de New York expose jusqu’en mai les clichés de l’artiste français du XIXe siècle, qui immortalisa les travaux haussmanniens de la capitale.

ANew York, on peut voir jusqu’au 4 mai une splendide exposition parisienne qui ne viendra pas à Paris : la première véritable rétrospective de l’œuvre du photographe français Charles Marville (1813-1879), de son vrai nom Charles-François Bossu (1). Certaines de ses photos de Paris sont fameuses, the right man in the right place at the good moment, leur auteur l’est moins. On ne sait toujours pas ce qu’il fit pendant la guerre de 1870 et sous la Commune. Ce n’est qu’en 2010 qu’un archiviste lié à l’équipe de l’exposition, Daniel Catan, trouve son véritable nom et, du même coup, ses dates de naissance, de mort, et son testament : «Je déclare ici que le nom de Charles Marville est un pseudonyme que je porte depuis quarante-sept ans […]. Lorsque je rentrais dans les arts, j’éprouvais la crainte que la singularité de mon nom ne me cause les ennuis que j’avais éprouvés en classe, c’est pourquoi je pris, il y a quarante-sept ans, le pseudonyme de Charles Marville.» L’exposition américaine permet de faire le point sur l’homme, de voir surtout l’étendue de son parcours iconographique. Elle est moitié Baudelaire, moitié Woody Allen.

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Baudelaire, car la ville qu’on voit sur un quart de siècle, saisie avant, pendant et après les destructions et reconstructions du baron Haussmann, ce sont exactement les vers du «Cygne» : «Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel).» Baudelaire écrit ces vers en 1859, après avoir traversé le Carrousel et vu un cygne qui, échappé, cherche en vain de l’eau dans un ruisseau. Ce n’est pas la faute à Voltaire ni à Rousseau. C’est celle à Napoléon III. C’est l’époque où Marville commence, en 1858, à travailler pour les institutions impériales. Au début, c’était un talent romantique. Sur un autoportrait en clair-obscur, debout près d’une fenêtre, il ressemble à Théophile Gautier. Sur un autre, il est en chapeau sur les marches d’une église, comme un personnage de théâtre donnant l’échelle. Peintre, graveur et dessinateur, il a voulu d’abord réussir comme tel. Il a entre autres illustré Paul et Virginie. En 1851, demandant l’autorisation d’entrer dans des bâtiments publics pour faire des «vues intérieures des monuments de France», il se présente comme «artiste peintre». Le Metropolitan Museum (Met) expose certains de ses premiers travaux photographiques : de magnifiques ciels et des portraits en clair-obscur romantiques, des clichés de vieilles églises aux vapeurs hugoliennes que des médiévistes, aujourd’hui, étudient avec attention. Le talent est là, précis et tamisé, d’un grain à la caresse délicate. Le génie du lieu, pas encore. A la mort d’Ingres, en 1867, il photographie le visage du peintre sur son lit de mort. Le gisant est découpé de profil par le blanc du drap, comme un masque, comme un hommage de l’art qu’il abandonne à celui qui le révèle. La fermeture de l’imprimeur qui l’emploie principalement, en 1855, l’a obligé à évoluer. Il devient le photographe institutionnel baudelairien de la ville. Et, du même coup, un grand photographe : un homme qui sait où poser son pied et comment prendre la lumière de ce qu’il veut montrer, tandis que la ville, changeante, ne dort plus.

Éternité. Il n’y a pas de cygne sur ses photos et il y a très peu d’hommes, ou alors à l’arrêt : les temps de pose ne permettent pas de saisir le mouvement. Les ouvriers, les badauds, les chiens, pourquoi pas les chats, sont probablement dans le champ, mais à l’état fantôme, parfois révélés par un flou, comme si l’image tremblait sous la pression de ceux qu’elle ne peut retenir. Sur une extraordinaire photo montrant la percée du boulevard Henri-IV vers la Bastille, entre les ruines et les dernières maisons debout, sur l’avenue de terre bordée par une voie ferrée, il y a deux chevaux noirs. Leur maître est peut-être là, dans l’ombre translucide du négatif. Ils attendent Godot - ou l’ont vu passer. Au loin, la colonne de Juillet - seul repère évident pour le visiteur d’aujourd’hui -, comme un doigt levé vers le ciel qu’on imagine poussiéreux.

Cat. No. 60 / File Name: 3209-035.jpg
Charles Marville
Passage Saint-Guillaume (vers la rue Richelieu) (first arrondissement), 1863-1865
albumen print from collodion negative
image: 31.91 x 27.62 cm (12 9/16 x 10 7/8 in.)
Joy of Giving Something, Inc.Passage Saint-Guillaume, 1863-1865. Photo JGS. INC.

Ce sont d’abord les monuments, les parcs, les chantiers, les axes percés, les rues qui vont disparaître, le mobilier urbain qu’on voit. C’est l’objet des commandes. On a vu la raison technique à l’absence de mouvement populaire, de foule. André Rouillé, dans la Photographie (Folio, 2005), donne une explication politique et sociologique : «La ville a largement échappé à la photographie qui, des bouleversements de la ville, ne voit à ses débuts rien ou presque : ni les ateliers, les magasins, les entrepôts qui, au cours de la période balzacienne, se mêlent au Paris historique ; ni les prolétaires qui s’installent dans la périphérie, près des barrières, et dans les taudis du cœur de la capitale ; ni l’émergence de la foule, si emblématique de la modernité. La vie des rues tortueuses promises à la destruction par le baron Haussmann lui reste étrangère, ou elle n’en retient, chez Charles Marville, que des spectres. […] La photographie ne voit alors de la ville que la scène du pouvoir : les monuments qui l’ancrent dans le passé, les grands travaux urbains qui la projettent dans l’avenir.»

Virgules. La qualité du travail de Marville vient justement du fait qu’on y sent autre chose : le flottement spatial de tout ce qui échappe à l’exercice du pouvoir qui le commandite. Sa photographie enquête, informe, fait sentir - et imperceptiblement regretter. Le Parisien regrette Paris comme le photographe, peut-être, regrette l’artiste qu’il aurait voulu être. Le document joue avec l’éternité qui lui manque, mais qu’il suggère.

Les tirages exposés à New York ont tous été faits ou refaits par l’artiste lui-même, qui avait conservé les négatifs. Pour l’Empire, il a commencé par photographier le bois de Boulogne naissant. Les clichés les plus remarquables sont issus de commandes qu’on lui passe plus tard, d’abord dans les années 1860, puis à partir de 1873. La curée spéculative se poursuit. Bientôt, ce sera l’exposition universelle de 1878. En communication permanente avec la préfecture, il saisit les «voies détruites ou à détruire», posant son pied dans les pas des décrets. Ce qu’on voit est d’autant plus beau que ça porte l’écho de l’expropriation et des coups de masse, de toute une vie populaire de centre-ville à effacer. Les bâtiments parlent pour les hommes et la photographie rejoint son essence : donner un cadre mémorable aux formes de la disparition.

En 1876, il photographie le percement de l’avenue de l’Opéra. C’est une petite colline de terre entourée d’immeubles quasiment en ruine. Ici, il y a des hommes, qui posent. Sur la tranche des dernières façades à détruire, comme sur un décor, on voit aussi une foule de silhouettes ouvrières, fourmis de la casse, virgules d’une phrase immobilière en décomposition : petits créneaux d’un donjon architectural, fixant le chemin de ronde du vieux Paris. Quatorze ans plus tôt, les photos de la Bièvre à découvert, dans le Ve arrondissement, montrent les vieilles maisons au bord de l’eau. Il faut aller aujourd’hui dans certaines petites villes de province pour voir ça. Il y a des lieux où le temps retrouvé survit au temps perdu.

L'entrée de l'école des Beaux-Arts, 1870. Photo Col. W. Bruce and D.H. Lundberg

Baudelaire, mais aussi Woody Allen, car le public américain contemple au Met, à travers ce dear old Paris sans curée apparente, une sorte de territoire so charming dans lequel il continue de s’ébattre fantasmatiquement, comme si, d’un musée à l’autre, ni Paris ni la France n’avaient changé : la forme d’une ville change beaucoup plus vite que le cœur d’un touriste. Les New-Yorkais se penchent sur les originaux et, en topographes sentimentaux, replient la carte du tendre sur la géographie urbaine. Ils observent les vieux réverbères, déchiffrent les vieilles enseignes où on propose de guérir les gerçures des seins (il y avait beaucoup de nourrices, souvent venues du Morvan). C’est toujours minuit à Paris. L’effet touristique est accentué par le fait qu’une dernière salle est consacrée à d’autres photographes, comme Atget, dont les œuvres appartiennent à l’énorme fonds du musée new-yorkais. Belles photos, conclusion incohérente : mieux aurait valu tout concentrer sur l’extraordinaire travail de Marville.

Prêteurs. L’exposition a été pensée et voulue par une jeune Américaine, Sarah Kennel, spécialiste de la photo du XIXe siècle. Une équipe de quatre commissaires, dont deux français, l’a accompagnée. Sarah Kennel travaille à la National Gallery de Washington, où les photos de Marville ont d’abord été présentées de manière plus exhaustive. C’est en travaillant sur Fontainebleau qu’elle a découvert l’œuvre du photographe et pris contact, à Paris, avec le musée Carnavalet. Après Washington et New York, l’exposition ira non pas au musée d’Ottawa, annoncée dans le superbe catalogue et qui s’est dédit, mais à Houston. Elle ne passera donc pas à Paris, comme elle aurait pu et dû. C’est là que se trouve une grande partie du fonds Marville, dans trois lieux : bibliothèque historique de la Ville de Paris, bibliothèque de l’Hôtel de Ville, musée Carnavalet. Celui-ci, qui a prêté 41 photos, n’avait pas les conditions atmosphériques nécessaires pour accueillir un tel projet. Le Petit Palais, d’abord ouvert, a finalement renoncé. Les prêteurs américains n’étaient pas enthousiastes à l’idée d’envoyer leurs propriétés pour un quatrième voyage, outre-Atlantique.

L’une des photos les plus connues est aussi l’une des plus émouvantes : les ruines de l’hôtel de ville, après l’incendie déclenché en 1871 par les communards. On dirait une gare après un bombardement de type Berlin, 1945. A terre, partout, les décombres. Des tas de documents ont été détruits. Parmi eux, des milliers de tirages de Marville. C’est un tombeau de son œuvre qu’il saisit.

(1) Il n’y a eu qu’une petite expo au Louvre des Antiquaires en 2009. Pour le reste, ses photos entraient dans des expositions thématiques sur le Paris de Haussmann ou la Commune.

Philippe LANÇON Envoyé spécial à New York

Charles Marville : photographer of Paris Metropolitan Museum of Art, New York. Jusqu’au 4 mai. Rens. : www.metmuseum.org

http://www.liberation.fr/photographie/2014/03/05/marville-dans-les-mues-de-paris_984724

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