Paris, 10 février 1855.
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Étude sur GÉRARD DE NERVAL.
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Son caractère. Sa bienveillance. Services qu'il rendait. Sa modestie. Son amour du mystère. Ses nombreux pseudonymes. Sa préoccupation de ses aïeux. Vide qu'il laisse. Son talent. Sa rêverie. Ses hallucinations. Jupiter-Ammon. Les mystères d'Isis. La jarretière de la duchesse de Longueville. Sa vie errante. Comment il avait voyagé en Orient. Ses ouvrages. Aurélia. Peinture du rêve. Pensées de suicide. Son manque d'argent. Ses fantaisies. La perruche. Le homard. Son louis. Sa dette de mille francs. Les cabarets des Halles. Mis au violon. Ses derniers jours, ses dernières nuits. La rue de la Vieille Lanterne. Conjectures. Ses obsèques. Une idée d'Alexandre Dumas. Conclusion.
Aujourd'hui, il nous faut avant tout raconter ce qui a été l'événement et, comme on dit, la sensation de Paris au commencement de cette dernière quinzaine. Outre le curieux et dramatique intérêt de nombreux détails que nous devons surtout à des communications particulières, il en ressort plus d'une vue singulière et peu connue sur Paris même, comme aussi peut-être un utile et grave enseignement.
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Le monde des littérateurs, des artistes et de la presse vient de perdre en Gérard de Nerval un homme qui y tenait une place tout à part, mystérieuse et cependant très marquée, tantôt apparaissant au grand jour, tantôt fuyant, pour ainsi dire, comme lui et se renfonçant dans l'ombre. Chose plus rare encore ! il était fort aimé de ses confrères, malgré l'originale distinction de son talent et d'assez vifs éclairs de renommée qui revenaient toujours le signaler de loin en loin dans l'obscurité où il se plaisait. Un de ses amis, M. Champfleury, le conteur réaliste, mais qui n'en conte pas moins bien, car il sait choisir ses réalités, faisait une remarque fort juste, qui est à elle seule une belle louange, et que de longtemps sans doute nul autre ne méritera. « Gérard de Nerval, observait-il, est le seul homme de lettres qui n'ait jamais dit de mal de personne, et dont on n'en ait jamais dit. »
Ce silence de la malignité humaine à son égard, il le devait sans doute en partie, au moins pendant ces dernières années, au respect commandé par son état d'esprit, qui, sur certains points, et quelquefois avec des accès plus marqués, devenait réellement maladif ; mais au commencement, et jusqu'à la fin, il le devait surtout à son caractère essentiellement doux et inoffensif. Il y joignait de plus une bienveillance active, désintéressée et cordiale. Lui qui ne savait rien faire pour lui-même, il le savait très bien pour les autres, n'épargnant alors ni pas, ni démarches, ne ménageant ni ses sollicitations, ni son influence ; et son nom, son talent, l'amitié qu'on lui portait lui en donnaient auprès de plusieurs hommes en place et en crédit, auprès des libraires, des directeurs de théâtre et des rédacteurs de journaux. Incapable de se fixer, de s'arranger, de songer le moins du monde pour lui au lendemain, il laissait sa propre vie flotter à l'aventure, au point de n'avoir plus à la fin, littéralement, ni feu ni lieu ; mais, au milieu de cette existence à l'abandon et perpétuellement errante, il était toujours disposé à venir en aide à ses amis, comme il pouvait et comme on le lui demandait, à leur prêter ses idées et sa plume, ce qui pour lui était le moins.
Dans une carrière littéraire déjà longue, car il avait débuté peu après 1830, il a pris une part plus ou moins notable, essentielle parfois, tantôt pour la rédaction et le style, tantôt pour l'invention, tantôt pour les deux ensemble, à maints travaux signés cependant d'un seul nom, et ce n'est pas le sien. Son ami Théophile Gautier, et d'autres, en savent bien quelque chose, Théophile Gautier surtout, et peut-être ne l'ont-ils pas dit assez haut. Quant à ce dernier, avec lequel il était particulièrement lié depuis de longues années, il ne le remplaçait pas seulement au feuilleton de la Presse, pendant ses absences et ses voyages ; il est de notoriété parmi leurs amis communs et leurs connaissances, qu'il l'a aidé, soufflé dans plusieurs de ses ouvrages : Théophile Gautier avoue lui-même qu'il n'a point le don de l'invention, qu'il ne saurait pas imaginer et combiner une nouvelle, par exemple : « Faites-moi le fond, dit-il, et alors je mettrai là-dessus un glacis superbe. » Eh bien, le fond, le dessous, germe ou charpente, ce qui est caché sous l'œuvre et qu'on ne voit pas, mais ce qui la supporte ou lui a donné naissance, il paraît que c'est souvent Gérard de Nerval qui le faisait. Il avait même été autrefois le collaborateur d'Alexandre Dumas dans plus d'un drame dont un seul porte son nom, celui de Léo Burckart.
Loin de se plaindre de ce rôle obscur de collaborateur et même, qu'on nous passe l'expression, de préparateur de chimie littéraire, il s'y plaisait, soit par modestie naturelle, soit aussi, semble-t-il, par son amour instinctif de tout ce qui était secret et mystérieux. Parmi les ouvrages qu'il a signés (et, malgré ses collaborations anonymes, la liste en est encore assez longue), aucun ne l'est de son vrai nom. C'était Aloysius, Pérégrinus, lord Pilgrim, etc. Il affectionnait l'idée renfermée dans ces deux dernières désignations, qui rappelaient sa vie toujours errante et pérégrinante, de rue en rue à Paris, ou même, car il avait beaucoup voyagé, de pays en pays, y compris celui de l'imagination et de l'âme. Ce nom de Gérard de Nerval, qui avait fini par passer pour le sien et qui est inscrit sur sa tombe, était encore un pseudonyme : il s'appelait en réalité Labrunie, dont Nerval (noir val) a dû être aussi, dans ses idées, une sorte de traduction. Comme en général les mystiques, il attachait une grande importance aux noms, qui, à vrai dire, ont toujours un sens à l'origine des langues et des sociétés, et, dans la Bible même, quelque chose de prophétique et de sacré.
Dans quelques-uns de ses ouvrages, dans les derniers surtout, il se montre aussi très préoccupé de ses aïeux inconnus, de sa race, de sa famille, il revenait là-dessus avec plus d'insistance encore dans la conversation : c'était même l'un des thèmes les plus habituels de ses aberrations d'esprit, l'un des plus caractéristiques. Cet amour du mystère et ce genre de préoccupation tenaient sans doute avant tout à des idées particulières et à sa nature intime, mais peut-être aussi à quelque secret de famille. Son père, ancien chirurgien militaire de l'Empire, vit encore ; sans être brouillés, ils se voyaient peu, et le père, très âgé il est vrai, n'a pas réclamé le corps de son fils. Ce sont les amis de Gérard de Nerval et la Société des Gens de Lettres qui lui ont rendu les derniers devoirs. Il y avait foule à son convoi, mais surtout d'écrivains et d'artistes.
Tout ce monde a bien senti à cette heure, – mieux que du vivant de celui dont il allait conduire au moins la dépouille à une demeure fixe et assurée, – a bien senti, voulions-nous dire, qu'il s'était fait dans son sein un véritable vide par cette subite disparition non seulement d'un vieil ami de vingt ans, d'un caractère bon et aimable, mais d'un talent qui ne se remplacerait pas. Celui de Gérard de Nerval n'atteignait pas sans doute les hauteurs du génie, son vol conquérant, facile et sublime ; il n'y aspirait pas non plus ; mais, dans une région plus moyenne, son talent était cependant très à part et bien à lui.
Élégant, délicat, choisi ; souple et rapide ; à la fois coulant et soutenu ; pur, correct sans raideur, sans manière et sans pédanterie ; ayant le brillant, la vraie fleur, et non pas le vernis ; aux antipodes du vulgaire, mais pourtant rempli d'observations justes, inattendues et fines, en même temps que de caprice, de verve, d'humour, de saillies et de surprises ; surtout éminemment sincère, jusque dans ses plus grandes bizarreries : tel est, dans ses traits principaux, le talent de Gérard de Nerval, et tel il se montre mieux aujourd'hui. Talent complet en son genre, il est arrivé, dans quelques-unes de ses œuvres, à toute la réalisation, croyons-nous, que semblait comporter sa nature : à la fermeté de plume par la longue habitude d'écrire, et, sinon à la maturité morale, du moins à la maturité littéraire.
Dans son imagination vagabonde, il a la grâce et le charme, mais la sérénité lui manquait. Les idées les plus profondes ou les plus étranges ne l'effrayaient pas ; elles l'attiraient au contraire, et il s'y est perdu : il en a abordé, traversé, hanté plus d'une dont le commun des esprits ne se doute même pas. Néanmoins, sa sphère d'observation et de création reste assez étroite. Quoique sa pensée s'élançât dans l'espace sans bornes, et peut-être parce que c'est là qu'elle s'élançait le plus volontiers, il n'a pas embrassé, tant s'en faut, ni même parcouru dans son étendue tout le champ si divers de la vie et de l'humanité. Il y était solitaire, il y portait une pensée à lui, et n'a fait que d'y errer. Malgré mille détours fantasques ou gracieux, sa rêverie n'a qu'une ligne, elle ne décrit pas un ensemble, un orbe complet, où, comme dans les œuvres du génie, la nature et l'homme se retrouvent tout entiers.
Toutefois, comme écrivain, la rêverie est bien son cachet ; et à cet égard, sinon par le genre et l'étendue du talent, il y avait en lui du La Fontaine. Il en avait aussi la douceur et la facilité, en quelque degré même, disent ses amis, la naïveté et la bonhomie, dans son caractère inoffensif, enfant et contemplateur. Mais il n'en avait pas le calme, et au lieu de rêver seulement
Une ample comédie à cent actes divers
Et dont la scène est l'univers,
au lieu de ce don de réfléchir, comme le miroir d'un lac tranquille, le monde qui l'entourait, la rêverie de Gérard de Nerval avait devant elle les abîmes, et, avant qu'il s'y jetât lui-même, elle s'y élançait.
À moins d'en être averti, on ne s'en aperçoit pas dans ses ouvrages, excepté dans les derniers, où encore cela ne se sent qu'à un bien petit nombre de traits ; car ils sont très suivis jusque dans leurs caprices, d'une sûreté de plume étonnante dans leurs détails les plus subtils, les plus ténus, et, avec un singulier art de transitions, aussi finement que logiquement enchaînés. Cependant, le fait n'est malheureusement que trop vrai : si la plume de Gérard de Nerval restait ferme, son esprit, en quelques parties du moins, était troublé, ébranlé ! Étrange phénomène ! le talent demeurait sain ou paraissait tel ; mais l'âme était malade : c'était le coursier qui porte encore son maître blessé.
Il avait passé quelque temps dans la maison de santé du docteur Blanche, et il n'en était pas sorti guéri ; au contraire, plutôt exaspéré : se figurant qu'on avait voulu l'y tourmenter à plaisir, disant que lorsqu'il devait recevoir la visite de ses amis, on le contrariait auparavant tout exprès pour l'exciter et le faire passer réellement pour fou aux yeux de ceux qui le visitaient ; enfin, ayant pris en horreur le docteur Blanche, qui l'avait recueilli et ne pouvait avoir à cela d'autre intérêt qu'un intérêt d'humanité.
Depuis sa sortie comme avant, il revenait fréquemment dans la conversation sur certains points où il n'était que trop évident qu'il déraisonnait : ainsi, cette idée de sa vie antérieure et de ses aïeux, idée dont nous avons déjà dit qu'il était fort préoccupé, et qui est si marquée dans sa dernière nouvelle, Aurélia ou le Rêve et la Vie, publiée par la Revue de Paris. Sur ce sujet qui lui tenait tant à cœur, il disait, par exemple, à l'un de nos amis : « Je ferais bien faire mon portrait, mais il y a encore une chose qui m'arrête. Je suis de la race de Jupiter-Ammon ; je le sais ; d'ailleurs, j'ai vu ma momie (dans une nécropole qu'il indiquait), et je m'y suis parfaitement retrouvé : c'est le même corps et la même tête, seulement il y manque les pieds, qui ont été coupés. Il y a aussi le nez qui est différent, mais ce n'est qu'en apparence ; je sens, à l'os (et il le pressait entre ses doigts) que, par dessous, le nez est bien tel dans sa charpente. Aussi, de là jusque là, ajoutait-il en désignant la limite, du milieu de ses jambes au milieu de sa figure, de là jusque là je suis très beau, et on en était très frappé chez le docteur Blanche quand je me baignais. » Dans Aurélia, il retrouve une longue suite de parents et d'ancêtres au monde des âmes, mais entourés de paysages qui lui rappellent les bords du Rhin et la Flandre française, « où ses parents avaient vécu et où se trouvent leurs tombes. » Il disait encore à notre ami, toujours avec cette idée de mélange et d'identité de vie actuelle et antérieure : « Je viens de faire mes examens pour être reçu aux mystères d'Isis ; je craignais beaucoup, car c'est fort dangereux, si l'on n'est pas admis, de tenter l'épreuve ; mais j'avais trouvé un livre, qui m'a été du plus grand secours, et j'ai très bien passé. On m'a même décerné le triomphe, mais j'ai refusé cet honneur, je l'ai cédé à Dumas. Je savais, d'ailleurs, que si on l'accepte, après on vous casse... » et, faisant une légère pause, « on vous casse... comme un pot, » ajoutait-il froidement. Il prétendait aussi avoir en sa possession la jarretière de la duchesse de Longueville, et, tirant de sa poche un cordon de soie qu'il montrait mystérieusement, il assurait que M. Cousin, admirateur passionné de la célèbre duchesse, lui avait fait des propositions pour acquérir ce trésor. Tout cela était dit du ton le plus uni, et parfois avec des malices qui ne l'étaient probablement pas d'intention, mais qui ne l'étaient que mieux de fait. « Dumas, observait-il, est le seul de mes amis qui ne soit pas venu me voir quand j'étais chez le docteur Blanche. Il a bien fait, car s'il était venu, on ne l'aurait pas laissé sortir. »
La rêverie, chez lui, allait donc, sur de bizarres ou pénibles sujets qui obsédaient sa pensée, jusqu'à l'hallucination, jusqu'à la folie, et tel en était le tour habituel, doux, curieux, savant même et tenant de l'illuminisme, plutôt que dangereux.
Esprit dévié, n'habitant plus qu'à moitié notre planète, flottant, errant, il l'était aussi dans ses habitudes et sa manière de vivre. Il était toujours en course, et faisait des absences continuelles : il vous arrivait, on jouissait de sa présence et de sa conversation, qu'il avait et spirituelle et facile, et où on l'écoutait volontiers ; on croyait le tenir, puis il disparaissait subitement, et des jours, des semaines, des mois se passaient sans qu'on sût où le retrouver. Il allait à la campagne, errant dans les environs de Paris, de ville en ville, de bourgade en bourgade, ou à Paris même, de rue en rue, de quartier en quartier, travaillant dans les cafés et dans les cabarets, couchant où il se trouvait, quelquefois nulle part, car, à la fin surtout, il était devenu un vrai noctambule. Ses amis, et dans le nombre il en avait de riches, quelques-uns même de vraiment dévoués, avaient voulu maintes fois lui arranger une demeure à lui, mais impossible de le fixer. Il aimait aussi beaucoup les voyages, allait fréquemment en Allemagne, où il était bien accueilli, assez connu, semble-t-il, et où l'on appréciait fort ses écrits. Il partait, séjournait et revenait on ne sait comment. Il était allé en Orient avec un ami ; mais là encore il disparaissait souvent, et on le perdait de vue pendant quelques jours. Que faisait-il ? comment vivait-il ? on n'en a jamais rien su. Il est à présumer qu'il entrait au hasard dans les maisons, sous les tentes, et que, remarquant en lui des traces d'un dérangement d'esprit, on le recevait, on le traitait avec ce respect que les Musulmans et les Orientaux en général ont pour les fous, en qui ils voient une sorte de sceau mystérieux et sacré.
Tels sont quelques-uns des détails que nous tenons de personnes qui l'ont approché de très près. On en peut lire d'autres encore, généralement assez vrais, dans sa biographie par M. Eugène de Mirecourt, dans les articles nécrologiques de l'Indépendance belge, de la Presse (par Théophile Gautier), surtout dans celui du Siècle qui est simple et bien senti ; il est de M. Edmond Texier. Mais on le trouvera surtout lui-même dans ses propres ouvrages. Le meilleur est le Voyage en Orient, et l'un des plus connus la traduction de Faust, dont Gœthe se déclara très satisfait, disant « qu'il n'aimait pas à l